Poutine et Chávez en Turquie

La Turquie n'est pas seulement en train de dire adieu à la démocratie, suite à la reprise en main vigoureuse de son président Recep Tayip Erdogan dès l'échec du coup d'Etat du 15 juillet. Elle peut aussi faire une croix sur sa prospérité économique, exemplaire ces dix dernières années. L'hebdomadaire The Economist estime que "le plus grand succès de M. Erdogan – l'économie – est devenue son point faible. (…) Le pays a besoin d'investissements étrangers. Il doit donc démontrer aux investisseurs qu'il est stable. Avec M. Erdogan agissant comme un sultan vengeur, cette démonstration sera difficile."

Le parallèle avec la Russie de Vladimir Poutine est connu, tant la personnalité des deux hommes forts est évidente. On peut aussi le tirer avec le Venezuela de Hugo Chávez et son successeur Nicolás Maduro. Autant d'hommes forts parvenus démocratiquement au pouvoir, qui s'y sont maintenus au fil des réélections, qui ont assis leur légitimité populaire en remettant de l'ordre dans l'économie, assurant une certaine prospérité, avant de ruiner leurs efforts par des décisions autocratiques et absurdes. Le Venezuela est aujourd'hui en ruines, la Russie en récession, et la Turquie est en voie de prendre le même chemin.

Le propre de l'économie est de se développer dans un cadre libéral où les règles sont clairement établies et où les mécanismes de règlement des conflits sont éprouvés. D'où le succès des pays connaissant le "rule of law" et des système judiciaires indépendants. Ces prérequis sont d'autant plus importants que les investissements sont le fait d'étrangers toujours attentifs au risque de se voir empêcher de réaliser leurs plans d'affaires suite à des décisions arbitraires, et même de se voir confisquer leurs profits pour les mêmes raisons.

Ce "règne de la loi" étaient les promesses de MM. Poutine et Chávez au début de leurs mandats, le premier remettant de l'ordre dans son pays, le second luttant contre la corruption. Erdogan a lui aussi atteint cet objectif en donnant une direction claire vers un développement économique soutenu. Les investissements dans les infrastructures turques, la stabilisation de la monnaie et des comptes publics ont permis la croissance soutenue de ce pays, supérieure à 5% par an, entre 2003 et 2011, où le revenu par tête a bondi de plus de 45%.

Une croissance alimentée par des investissements étrangers (15 milliards de dollars par an) plus que par le tourisme (2 milliards de dollars par an), deux ingrédients qui se basent sur la confiance des acteurs extérieurs envers l'économie domestique, sa stabilité, son respect des lois et des procédures judiciaires. Or, le tourisme est déjà en baisse. Les investissements étrangers directs pourraient suivre la même tendance.

Erdogan court le risque de se faire prendre au piège de l'absence de contre-pouvoirs, comme Poutine, comme Chávez avant lui: Tel investissement ne lui plaît pas ou renforce un adversaire? Il s'arrange pour le faire capoter, érodant la confiance que son pays peut inspirer aux investisseurs. Telle décision de la banque centrale peut lui déplaire car elle ne correspond pas à son projet? Il peut la neutraliser. C'est ce que Chávez a fait avant lui au Venezuela, conduisant à l'hyperinflation et à la généralisation du marché noir.

La démocratie, les droits de l'Homme sont assurément les premières victimes du "contre-coup d'Etat" du 15 juillet en Turquie. L'économie arrive juste derrière. Avec le risque de voir grossir les colonnes de travailleurs turcs à la recherche d'emplois et de perspectives en Europe.

 

1MDB ou les failles de la lutte contre l’argent sale

Ce sont désormais cinq banques qui font l'objet de procédures de la part de la Monetary Authority of Singapore,  dans le cadre du méga-scandale du fonds souverain malaisien 1MDB: les helvétiques UBS et Falcon Bank, la britannique Standard Chartered et la singapourienne Development Bank of Singapore (DBS) ont rejoint la BSI, basée à Lugano, dont la dissolution a déjà été prononcée par la Finma suite à ce scandale. Toutes se voient reprocher par le gendarme financier de la cité-Etat asiatique d'avoir accepté trop facilement les millions (voire beaucoup, beaucoup plus) retirés du fonds souverain par le Premier ministre malaisien Najib Razak et certains de ses proches. Un sixième établissement est soupçonné, pour sa part, par les autorités américaines: rien moins que Goldman Sachs, le géant de Wall Street.

