Grèce, la politique qui fait pschiit!

Quel étrange bulletin de vote que celui qui sera soumis aux électeurs grecs dimanche 5 juillet. Sa traduction donne ceci: "Est-ce que le plan qui a été soumis par la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international lors de l'eurogroupe du 25.06.2015 et qui constitue deux parts constituant une proposition unique doit être accepté? Le premier document est intitulé "Réformes pour l'achèvement du présent programme et au-delà" et le second "Analyse préliminaire de la soutenabilité de la dette"."

Une telle formulation a de quoi dérouter même des Suisses habitués aux questions tordues de leurs quadriennales votations. Alors, que penser du pauvre Grec, à qui l'on ne demande son avis que lors des élections?

Mais surtout, elle livre une idée de ce que semble être la réalité de la politique dans ce pays. Un observateur tel votre serviteur, qui ne connaît de la Grèce que ce qu'il en lit, pensait naïvement que lorsque le gouvernement engageait un processus de réformes sous la pression extérieure prenait des décisions, les mettait en oeuvre et pouvait en présenter le résultat à ses créanciers et partenaires.

Au lieu de cela, que voit-on? Une politique au verbe très haut, aux passions résolues et aux résultats concrets maigrissimes. Que ce soit du fait du Pasok, des conservateurs ou de Syriza. Confrontés depuis plus de 5 ans au besoin impérieux d'agir, les responsables politiques hellènes paraissent avoir perdus tous leurs moyens.

Dès le début, l'UE leur a demandé de créer une fiscalité moderne avec des outils à la hauteur. Des bataillons d'employés du fisc retraités, avant tout allemands, se sont précipités à Athènes pour donner un coup de main. Et ce qui a été fait, c'est des mesures spectaculaires mais sans lendemain comme le fait de photographier les piscines illégales pour les taxer et d'introduire des taxes absurdes comme celle sur l'électricité. Ou de se lancer tête baissée dans d'absurdes programes de privatisations sans réfléchir à ses conséquences sur le développement du pays. Est-ce qu'Athènes a seulement cherché sérieusement à fiscaliser ses ultra-riches? Même pas. La proposition de la Suisse d'introduire un échange automatique d'informations n'a fait l'objet que d'un seul contact officiel, sans suite…

Les beaux esprits européens qui exigent la "solidarité avec le peuple grec" contre "les institutions" ont beau jeu de dénoncer des exigences "néolibérales" qui "étranglent le peuple grec". Mais qui sont les naïfs, sinon ces mêmes beaux esprits? Certes, l'UE, le FMI et la BCE ne sont pas des enfants de choeur. Ils ont aussi commis leurs erreurs. Mais la première responsabilité, c'est celle des gouvernements grecs successifs, qui se sont égarés dans des mesures absurdes et des dérives verbales toujours plus grandes au lieu de mener des réformes de bon sens pour créer un Etat à la hauteur de ses partenaires.

Souhaitons que les Grecs votent "oui" dimanche. Dans le cas contraire, leur sortie de la zone euro soulignera le divorce entre un pays qui se plaît dans ses absurdités et le monde moderne.

Grexit

La Grèce n’est pas encore formellement sortie de la zone euro et un mince fil la retient encore à la monnaie unique. Mais le 28 juin 2015 restera-t-il dans les livres d’Histoire comme l’écho lointain du 28 juin 1914, comme le redoute Lawrence Summers? Il y a 101 ans, l’assassinat à Sarajevo de l’archiduc d’Autriche Ferdinand déclenchait le mécanisme débouchant sur le déclenchement de la Première guerre mondiale. Aujourd’hui, c’est à Bruxelles que l’assassinat a eu lieu, les négociations dites de la dernière chance pour la Grèce.

On est très loin – espérons-le – du déclenchement d’un mécanisme aux conséquences aussi dramatiques qu’il y a un siècle. Mais la rupture des négociations samedi soir et l’annonce d’un référendum grec sonne comme un tournant majeur, aux conséquences nettement plus lourdes que le lâchage d’un pays par ses partenaires, une nouvelle crise financière, voire le début d’un éclatement de la zone euro.

