La campagne de désinformation du lobby pro-pesticides de synthèse

Sur fond d’élections américaines, de crise sanitaire et économique et d’urgence climatique, sévit depuis plusieurs semaines déjà une campagne acharnée de désinformation au sujet des pesticides de synthèse. Alors que nous voterons en juin prochain sur deux initiatives populaires qui visent à une sortie programmée de leur usage, le lobby concerné met déjà toute son énergie à brouiller les pistes, confondre les esprits et distiller le doute. Nous assistons à une stratégie déjà bien rodée par l’industrie du tabac ou du pétrole. Il s’agit de diffuser un maximum de mensonges, tout en traitant ceux qui osent affirmer le contraire de menteurs. Dans le domaine de la lutte contre le réchauffement climatique, nous avons ainsi perdu de précieuses années avant qu’enfin les évidences scientifiques prennent le dessus, et encore cela est loin d’être réalisé partout. Allons-nous répéter le même scénario avec la pollution chimique due à la dissémination des pesticides de synthèse dans notre environnement et nos corps ? Allons-nous cumuler les impacts de cette pollution permanente silencieuse sur la biodiversité et la santé publique aux effets des crises déjà bien visibles du COVID et du climat ?

Ces derniers temps, nous avons pu constater l’effort de désinformation et de manipulation dont use l’industrie des pesticides à travers l’exemple précis du Gaucho : un insecticide néonicotinoïde à base d’imidaclopride suspendu en 2018, suite à un moratoire partiel de 6 ans, en raison de son impact sur les colonies d’abeilles et au sujet duquel pourtant les betteraviers font pression sur le gouvernement pour en obtenir la ré-homologation d’urgence au prétexte d’une diminution de la production.

Quand les menteurs se targuent de détenir la vérité

Suite aux pressions du lobby du sucre, Apisuisse, l’association des apiculteurs suisses a réagi rappelant la toxicité de l’imidaclopride sur les abeilles et préconisant de rechercher d’autres solutions pour venir en aide aux betteraviers, tout en relativisant les pertes évoquées par ces derniers, contradictoires avec les propres chiffres publiés par la branche. Un article de Francis Saucy, président de la Société Romande d’apiculture donne le détail de cette première manipulation des chiffres et des faits en ce qui concerne la productivité des betteraves:

La supercherie ayant été démasquée, on aurait pu s’attendre à ce que Sucre suisse rectifie les choses, au lieu de cela les apiculteurs ont été accusés sur le site de Swiss-food.ch de répandre des « fausses nouvelles » et se sont vus attribués 3 « Pinocchios ». Selon les auteurs inconnus de ce texte : « La discussion sur les produits phytopharmaceutiques nécessite un peu moins d’imagination florissante et plus de fidélité aux faits ». Cela est reproché tant à Bio Suisse qu’aux apiculteurs. Selon cette communication : « La protection des végétaux est largement évoquée dans les médias. Tout n’est pas vrai. Parfois, les faits se mélangent. Il arrive même parfois que de fausses nouvelles soient diffusées massivement. Nous signalons les déclarations et les représentations problématiques dans notre revue de presse. Nous distribuons également les Pinocchios. Les Pinocchios indiquent un conflit avec les faits. Selon la force du conflit, il y a un à trois Pinocchios. » Mais sur quelles bases ce « système d’évaluation », qui se targe de distinguer les fausses des vraies « nouvelles » est-il construit ? Qui gère cette communication ? Qui se cache derrière Swiss-food.ch ?

Qui est Swiss-food ?

Swiss-food se définit comme « l’industrie de la recherche qui assure une production régionale ». Il s’agit en réalité d’une plateforme de communication reliée à Scienceindustries.ch, qui regroupe les industries de la chimie, du pétrole, de la pharma, et de l’agroalimentaire, tels que Dow Europe, DSM Nutritional Products AG, EuroChem Group AG, Future Health Pharma, Lonza AG, Nestlé SA, Novartis International AG,  Sandoz, Sanofi-aventis suisse AG, Selectchemie AG, Sika AG, Société Suisse des explosifs, etc. Parmi elles la holding EMS chimie dont la conseillère nationale Magdalena Martullo-Blocher est directrice. Elle est également membre du comité de Scienceindustries suisse. Au sein de ce conglomérat géant, le groupe Agrar se distingue. On y retrouve toutes les grandes firmes mondiales et suisses productrices de pesticides de synthèse (qui se définissent elles-mêmes comme les spécialistes du domaine de la protection des plantes…) : BASF, BAYER (qui a englobé depuis 2018 Monsanto), Leu+Gygax, Omya Suisse Agro et bien sûr Syngenta.