Les six banques annoncent qu'elles coopèrent activement avec les autorités réglementaires et judiciaires. Mais acceptent-elles vraiment leur part de responsabilité? BSI a fait recours contre la décision de la Finma de la dissoudre, jugeant cette décision "disproportionnée et incorrecte". Mais sur le fond, la banque tessinoise admet que "son système interne a manifesté quelques défaillances dans le passé". Goldman Sachs est même d'une plus grande franchise puisqu'elle a affirmé dans le Wall Street Journal que "la corruption était courante dans plusieurs marchés émergents et que la banque ne pouvait pas y faire des affaires sans interagir avec des personnes et des organisations potentiellement corrompues"!

De ces deux déclarations, conservons le coeur: Les banques font du business avec des gens "potentiellement corrompus". C'est leur droit, mais elles prennent des risques pouvant être fatal à leur réputation et à leur existence. Pourquoi? Parce que leurs systèmes peuvent connaître des "défaillances internes". Errare humanum est, bien sûr. Mais alors elles ne doivent pas prendre de risques potentiellement létaux.

Malheureusement, la peur du gendarme a manifestement été vaincue, dans les banques soupçonnées par les autorités singapouriennes, américaines et suisses, par autre chose: les promesses de gains énormes et extrêmement rapides. BSI y a-t-elle même vu une chance de survivre à la fin du secret bancaire? Cette thèse a les faveurs de la place de Lugano, même si aucun banquier ne l'admet publiquement.

Tous ces établissements se sont dotés, comme ils en ont l'obligation, de dispositifs de détection des transactions douteuses, et ont l'obligation de rapporter tout mouvement suspect aux autorités de lutte contre le blanchiment d'argent. C'est ce qu'elles auraient omis de faire, selon les autorités de poursuite. Ces dernières, grâce aux enquêtes menées dans la cité-Etat asiatique, qui apparaît comme la plaque tournante de cette affaire, ont pu passer à l'action. Mais pour une affaire mise au jour, certes énorme, combien restent dans l'ombre? Etait-ce vraiment la première fois que les banques internationales que sont UBS, Standard Chartered et Goldman Sachs ont accepté des fonds au black issus de 1MDB? Y a-t-il eu des précédents, de moindre envergure, qui ont permis d'élaborer les schémas du crime?

La seule certitude dans cette affaire, c'est que le dispositif antiblanchiment, dont toutes les autorités se vantent, connaît encore des failles béantes que les Etats et les autorités internationales seraient bien inspirées de combler au plus vite. Quitte à placer des flics à l'intérieur des banques plutôt que de tabler sur la coopération de ces dernières pour lutter contre l'argent du crime.

Et si ça sentait vraiment 2007…

Il arrive rarement que les grands patrons des deux grandes banques suisses s'expriment le même jour sur des thèmes voisins. Surtout un dimanche! Tidjane Thiam, du CS, défend sa banque attaquée par les marchés financiers, justifiant l'urgence et la profondeur de ses réformes. Sergio Ermotti, d'UBS, un peu en meilleure posture, lui vient en appui – publiquement, c'est exceptionnel – même s'il justifie son intervention par une critique du Conseil fédéral, jugé trop complaisant dans la remise de données de clients à des fiscs étrangers. C'est que cet été 2016 rend les grands patrons de la finance très nerveux.

Les effets du Brexit ont gravement fragilité une finance qui ne s'est jamais vraiment remise de la grande crise financière. Le montant global des dettes  – le réacteur de toute crise – ne s'est pas réduit ces neuf dernières années. Il s'est juste déplacé vers des zones moins bien régulées de la finance comme certains hedge funds, fonds immobiliers et autres acteurs du shadow banking, ainsi que l'a bien résumé Myret Zaki dans "La finance de l'ombre", ouvrage basé notamment sur un rapport très complet du Conseil de la stabilité financière de novembre 2015. Bref, ces éléments pour rappeler que la finance dans toujours sur un volcan.

Celui-ci a été réveillé par le choix des électeurs britanniques de sortir de l'Union européenne le 23 juin dernier. La multiplication des questions ouvertes sur le sort du Royaume-Uni, de l'UE, de la zone euro et de la réorganisation de l'économie européenne – la première au monde si l'on inclut tous ses acteurs – se transforme en risque systémique que personne n'est capable d'appréhender. Les effets se multiplient: chute de la livre et de la valeur des placements au Royaume-Uni, fuite des investisseurs vers les actifs "sûr" et les monnaies-refuge. La BNS à elle seule a dû injecter près de 7 milliards de francs fin juin pour éviter une trop forte surévaluation du franc.