La faillite de Lehman Brothers en 2008 et ses conséquences avaient marqué la fin de l’ère de la toute-puissance de la finance-casino et la reprise en main du destin de l’économie par le politique. Le système avait été sauvé par les banques centrales et les Etats, qui se sont évertués, pas toujours très efficacement, à remettre de l’ordre dans le système.

Ce momentum, les Etats sont en train de le perdre définitivement avec le Grexit qui s’annonce. La crise grecque, on le sait depuis longtemps, n’est plus vraiment une affaire financière. Les créanciers d’Athènes sont à plus de 90% les institutions publiques – pays partenaires de la zone euro, FMI, Banque centrale européenne. Les banques commerciales n’en détiennent plus qu’un petit solde. Tout le contraire de la situation de 2010, où les proportions  étaient inverses. Le risque n’est donc plus gère une contagion bancaire – croisons-nous les doigts.

Or, les politiques, devenus au fil des plans d’aide les principaux créanciers de la Grèce, ont oublié ce pour quoi ils ont été élus, assurer la prospérité pour tous, pour s’enfermer dans leur « cœur de métier », la négociation. Pour la pousser à la limite la plus extrême, au risque que cela casse. Et c’est ce qui est en train de se produire sus nos yeux.

De pompiers, les hauts responsables gouvernementaux des finances, le FMI, les banques centrales, en bref tous ceux qui étaient venus au secours du système financier international, sont en train sous nos yeux de faire exploser à leur tour un système qu’ils ont eu tant de peine à sauver. Leur échec risque de livrer la planète finance aux plus sauvages débordements, un gigantesque retour de balancier que l’on ne croyait pas venir aussi tôt, de manière aussi absurdement maladroite. Comme en 1914.

Gros fraudeurs, il est déjà trop tard

Mais pourquoi donc faudrait-il débattre d'une nouvelle amnistie fiscale? Même la ministre des Finances Eveline Widmer-Schlumpf a jugé le thème intéressant le week-end du 6 juin. Pourtant, un mécanisme est déjà en place depuis 2010, qui permet à chacun de se dénoncer une fois dans sa vie. Manifestement, à certains, cela ne suffit pas.

La réponse est assez simple, mais elle n'est pas encore clairement comprise par tout le monde, à commencer par les banques. Il est déjà trop tard pour échapper aux griffes du fisc si l'on détient un gros, gros compte dans les banques suisses. Le 14 décembre dernier, le Parlement étendait à la fraude fiscale les délits préalables au blanchiment d'argent. Selon ce texte, le contribuable qui élude pour 300'000 francs (ou plus) d'impôts par année est passible de 5 ans de prison, et la banque se voit accuser de blanchiment d'argent.

Les personnes concernées sont celles qui détiennent 10-15 millions de francs et plus. Donc pas exactement monsieur et madame tout-le-monde.

Le texte n'entrera en vigueur que le 1er janvier 2016. Mais comme le précise le dernier rapport annuel de l'Association de banques privées suisses, l'élément qui permet d'ouvrir une enquête est la date du dépôt de la déclaration fiscale. Or, les revenus et fortunes de cette année seront déclarés en mars prochain, et tomberont donc sous le coup de la nouvelle disposition légale.

Les banques ont donc tout intérêt à se débarrasser de ces comptes qui leur brûlent soudain les doigts. Ou les signaler à l'Autorité fédérale de communication en matière de blanchiment (MROS). "Attendez-vous à une augmentation du nombre d'annonces cette année", signale le responsable de la conformité d'une importante banque genevoise que votre serviteur a récemment rencontré.

Toutes les banques ne se sont pas encore lancées dans cette chasse. Dans les plus grandes, ce filtrage vient juste de commencer. L'été, et surtout l'automne, sera chaud pour les fraudeurs. Et l'an prochain devrait voir quelques belles affaires de fraude fiscale éclater. De quoi, éventuellement, contredire sérieusement le discours angélique des partisans de la "sphère privée financière" qui clament que la Suisse n'est guère affectée par la fraude fiscale.