Leur message principal est grosso modo qu’il ne serait pas possible de nourrir les Suisses sans leurs produits. Il s’agit du même slogan utilisé depuis ses débuts par l’agroindustrie à l’échelle mondiale. Monsanto, sur fond de champ de céréales à perte de vue et de coucher de soleil, écrivait déjà sur son site dans les années 2000: « We feed the World ». Le même laïus est appliqué à l’échelle du pays. Pour justifier ces affirmations, il devient nécessaire pour cette industrie de discréditer l’agriculture biologique, qui, toujours selon le site Swiss-food.ch, non contente de représenter une menace pour notre sécurité alimentaire, serait « mauvaise pour le climat » !!! Alors là on croit tomber sur la tête, surtout quand on est climatologue ! Manifestement, ces individus font fi du dernier rapport de l’IPCC sur les sols (2019) qui préconise explicitement d’adopter au plus vite des modes de cultures respectueux afin de lutter contre leur dégradation. Celle-ci est directement liée aux destructions affligées par les épandages systématiques depuis des décennies de molécules qui tuent les micro-organismes des sols. Cela entraîne une baisse de la fertilité, de la résilience aux sécheresses et aux inondations, donc aux effets du réchauffement climatique, ainsi qu’une baisse de la capacité des sols à stocker le carbone ! Autrement dit, lutte pour le climat et lutte pour la biodiversité, même combat ! Cela passe nécessairement par une réduction drastique de l’usage de ces substances. Qu’à cela ne tienne pour Swiss-food and Co, inversons carrément le message du panel international d’experts du climat ! Pour se faire, ces maîtres de la manipulation arguent de se référer à « deux études scientifiques » alors que le rapport de l’IPCC intègre 7000 références.

Quand le mensonge est édifié en vérité

Ces procédés relèvent de la « communication perverse ». Elle est d’abord faite de fausses vérités, que l’on retourne contre l’adversaire. Par la suite, dans le conflit ouvert, elle fait un recours manifeste, sans honte, au mensonge le plus grossier. Ce processus est bien décrit par le psychiatre Olivier Labouret (1) et nous avons tous pu en apprécier l’application ultime à échelle gouvernementale et internationale avec l’ascension au pouvoir de personnages totalement exempts d’empathie, de scrupules ou de moralité tels que Trump et Bolsonaro.

A l’échelle individuelle, les psychiatres et psychologues connaissent bien les caractéristiques de ces personnages, ce sont les pervers-narcissiques. Ils créent autour d’eux une confusion permanente entre la vérité et le mensonge qui plonge leurs victimes dans le trouble et le doute.  Vérité ou mensonge, cela importe peu pour les pervers : ce qui est vrai est ce qu’ils disent dans l’instant. Le mensonge correspond simplement à un besoin d’ignorer ce qui va à l’encontre de son intérêt narcissique (2). Ainsi le pervers narcissique ne s’intéresse pas à la réalité, mais au pur jeu du langage. Ce refus du réel se dénomme « déni ». Seul compte son désir, dans l’instant.

Identifié au sujet d’un individu, ce comportement est clairement qualifié de pathogène. Il n’en va malheureusement pas de même lorsqu’il est prôné à l’échelle collective et sociétale, associé à la culture capitaliste du consumérisme. Plusieurs auteurs ont dénoncé la signification d’une telle dérive et les risques qu’elle comporte pour la démocratie et le respect de l’environnement (3) On parle de système de prédation, dans lequel la roublardise, la capacité à embobiner autrui est valorisée si elle aboutit à accroître son pouvoir et surtout à s’enrichir. Le célèbre historien Yuval Noah Harari parle même de « religion de l’argent »(4). Dans un tel système, la conscience se désagrège ; comme le mensonge remplace la vérité, le mal devient le bien. Ce processus psychosocial génère une confusion de masse. La réalité est effacée. Dans de telles conditions, comment faire reconnaître à ces « maîtres du monde » les limites planétaires?

L’industrie du mensonge

Swiss-food est manifestement l’outil de relais d’opinion sur internet d’Agrar, voir plus globalement de Scienceindustries Suisse. Il semble construit exclusivement pour répondre à un besoin spécifique de la branche : convaincre l’opinion publique de ne pas voter pour la sortie programmée des pesticides de synthèse. Il s’agit dans le jargon des agences d’affaires publiques d’une « communication de crise », qui, avec la valorisation du capital, la manipulation de l’opinion et l’acceptabilité du risque par cette même opinion constituent tout le savoir-faire de ces spécialistes de la communication et de la psyché humaine (la psychologie du subconscient est au cœur du développement de la propagande ou publicité). En ce qui concerne le risque, rappelons-en la définition : « probabilité d’exposition à un danger, à un événement (maladie, décès, accident) pendant un intervalle de temps défini ». La manipulation de l’opinion aura donc pour objectif de lui faire totalement oublier le risque qu’elle que soit son importance.