A ces inquiétudes s'ajoutent, dans le marché et auprès des observateurs, celle du blocage de fonds immobiliers britanniques, confrontés à des demandes de remboursementde la part de leurs investisseurs inquiets des perspectives économiques britanniques, demandes que ces fonds ne peuvent pas honorer. Or, c'est exactement sur le même scénario que la crise des subprime a éclaté en août 2007.

L'Histoire ne repasse pas les plats. En général. Cet été, les banques centrales ont réagi immédiatement, calmant les premières alarmes. Mais sauront-elles faire face à ce qui ressemble comme un pourrissement accéléré de la siuation? Pour le moment hélas, ce sont elles qui semblent, encore, les seules à même à monter effficacement au front. Parce que l'on ne voit guère pour le moment d'impulsion décisive émaner de l'UE.

Brexit, le retour de l’aléas moral

Le monde de la finance a appris à "ne pas combattre la Fed", comme le rappelle l'un de ses dictons favoris. Autrement dit: ne pas parier sur le fait que la banque centrale américaine capitulera devant une spéculation de grande ampleur. Il semble, au lendemain du vote britannique sur le brexit, que les banques centrales font désormais tout pour faire oublier ce principe.

En mi-journée du 24, les ministères des Finances et les banques centrales du G7 ont fait savoir qu'elles mettraient des moyens illimités pour éviter une volatilité exagérée sur les marchés des changes. Lire: empêcher un plongeon de la livre sterling déstabilisateur pour l'économie mondiale. La Banque d'Angleterre a même été plus explicite: elle met "plus de 250 milliards de livres" sur la table pour assurer la stabilité de l'ensemble.

De tels communiqués visent un premier objectif: donner un signal clair aux marchés afin que ces derniers ne s'égarent pas dans des scénarios apocalyptiques. Mais ils en livrent un second aux spéculateurs: tester les limites des interventions publiques. Or, une limite a été donnée, le montant de l'intervention de la BoE. Que se passera-t-il si les hedge funds et autres profiteurs de catastrophes financières la testent jusqu'au bout? Que se passera-t-il si le mécanisme de solidarité mis en place par les six grandes banques centrales au monde – dont la BNS – ne suffit pas?

C'est là que débutera la vraie catastrophe. Celle que les marchés redoutent depuis la crise de 2008 et que les banques centrales concourent à préparer tout en cherchant à la contenir par les diverses injections géantes de liquidités. Le Brexit sera peut-être le prétexte à l'armageddon financier que l'on a réussi à éviter jusqu'ici.

L’avenir de la place financière

L'Association suisse des banquiers est en pleine discussion ces jours quant à l'identité de son prochain président. Sera-t-il issu d'une banque cantonale, d'une grande banque, des Raiffeisen? La question n'est pas anodine car le successeur de Patrick Odier, qui remet son mandat après sept ans d'engagement intense, devra aligner les intérêts d'une industrie divisée et restaurer une unité de vue. Il en va de la réinvention de l'industrie de la gestion de fortune après la fin du secret bancaire, réinvention qui se fait attendre.

L'avenir est sombre pour les banquiers. Pour les sceptiques d'entre eux, qui ne croient toujours pas au déclin, le Tessin offre une image saisissante. La place de Lugano s'étiole. Les fonds des clients étrangers s'en vont, petit à petit. Le nombre d'établissements se réduit, les emplois aussi. La fermeture forcée de la BSI a mis en lumière la décrépitude de ce qui fut le troisième centre financier du pays.

Le Tessin est un cas extrême, victime de sa monoculture de la gestion pour des clients italiens venus échapper au fisc et de ses liens très étroits avec Milan. Victime aussi de son relatif isolement en Suisse et de la modestie de sa taille. Mais il peine à sortir des vieilles habitudes où le banquier facturait cher un service médiocre sous l'abri du secret bancaire. Malheureusement, ce réflexe est celui de trop nombreux banquiers ailleurs dans le pays, qui n'ont toujours pas tourné la page des "fat fees" du passé et ne s'intéressent pas aux solutions innovantes de l'avenir comme les placements durables. Si la finance helvétique recule encore, elle ne pourra s'en prendre qu'à elle-même.