L’Afghanistan, l’Ethiopie et les banques suisses

Pour une fois qu’elle voulait aborder un autre sujet de discussion et de débat que les habituelles récriminations contre la réglementation croissante ou la disparition du secret bancaire! Chaque année début juin, l’Association suisse des banquiers convie les journalistes économiques à deux jours de discussion à l’hôtel Bellevue de Berne (un palace) sur un thème du moment. Son choix, cette année, s’est porté sur l’utilisation par les banques des technologies de l’information, que l’on appelle, en jargon, les fintechs.

C’est le sujet en vogue du moment. La Suisse s’émerveille de tous ces systèmes de paiement par téléphone portable, d’applications bancaires sur téléphone intelligent, de multiplication des canaux électroniques entre les banques et leurs clients, voire de “community” autour de la banque. Les séminaires spécialisés se multiplient, les start-ups fleurissent et le premier incubateur, Fusion, a été créé à Genève en février sous l’impulsion de Temenos, un géant de l’informatique bancaire, et de Polytech Ventures, société de capital-risque basée à l’EPFL. Il trouvera bientôt son pendant à Zurich sur le futur techno-park de Dübendorf. Sous l’impulsion de la bourse suisse SIX, de l’UBS et de la Banque cantonale de Zurich, un système de micropaiement par smartphone vient d’être lancé.

Micropaiement? Par téléphone portable? Cela rappelle furieusement des expériences tentées ailleurs, avec succès. Pionnier, l’Afghanistan a mis en place un tel système dès 2008, suivi par le Kenya, l’Afrique du Sud, et maintenant l’Ethiopie. Pas vraiment ce que l’on imagine des précurseurs en matière financière. Et pourtant, la Suisse, en comparaison, reste cruellement en retard.

Comme elle n’a pas perçu l’importance croissante des nouveaux mécanismes de trafic des paiements par internet, comme Paypal et le blockchain, ce système très décentralisé qui autorise les transferts de fonds en bitcoin. Longtemps confiné dans les marges, le blockchain est en train d’être testé à Wall Street. Il pourrait, dans quelques temps, assurer les paiements du Nasdaq, la 2e bourse américaine.

La Suisse, dans cet univers en pleine ébullition, “ne figure même pas sur la carte des principaux investisseurs dans ce domaine!” s’est lamenté, mardi 9 juin, Martin Hess, le responsable des recherches économiques de l’ASB, à l’occasion de ce séminaire pour journalistes économiques. Britanniques, Américains, Scandinaves, Allemands et Français sont plus avancés que les petits Suisses.

La raison? Manque de sensibilité à la matière de la part des responsables bancaires. Ils ne sont qu’une toute petite minorité, comme le directeur général de la Banque cantonale de Glaris (qui a lancé l'”hypomat”, mécanisme d’octroi d’hypothèques entièrement en ligne), ou encore UBS, à avoir intégré les technologies de l’information dans leurs stratégie. Les autres ne bougent que lorsque leurs concurrents bougent. Et quand l’essentiel des banques reste immobile, il y a peu de chances que quelque chose se passe.

Les clients des banques auraient beaucoup à gagner de nouvelles fonctionnalités. Mais encore faut-il que les directions des banques passent à l’action, qu’elles apprivoisent une manière de faire leur métier qu’elles comprennent encore mal. Mais surtout, elles doivent se réveiller du long cauchemar qu’a été la crise financière, la disparition du secret bancaire, le resserrement massif de la réglementation et les restructuration de l’industrie financière en Suisse. Bref, elles découvrent que faute d’avoir anticipé ces problèmes lors des belles années 2000, elles ont pris beaucoup de retard technologique sur leurs concurrents étrangers.

 

Scandale FIFA: les banques, ces chaînons de la corruption

C'est un aspect du scandale FIFA encore peu abordé par les médias, tout au torrent des révélations sur l'univers caché de la plus puissante organisation sportive faîtière: le rôle essentiel des banques en tant que chaînon indispensable dans le paiement des commissions occultes qui se sont répandus comme un cancer dans l'économie du foot global. L'acte d'inculpation de 162 pages publié fin mai par le ministère américain de la Justice (DoJ) fourmille d'exemples précis qui montrent toute la nonchalance de nombreux d'établissements bancaires dans l'application de leur devoir de filtrage des transactions suspectes. Un véritable plongeon dans le fonctionnement de la finance de l'ombre, à l'échelle globale.

Les premières visées sont des banques américaines, à commencer par des grands noms: Citibank, Bank of America, JP Morgan Chase, Wells Fargo, ainsi qu'une institution de taille inférieure, Delta National Bank & Trust dont le siège est à New York mais dont le centre d'activités paraît être la filiale de Miami. L'on trouve les brésiliens Banco do Brasil et Banco Itaù ainsi que les britanniques HSBC et Standard Chartered.

Toutes ces banques sont décrites comme ayant procédé à des virements de quelques dizaines de milliers de dollars à plusieurs millions, voire dizaines de millions, généralement de la société Traffic USA, une société de commercialisation des droits de transmision des matches de foot aux Etats-Unis, aux Caraïbes et en Amérique centrale (la région couverte par la CONCACAF, la fédération régionale présidée par Jeffrey Webb, le principal accusé de l'enquête américaine).

Mais les choses seraient trop simples si aucune banque suisse n'était impliquée à un titre ou un autre. Que l'on se rassure, deux noms émergent du document judiciaire américain: Julius Bär et l'israélienne Hapoalim, toute deux à Zurich. Deux établissements, soit-il dit en passant, inscrits en catégorie une dans l'affaire fiscale entre la Suisse et les Etats-Unis.

L'acte d'inculpation ne charge pas les banques précitées car il se concentre sur les 14 dirigeants du football accusés de corruption massive. Mais il paraîtrait étonnant que les enquêteurs ne s'intéressent pas de très près à leurs mécanismes d'identification et de lutte contre le blanchiment d'argent et de transactions douteuses. Et s'il fallait un exemple pour illustrer le rôle reconnu de plaque tournante joué par Miami – où persiste une forme de secret bancaire – dans les flux internationaux occultes de fonds, l'enquête américaine sur la FIFA met beaucoup de détails sur la table.

Et au rythme où s'opère désormais le grand déballage, on se réjouit des futures révélations. Qui ne resteront pas concentrées que sur les défauts de la Floride, mais jetteront à nouveau une lumière crie sur les manquements de bien des banques à Londres (HSBC, Standard Chartered) et la Suisse. Après tout, toutes les banques citées dans cet acte y ont une présence sinon leur siège, y compris Delta National Bank & Trust, qui a pignon au 12, rue du Port à Genève.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Fini, le cash!

Comment les épargnants réagissent-ils depuis l’instauration des taux d’intérêt négatifs par la Banque nationale le 15 janvier dernier? Ils vident leurs comptes en banque. Et où placent-ils leur argent? Certainement pas en euro, sait-on jamais ce qui peut encore arriver avec la Grèce. En actions? Elles ont tellement monté qu’elles sont trop chères. En fonds obligataires? Ils ne rapportent plus rien. En immobilier? C’est devenu bien difficile d’acheter quelque chose depuis la multiplication des restrictions à l’endettement.

Bref, les gens convertissent leurs économies en bons vieux billets qu’ils dissimulent dans des coffres (coûteux), cachent sous leur matelas (risqué) ou enterrent dans leur jardin (transpiration garantie au moment de creuser le trou). Ils affaiblissent les banques commerciales mais n’achètent rien. Alors qu’au contraire les grands sages de l’économie – économistes, banquiers centraux – veulent juste le contraire, un renforcement du système financier et une reprise économique.

Le premier qui a apporté une réponse à cette équation apparemment insoluble est Larry Summers, puissant conseiller de Barack Obama, ancien secrétaire au Trésor de Bill Clinton passé à Wall Street entre deux. Son idée a le mérite de la simplicité:  il faut interdire le cash.