BSI: Que vous soyez puissant ou misérable…

La Finma a eu une manière curieuse d’annoncer la fermeture forcée de la BSI, la principale banque de Lugano, pour avoir systématique accepté sans poser de questions des centaines de millions de francs issus de la corruption en Malaisie dans le cadre du scandale du fonds souverain 1MDB. D’une part, elle a chargé – sans le nommer – le directeur général Stefano Coduri des “graves manquements” de son institution. De l’autre, elle a marché comme chat sur braise sur la responsabilité des membres du conseil d’administration.

Que le directeur général soit sanctionné dans une affaire pareille tombe sous le sens. Vu l’ampleur et le caractère répété des entrées de fonds issus de la corruption que la banque a acceptés, la direction générale doit être étroitement impliquée: non seulement être au courant, mais aussi donner son aval. Ces éléments sont du reste clairement explicités par l’autorité de surveillance dans ses différentes communications du matin du mardi 24 mai. Stefano Coduri en a du reste tiré les conséquences, lui qui a annoncé son retrait immédiat de la direction générale. Peut-être n’était-ce du reste pas totalement une surprise pour lui: on la dit “très calme, pas du tout agité” ce même mardi. Et ce ne serait pas surprenant puisque la Finma pose des questions sur cette affaire à la BSI depuis au moins 2013.

La Finma a aussi chargé le conseil d’administration. Mais ses membres, en particulier son président Alfredo Gysi, ne sont pas non plus nommés. La raison? “Nous ne nous exprimons jamais sur des cas particuliers”, affirme un porte-parole interrogé mercredi matin. Il n'est pourtant pas difficile de découvrir les noms des responsables visés par la simple lecture du rapport annuel de la BSI, disponible sur son site internet.

Alfredo Gysi, au contraire de Stefano Coduri, semble avoir eu l’habileté de se retirer avant que l’affaire n’éclate au grand jour. Le 15 septembre 2015, un communiqué de la BSI annonçait son retrait en tant que président du conseil d’administration en conséquence du rachat de la banque par l’établissement brésilien BTG Pactual du banquier carioca Carlos Esteves (qui sera emprisonné deux mois plus tard dans le cadre de l’affaire Petrobras – autre affaire de corruption gigantesque). Mais Gysi ne semble pas être parti sous le coup de la colère. Il est au contraire resté en bons termes avec BTG Pactual, dont il est toujours conseiller principal du groupe. Pourtant, son mandat de président ne s’achevait qu’en 2017. De même, le banquier tessinois s’est retiré du Conseil de la Banque nationale suisse sur la pointe des pieds, en prétextant l’assemblée générale de 2016.

Mais peut-être qu’Alfredo Gysi a bénéficié de la mansuétude de ses pairs. Président depuis 2012 après avoir été directeur général pendant 18 ans, il a été l’un des banquiers les plus influents du pays. Longtemps président de l’Association des banques étrangères, membre du conseil d’administration de l’Association suisse des banquiers, il a joué un rôle très en vue en se faisant l’inspirateur de “Rubik”, cette formule qui devait sauver le secret bancaire alors que celui-ci était attaqué de toutes parts en 2008-2009.

Osons une hypothèse, celle d’un banquier suffisamment intelligent pour comprendre, en 2015, que son heure est finie et que, s’il veut partir la tête haute et éviter d’être traîné dans la boue, il doit anticiper les événements. On peut aussi imaginer que quelques coups de fils d’amis bien placés l’ont aidés dans cette décision difficile. Il se confirme ainsi que l’on ne vous traitera pas de la même manière si vous faites partie du club des grands dirigeants de ce pays que si vous n’avez pas les connexions qui comptent vraiment.

La BNS comme Warren Buffett

C’est devenu une sorte de nouveau sport national, la politique de placements de la Banque nationale suisse (BNS) est régulièrement critiquée: trop d’actions donc trop de risques; trop d’obligations souveraines allemandes donc, au contraire, pas assez de solidarité avec la zone euro qui tente de s’extraire de sa crise, etc. Pour bonne part, ces critiques traduisent l’angoisse des experts face à un portefeuille qui ne cesse d’enfler pour case d’interventions répétées sur les marchés des changes afin d’empêcher une trop forte surévaluation du franc.