Sans liquide, les gens sont obligés de passer par une banque (ou Postfinance, ou quelque autre institution). Ils peuvent y laisser leurs fonds. Les banques disent merci. Mais comme les taux sont nuls, voire négatifs, et que ces institutions facturent des frais, les gens sont tentés de sortir leurs fonds ou de ne les concentrer que dans un minimum d’établissements. Les banques n’apprécient guère, mais avec le solde, les gens dépensent et achètent. Les commerçants disent merci, et l’économie est relancée grâce à la consommation. Et qui sait? peut-être que la reprise sera vigoureuse, relançant l’inflation, induisant une hausse des taux d’intérêt, qui sortiraient ainsi du territoire négatif pour se retrouver en zone positive. L’économie y retrouverait ses équilibres d’antan.

C’est en novembre 2013 dans une conférence du FMI que Summers a lâché sa bombe, recueillant aussitôt le soutien d’un autre économiste renommé, Paul Krugman. Kenneth Rogoff, professeur à Harvard et ancien économiste en chef du FMI, y a ajouté sa pierre. Puis l’idée a traversé l’Atlantique. Elle est défendue depuis quelques semaines par l’un des économistes les plus en vue d’outre-Rhin, Peter Bofinger.

Passant de la parole aux actes, deux Etats européens cherchent à réduire autant que possible les transactions en liquide: le Danemark et la France. Le gouvernement de Copenhague a proposé début mai que les petits commerces – habillement, stations-service, restaurants, etc. – ne soient plus contraints d’accepter billets et pièces, pour réduire leurs coûts. Paris cherche pour sa part à interdire les transactions en liquide supérieures à 1000 euros.

Les objectifs des gouvernements ne sont pas forcément ceux des économistes. On peut douter que Paris ne vise pas en priorité une relance de la consommation, mais cherche plutôt à traquer les transactions illégales ou pots-de-vin généralement alimentés par des fonds non-déclarés de tous genres. On connaît son insistance pour transformer la finance en cage de verre et à taxer tout ce qui bouge. Le travail des autorités policières et fiscales serait bien facilité si les flux passaient sagement par des canaux et des agents totalement identifiables!

D’aucuns dénoncent cependant cette “cashless society” et craignent qu’elle devienne une nouvelle prison. Une interdiction pure et simple des espèces serait une telle restriction de la liberté individuelle qu’elle semble en effet difficilement réalisable. Le consommateur lambda n’a pas forcément envie de rester prisonnier de banques qui facturent leurs prestations toujours plus cher. Pas facile non plus de payer partout via des machines ou des téléphones portables: les systèmes tombent parfois en panne. Bref, “l’argent liquide, c’est la liberté”, s’exclame ainsi la NZZ dans le premier d’une série d’articles consacré à cette thématique. Pour Le Temps, la disparition du liquide serait un “cauchemar orwellien”.

On peut s’interroger sur la dimension cauchemardesque d’un projet de loi danois, un pays reconnu comme l’un des plus ouverts et transparents au monde. Mais de l’autre côté, est-on prêt à abandonner ce sentiment de liberté que nous confère la présence de quelques pièces et billets au fond de nos poches? Le débat ne fait que s’amorcer et s’annonce passionnant. Le danger serait de le réduire à un simple débat gauche/droite, économistes keynésiens versus économistes libéraux, Etats voraces d’informations contre peuples attachés au respect de la sphère privée. L’on sait bien que tous deux ont les défauts de leurs qualités.

Hedge fund souverain

531 milliards de francs à la fin mars! En dépassant le seuil de 500 milliards au début de cette année, les réserves de devises de la Banque nationale ont ravivé le débat sur leur transformation en un fonds souverain. Séparé institutionnellement de la Banque nationale, il mettrait hors de portée de la direction de cette dernière l'énorme fortune qu'elle a constituée à force de tenter d'affaiblir le franc face aux autres devises, à commencer par l'euro. Inutile de préciser que la direction de la BNS est fermement opposée à ce désaisissement.