La dernière critique en date a été exprimée par le blog financier américain Zerohedge et repris par un autre blog financier, suisse celui-là, SNBCHF: La banque centrale a encore acheté des actions Apple au premier trimestre, une période où le prix moyen évoluait aux alentours de 100 dollars. Elle en détenait, à la fin du 1er trimestre, 1,45 millions (pour une fortune de 14,5 milliards de dollars, donc de francs!), une progression de presque 40% depuis le niveau de la fin de l’année. Or, au même moment, le milliardaire américain Carl Icahn vendait ses actions Apple!

La BNS aurait-elle eu tout faux? Il est vrai que le titre a souffert de la publication, en avril, des chiffres au premier trimestre qui faisait état d’un tassement de la progression des ventes d’iPhones, le principal générateur de marge du géant de Cupertino. Aujourd’hui, le titre vaut à peine 94 dollars, induisant une contre-performance de 6% par rapport au cours moyen de ce début d’année.

La meilleure réponse à ces critiques est venue elle aussi des Etats-Unis avec la nouvelle, largement relayée (où sont les spins d’Apple?), notamment par le Financial Times: Warren Buffet a acheté des titres pour un milliard de dollars alors qu’il avouait il y a quatre ans ne pas savoir comment évaluer la valeur de cette société. Disons que les chiffres, comme d’habitude, sont du côté de l’oracle d’Omaha: Apple ne se traite que 10,5 fois les bénéfices attendus, ce qui est inférieur à la moyenne du marché, et dégage un rendement du dividende de 2,5%, mieux, là aussi, que la moyenne des actions des multinationales.

La BNS n’est peut-être donc pas si mauvaise qu’elle en donne l’air dans la gestion de son (gros) bas de laine. Quant à savoir si l’augmentation continue de ce dernier est justifiée, ça, c’est une autre histoire.

RBI: les limites de l’exemple finlandais

Ainsi qu'il a été dit et redit, la Suisse n'est pas pionnière en matière de revenu de base inconditionnel (elle pourrait le devenir si elle vote oui le 5 juin sur le principe). Des essais ont eu lieu au Canada, aux Etats-Unis et en Inde. D'autres sont prévus aux Pays-Bas et en Finlande. Le cas de ce dernier pays est le plus intéressant car il est le plus avancé, il est la conséquence d'une volonté gouvernementale expresse et jouit du soutien d'une majorité de l'opinion. C'est pour en comprendre les raisons et les contours que votre serviteur s'est rendu fin avril à Helsinki et à Tampere. Et ce qu'il en a retenu peut être résumé de la manière suivante:

  1. Le RBI n'est pas un projet de gauche. Défendu aussi bien par le leader historique des Verts que par l'un des principaux millionnaires du pays aux opinions libertariennes, il est porté personnellement par le Premier ministre Juha Sipilä, leader du Parti du centre, formation assimilable au PDC et au PLR avec de profondes racines rurales. Ses adversaires les plus résolus sont les syndicats et leur défenseur sur la scène politique, le Parti social-démocrate.
  2. Le pays ne va pas introduire le RBI demain. Il lance en janvier prochain une phase d'essai qui durera deux ans et qui concernera un cercle très restreint de personnes, entre 1500 et 5000 individus.
  3. La somme allouée sera pingre: 550 à 600 euros par mois, à peine de quoi se nourrir, pas de quoi se loger. Elle devra être complétée de l'allocation logement, largement accessible mais généralement inférieure à 300 euros mensuels, dans un pays où un studio coûte assurément plus cher.
  4. Les autres prestations sociales ne devraient pas disparaître. Comment, sinon, un chômeur pourrait-il supporter le choc d'un passage brutal d'un salaire mensuel de 3000 à 4000 euros à un revenu de base de 550 euros? La bureaucratie n'en sortira donc guère réduite.
  5. Les Finlandais ne redoutent pas une démobilisation des travailleurs. Sérieux, ponctuels, attentifs, ils sont trop attachés à l'éthique du travail pour s'en détourner. Pas d'affiches avec un oisif en marcel dans leurs rues. Au contraire, ils espèrent encourager les bénéficiaires d'aides diverses à retourner au travail, en leur promettant le maintien d'une partie, au moins, de leurs revenus s'ils prennent le risque de se jeter à l'eau. Les appuis aux artistes, bénévoles et femmes au foyer ne sont donc pas l'objectif.
  6. Le débat sur le financement reste ouvert. Mais une chose est sûre, cela coûtera plus cher. La preuve: même l'essai, pour être réalisé dans un périmètre crédible (5000 personnes), devra faire l'objet d'un financement supplémentaire. Or, l'Etat n'a pas les moyens sans une hausse d'impôts, laquelle n'a pas le soutien de la population.
  7. Le projet ne vise pas un changement de modèle social, mais est une tentative désespérée de relancer l'économie – qui stagne – et l'emploi – alors que le chômage monte – dans un contexte d'austérité des finances publiques.