Mais elle ne fait pas grand-chose pour asseoir cette position dans le pays. Rendu impopulaire par sa décision du 15 janvier dernier de mettre abruptement fin au cours plancher entre le franc et l'euro, le triumvirat dirigeant l'institution se voit reprocher aujourd'hui de saigner l'économie nationale en appliquant de manière stricte les taux d'intérêt négatifs instaurés ce même 15 janvier. Si les banques ont été les premières à contester une mesure destinée à décourager la spéculation sur le franc, les caisses de retraite, et derrière elles leurs assurés, découvrent qu'il ne leur est fait aucun cadeau. Cela fait beaucoup, beaucoup de monde.

Il y a en aura encore davantage si l'institution doit avouer au pays qu'elle a épuisé tous ses fonds propres, que ses placements reposent sur du sable. A la fin du premier trimestre, elle avait dû publier une perte de 30 milliards de francs en raison des pertes de valeurs d'actifs en monnaies étrangères suite à la subite hausse du franc le 15 janvier. Comme le relève Lukas Hässig, du site Insideparadeplatz, cette perte réduit les fonds propres de l'institution à 56 milliards, soit moins de 10% de son bilan (qui s'élève à 581 milliards fin mars). En clair, la BNS est devenue un gigantesque hedge fund.

Ces pertes pourraient s'accroître en cas de retournement des marchés d'actions (18% des réserves, presque 100 milliards de placements), et surtout obligataires (pratiquement le solde du portefeuille). Cela peut se produire très vite. Jeudi 7 mai, c'est exactement ce qui est arrivé, à la surprise des marchés financiers eux-mêmes. Alors que les spécialistes croyaient que le monde continuerait à acheter des emprunts d'Etat pour zéro rendement, voire qu'il continuerait à payer pour en détenir, c'est le contraire qui s'est produit. Les acheteurs se sont fait discrets, les vendeurs se sont inquiétés et les prix des obligation ont subi un mini-krach. Il a suffi pour cela d'un faisceau de petites nouvelles, signaux faibles, mais jugés juste assez inquiétants pour inverser la tendance.

Alors, quand ce renversement se produira pour de vrai, ce ne sont pas 30 milliards que la BNS risque de perdre, mais bien plus. Au risque de réduire ses fonds propres à pas grand-chose, voire à moins que rien. Une situation techniquement pas dramatique, mais qui affaiblirait encore l'institution vis-à-vis du public et des responsables politiques.

Alors là, bonjour le punching-ball autour d'une banque centrale décrédibilisée. Ce serait l'hallali dans le débat public pour la réformer, la placer sous tutelle, réformer sa direction, etc. La victime sera le franc et sa légendaire stabilité. Et donc, la réputation de l'économie suisse. Il ne restera qu'à demander piteusement l'adhésion de l'Helvétie à une zone euro abhorrée.

Aussi, créer un fonds souverain serait le meilleur moyen de protéger la BNS. L'institution resterait largement à l'écart des turbulences des marchés financiers et pourrait se concentrer sur sa tâche, assurer la stabilité des prix et les meilleures conditions pour l'économie. Quant au fonds souverain, il pourrait garder tous les risques auxquels il s'expose déjà sans que cela ne porte vraiment à conséquence, puisqu'il n'affecterait ni la politique monétaire, ni les finances publiques. La Suisse serait ainsi le premier pays au monde à pouvoir s'offrir un hedge fund souverain.

“Mesdames, messieurs, vous oubliez le client!”

"Madame, Messieurs, il y a une personne que vous oubliez dans votre discussion, c'est le client!". Outré, ce gérant de fortune, fils d'un grand banquier suisse et employé d'une banque privée genevoise. Outré que, lors d'un séminaire de droit bancaire organisé à Genève par le cabinet d'avocats Lenz & Staehelin le 30 avril, les orateurs se penchent sur les droits des tireurs d'alerte (dits aussi "dénonciateurs" ou "whistleblowers"), lesquels ont précisés dans le Code des obligations l'an dernier. Ce gérant aurait-il espéré au contraire qu'ils fussent collés au poteau d'exécution?