 

Ce qui amène les conclusions suivantes:

  1. Le RBI ne remplacera pas le filet social existant. Il le complètera, à prix élevé pour la société sans vraiment éliminer la précarité sociale puisqu'il n'offrira même pas le minimum vital.
  2. Ce prix élevé, les Finlandais ne sont pas désireux de le payer, à moins qu'il amène des bénéfices rapidement tangibles comme une baisse marquée du chômage. Si l'essai n'est pas convainquant, il ne sera pas transformé.
  3. L'inégalité ne sera pas réduite. Dans l'hypothèse d'une réduction des prestations sociales, elle serait même accrue.
  4. L'amélioration des conditions de vie et la réduction des inégalités passera d'abord par une relance de l'économie, une réduction des mesures d'austérité et des ajustements fins du système social existant, comme la réduction des effets de seuil et une meilleure protection des travailleurs précaires. Et pas par le RBI.

L’ordre économique ne marche pas? Essayons le dysfonctionnel

Les peuples des pays développés n’en peuvent plus de subir les médecines dures destinées à les extraire de la crise. Les cortèges d’austérité budgétaire, sinon d’extrême rigueur (demandez aux Grecs) ne favorisent pas la relance économique et les problèmes apparus il y a huit ans s’exacerbent: soit le taux de chômage reste accroché à des hauteurs stratosphérique, comme les 10,2% de la zone euro, soit les inégalités de revenu se creusent, comme aux Etats-Unis, où le coefficient de Gini (qui mesure l’écart entre les individus les mieux rémunérés et ceux qui le sont moins) s’est creusé depuis le début de la crise et atteint les 0,5, ce qui en fait l’une des sociétés les plus inégalitaires de l’OCDE (la Suisse est à 0,28, montrant une société moins inégalitaire).

Résultat de ces échecs, l’inflation tant désirée ne vient toujours pas. Son retour marquerait, comme les hirondelles, le retour des beaux jours de la croissance économique. Malheureusement, les statistiques ne montrent que des chiffres désespérants: -0,4% en Suisse, -0,2% dans l’Union européenne, un maigre +0,9% aux Etats-Unis. Des chiffres considérablement plus bas que le taux voisin de 2% visé par les banques centrales et que les économistes considèrent comme le bon niveau d’équilibre entre la récession et la surchauffe.

Il y a des Etats, pourtant, qui affichent des taux d’inflation nettement plus élevés: le Venezuela, avec 180,9%; l’Argentine, avec 32,9%; l’Ukraine, avec 9,8%; le Brésil, avec 9,28%. Autant de pays importants, disposant d’économies (relativement) développées, dotées d’un appareil industriel, de secteurs exportateurs et d’un grand nombre de consommateurs. Bref, des pays pas si différents des nôtres.

Comment, ces pays sont chroniquement mal gérés (comme l’Argentine)? en butte à des crises politiques intérieures (le Brésil)? de tensions avec leurs voisins (l’Ukraine)? qu’ils souffrent de la baisse des cours des matières premières (Le Brésil encore)? De plus, ils sont fort mal classés en matière de bonne gouvernance et de lutte contre la corruption, voire qu’ils cumulent pratiquement tous les défauts précédents (comme le Venezuela)?

Et bien la voilà, la solution.  Et c’est comme si les peuples l’avaient compris, même sans l’aide des économistes. Ils ferment les frontières, comme dans les Balkans, mettant en danger la construction européenne; ils portent aux nues des politiciens qui leur font des promesses impossibles à tenir, comme Donald Trump.

A moins qu’ils ne décident, toute réflexion faite, de revenir à un peu plus de sagesse, comme le font les Vénézuéliens, qui cherchent à destituer leur président Nicolás Maduro. Certes, leurs lampes sont éteintes faute d’électricité. Mais une inflation à trois chiffres, cela doit être le seuil de douleur à ne pas dépasser.