Les "tireurs d'alerte" sont au centre des préoccupations des banques et de leurs avocats depuis que certains Falciani, Birkenfeld, Elmer et autres ont livré à la justice, puis, parfois, aux médias, des informations ultra-sensibles que les banques pensaient pouvoir conserver éternellement dans le secrets de leurs coffres les plus solides. S'ils passent pour des héros aux yeux de certains, si les journalistes leur sont reconnaissant d'avoir pris des risques personnels considérables pour leur faire parvenir des informations capitales, leur popularité est exactement à l'inverse parmi les banquiers.

Ces derniers ont beaucoup de peine à comprendre la protection dont les dénonciateurs peuvent bénéficier désormais. Même si la loi suisse est loin de présenter les mêmes facilités ni incitations que le droit américain (il n'y a pas de récompenses en millions, en Suisse, par exemple). On peut évidememnt comprendre pourquoi. Les tireurs d'alerte sont à l'origine, pour une large part, de l'enchaînement d'événements qui ont conduit à la chute du secret bancaire et de la rente de situation qu'il offrait aux banques suisses.

Mais les temps ont radicalement changé et les orateurs des séminaires juridiques d'affaires ont perdu ce ton arrogant qu'ils adoptaient parfois il y a encore sept-huit ans lorsqu'ils se gaussaient des tentatives européennes de mettre fin au secret bancaire suisse. Les préocupations des hommes de loi se focalisent aujourd'hui sur les échanges d'informations fiscales, sur l'application des sanctions internationales, et sur les tireurs d'alerte, des thèmes à l'inverse à ce qu'ils étaient autrefois chargés de défendre.

A la question du gérant de fortune préoccupé par ses clients, la réponse des juristes a cinglé. Tant que que le client se conforme à la loi, il n'a rien à craindre. Mais il ne doit espérer aucune mansuétude de son banquier, de son avocat ni de personne d'autre si son nom apparaît sur une liste de fraudeurs dérobée par un tireur d'alerte. Cela paraît tellement évident qu'il ne faudrait même plus devoir le préciser!

Négoce de matières premières et transparence

Activité opaque par excellence, le négoce de matières premières est à la veille d'une révolution. Celle de l'ouverture et de la transparence. Les milliers de spécialistes du pétrole, du coton, du café, du cacao, du blé et de tout ce qui peut s'acheter, se transporter et se revendre sont en train d'intégrer, avec difficulté parfois, cette nouvelle réalité.

Cette tension ressort dans deux tweets lâchés pendant la conférence FT Commodities qui s'est tenue à Lausanne la 3e semaine d'avril. Le premier, rédigé par le service de communication de Noble Group, l'un des géants du négoce de céréales basé à Singapour et à Genève, affirme que "Noble s'engage à davantage de transparence". En réaction, le second, envoyé par le journaliste spécialisé Oliver Classen, lance: "De l'engagement à l'application: allez-y, cher Noble Group".

Remarque perfide? Plutôt la mise en lumière de la méfiance qui sépare les professionnels du négoce du reste de la société. Les Noble, Glencore, Trafigura, Gunvor, Archer Daniels Midland et autres Lukoil représentent largement, aux yeux de l'opinion publique, les spéculateurs, les affameurs de l'Afrique, les pollueurs des pays pauvres, les responsables d'actes de corruption et de fraude fiscale qui déstabilisent plus d'un pays fragile. Les démentis de ces géants restent largement inaudibles, recouverts par le fracas des scandales qui éclatent ici et là.

Cette image désastreuse fait le lit des politiques tentés de limiter les activités de ces sociétés. Elle renforce, par exemple en Suisse, ceux qui sont tentés d'interdire l'usage des produits dérivés utilisés dans le négoce des denrées alimentaires (une initiative est lancée à ce propos), et ceux qui veulent encadrer sévèrement cette industrie (une autre initiative vient d'être lancée à ce propos). Inutile de préciser que L'UE, et surtout Washington, sont en avance par rapport à Berne sur ce terrain-là.