Du bénéfice d’acueillir des réfugiés

Depuis la vague de réfugiés de l'été dernier, l'Europe considère presque comme normal d'ériger des barrières de barbelés le long de ses frontières orientales. Et pendant ce temps, elle se plaint d'une économie atone, d'emplois qui n'existent pas et d'une croissance que Soeur Anne ne voit toujours pas revenir.

Un parti populiste (les noms diffèrent par pays) dirait ainsi: alors, si l'économie va si mal, il n'y a aucune raison d'ouvrir nos frontières. Nos emplois à nos citoyens, et les vaches seront bien gardées. Hélas, comme souvent, les populistes savent mettre le doigt là où ça fait mal mais leurs solutions sont à côté de la plaque. Accueillir des réfugiés, beaucoup de réfugiés, non seulement cela ne menace pas l'emploi en Europe, mais ça le stimule. Mais évidemment, dire les choses comme cela, cela coûte des voix.

Un réfugié, une famille de réfugiés, a d'abord besoin d'accueil, d'encadrement, de soins, de lieux de vie. Des tâches, des infrastructures assurées par des professionnels du pays d'accueil. Donc des dépenses, financées par les pouvoirs publics, donc par le contribuable. Mais au bénéfice de qui? Des salariés, essentiellement des gens du pays d'accueil; des entreprises de construction, locales elles aussi; des sociétés chargées de l'exploitation et de la surveillance des lieux, locales elles aussi. Donc: bon pour l'économie locale.

Un réfugié, une fois accueilli, soigné, à qui l'on a appris la langue, les moeurs du pays d'accueil, voudra travailler, il n'y a pas pire impression que de se sentir inutile et à la charge de la société (dealers mis à part, mais c'est une autre histoire). Certains d'entre eux n'ont guère de formation que l'élevage de chèvres dans le désert. Mais la plupart d'entre eux ont des cursus fort honorables d'ingénieurs, médecins, artistes, gens de lettres, économistes, comptables. Autant de gens qui apportent leur savoir-faire et qui, une fois confortés dans leur rôle, osent prendre des risques et se lancent en indépendants. Voire fondent des entreprises. Qui embaucheront de bons et vrais travailleurs locaux. Lesquels seraient peut-être restés, faute de quoi, au chômage.

Enfin, ces réfugiés, une fois la paix revenue dans leur pays (mettons, la Syrie), chercheront à y rentrer pour reconstruire. Et s'ils ne le font pas, ils y apporteront capitaux et savoir-faire. Et d'où tireront-ils leurs ressources? De leur pays d'accueil, celui où ils ont appris des méthodes de travail nouvelles, où ils ont tissé des liens, des réseaux. Et pourront donc apporter dans leur pays d'origine savoir-faire, matériaux, machines de leur pays d'accueil. Qui en verra sa propres activité économique soutenue et accélérée.

Calembredaines que tout cela? Ce n'est pas ce que la Banque mondiale a constaté au Liban, un pays où pourtant près d'un habitant sur quatre est un réfugié syrien. L'économie y croît à 2,5% (Suisse: 0,8% en 2015) et chaque augmentation du nombre de réfugiés y stimule l'économie.

Plus proche de nous en Europe, la Suède a fait le même constat, ainsi que l'a constaté l'auteur de ce blog lors d'une visite à Stockholm en novembre dernier: Aux quelque 3% de croissance de ce pays, les nouveaux arrivants contribuent à ,05% à 1% de croissance supplémentaire.

Mais que vaut la croissance si nous sommes submergés par une islamisation rampante, voire violente, de la société, comme certains pourraient le craindre, surtout après les attentats de Paris et de Bruxelles? Face aux émotions, sortons encore une fois des chiffres: les Syriens sont 22 millions; les Afghans 30 millions; les Erythréens (dont une bonne par est chrétienne orthodoxe), 6 millions. En admettant que TOUS viennent en Europe, cela ferait 58 millions de personnes. Un nombre élevé certes, à peine inférieur à la population de la France (66 millions). Mais par rapport à la population européenne, cela reste bien faible. De l'Atlantique aux frontières de la Russie, nous sommes 600 millions. Dix fois plus. Pour l'islamisation, donc, on passera. Et ouvrons nos frontières.