Mais ce qui fait vraiment peur aux géants du négoce, ce sont les tentations du Conseil de la stabilité financière et d'autres autorités financières internationales de les soumettre à des exigences similaires à celle des très grandes banques, afin d'éviter que la faillite d'un de ces géants ne débouche sur un effondrement du système financier mondial, comme cela a été le cas lors de la faillite de Lehman Brothers en 2008. Concrètement, cela signifierait une augmentation drastique des fonds propres, autrement dit, des réserves obligatoires que ces sociétés devront constituer pour exercer leur activité, et éventuellement faire face aux conséquences d'une faillite brutale.

Tous les négociants n'en survivraient pas. Et ceux qui pourraient couvrir ces surcoûts subiraient une chute de leur rentabilité. Or, celle-ci est déjà très faible, de l'ordre de 0,5% à 1% du chiffre d'affaires. Pour beaucoup, ce serait le signal de l'abandon pur et simple.

A cette conséquence, les géants du négoce préfèrent sacrifier un peu de leurs secrets. Elles acceptent que leurs concurrents, et le public, en sachent un peu plus sur leurs transactions, plutôt que de se voir contraintes à relever leurs coûts. Cependant, plus de transparence oblige les acteurs à se montrer plus attentifs aux conditions dans lesquelles elles travaillent. Ce qui élèvera aussi leurs coûts.

Il n'est donc pas difficile, face à une telle perspective, de se dire partisan de plus de transparence lorsqu'on est négociant de matières premières.

Baisse des prix? Quelle baisse des prix?

En janvier, au lendemain de l’annonce de la fin du cours plancher du franc face à l’euro, Bon Génie, la chaîne de vêtements chics, annonçait une baisse de 20% du prix de ses articles importés. La majorité de ses concurrents a suivi. Coop, Migros et les autres distributeurs ont aussi annoncé, la larme à l’oeil, des adaptations. Les vendeurs de voitures et les agences de voyage n’ont pas tardé à entonner le même refrain.

Deux mois plus tard, finis les lamenti. Place à la froideur des chiffres. Et que montrent-ils? Loin d’avoir baissé, les prix ont augmenté. La publication début avril de la statistique pour mars de l’indice des prix à la consommation annonce sans détours que la valeur moye.nne de ce que les gens achètent a progressé de 0,3% par rapport à février. Bizarre!

Plus étrange encore, ce ne sont pas que des produits indigènes comme la nourriture, ou les achats d’énergie fossile comme l’essence qui ont augmenté. On y trouve aussi des biens et services importés. Qui auraient donc dû baisser si ce n’était déjà fait, ou qui n’auraient pas dû augmenter puisque l’euro est pratiquement resté stable face au franc depuis le début de février.

On y trouve ainsi les vêtements (certes, c’était la fin des soldes, mais quand même), mais aussi les voyages à forfait et les hôtels. Vraiment très curieux lorsque l’on se rappelle les hurlements de l’industrie touristiques face à l’îlot de cherté de la Suisse. Les hôteliers et les agents de voyages veulent-ils vraiment faire fuir ce qui leur reste de clients?

Les professionnels du tourisme ont donc manifestement préféré compenser la baisse de quelque 5% des nuitées par… une augmentation des prix. Leur manière, sans doute, d’inciter leurs clients à revenir l’an prochain. Les agents de voyage pour leur part jouent certainement sur un autre tableau, la réticences des Suisses à acheter leurs voyages à l’étranger. De plus, l‘effet de change aidant, les Helvètes se sentent plus riches, et tendent donc à dépenser davantage!

Les mauvaises habitudes persistent donc, en dépit des promesses contraires. Une foule d’articles importés, à commencer par les journaux, restent une fois et demi plus chers en Suisse que chez les voisins. Conséquence, les parkings des centres commerciaux helvétiques sont toujours plus vides, ceux de leurs concurrents frontaliers toujours plus pleins. Il ne faudra pas pleurer lorsque nos commerces, nos hôtels et nos agences de voyages devront définitivement fermer.