Ainsi de la dangerosité de l’introduction du plomb dans l’essence qui a été « comme effacée des mémoires » des populations comme des gouvernements depuis les années vingt et pendant plusieurs décennies alors que la toxicité du plomb était bien connue. Marie-Monique Robin relate dans les détails les malversations de Dupont, Exxon Mobil et General Motors dans le processus de mise sur le marché de l’essence au plomb: « …ce qui se joue en ce mois d’octobre 1924 est capital : c’est la première fois que des industriels qui représentent trois secteurs clés de l’économie – la chimie, le pétrole et l’automobile – unissent leurs efforts pour mener un programme de désinformation systématique, destinés à « embrouiller » les politiques, le presse et les consommateurs, et à museler la recherche indépendante. Le modèle qu’ils vont élaborer servira bientôt à tous les vendeurs de poisons, avec en tête les fabricants de pesticides, d’additifs et de plastiques alimentaires, tous membre in fine de la même famille»(5).

Championne de la distorsion entre la vérité et le mensonge, l’industrie du tabac qui a réussi à faire croire en l’innocuité de ses produits pendant des décennies malgré les évidences médicales, est à l’origine du terme « Junk science » (science poubelle) qu’elle, comble du cynisme, a adopté pour discréditer les recherches scientifiques qui tentaient de rétablir la vérité. En 1992, l’Agence de protection de l’environnement américaine (EPA) publia un rapport proposant de classer le tabagisme passif comme « cancérigène pour les humains ». Le 17 janvier 1993 Ellen Merlo, vice-président de Philip Morris, écrit à son président William Campbell: « Notre objectif numéro un est de discréditer le rapport de l’EPA et d’obtenir de l’agence qu’elle adopte une norme pour l’évaluation toxicologique de tous les produits. Parallèlement, notre but est d’empêcher les États, les villes et les entreprises d’interdire le tabac dans les lieux publics ». Sa réponse : « (il s’agit de)..former des coalitions locales pour nous aider à éduquer les médias et plus généralement le public sur les dangers de la Junk science en les mettant en garde contre des mesures règlementaires prises sans estimer au préalable leurs coûts économiques et humains »(6)… ça ne vous sonne pas familier en ces temps de pandémie ?…N’entendez-vous pas encore Trump crier à la « Junk science » en parlant du COVID alors que des fosses communes étaient creusées? Ou encore hurler « Fake news » aux médias alors que lui-même encourage les réseaux complotistes les plus délirants…

En 1995 Rampton et Stauber dénonçaient les activités aux USA de l’industrie des relations publiques, renommée « Industrie du mensonge ». Depuis, celle-ci a conquis l’Europe et la Suisse. Ces sociétés se sont spécialisées dans la fabrication du consentement, de la désinformation, de l’instrumentalisation de la science et de la création du doute. Ses clients historiques sont l’industrie du tabac, du nucléaire, de la pétrochimie, etc. Les méthodes oscillent de méthodes musclées tels l’espionnage des militants, la discréditation de scientifiques en passant par la corruption ou l’intimidation de fonctionnaires à la douce persuasion et manipulation des foules. « Les années 2000 ont été le décor du lobbying de ces “marchands de doute” et de leurs études sponsorisées dissimulant les dangers de leur chimie, de leurs sodas, de leurs gaz à effet de serre. Mais elles furent aussi, sans nul doute, celles du grand dévoilement. »(7). Depuis 2017, avec la révélation des « Monsanto papers » et le scandale du glyphosate, nous savons à quoi nous en tenir:  la firme est allée jusqu’à faire signer par des scientifiques, contre rémunération, des textes rédigés par ses propres employés. Cette pratique, aussi appelée ghostwriting, constitue une grave fraude. Elle implique également de puissants conflits d’intérêts entre l’industrie et les institutions scientifiques. Le Monde donne l’exemple d’un biologiste américain associé à la Hoover Institution, think tank sis à la prestigieuse université Stanford, qui signe plusieurs fois par mois des tribunes dans la presse américaine. Ainsi du New York Times qui ouvre ses colonnes aux harangues contre l’agriculture biologique et à l’apologie des OGM et des pesticides.

Plus près de nous, Arcinfo a publié ce 11 novembre, un véritable playdoyer pour les pesticides directement « parrainé » par la Chambre neuchâteloise d’agriculture et de viticulture. Cette pratique est malheureusement de plus en plus courante alors que les médias sont aux abois confrontés aux baisses de recettes publicitaires et les universités, toujours à la recherche de financement, à la merci des intérêts particuliers. Ainsi, manifestement, fournir des infos toutes prêtes aux journalistes et entretenir un pool « d’experts » prêts à intervenir auprès des médias sont devenues des méthodes courantes de désinformation et de manipulation de l’opinion également de ce côté-ci de l’Atlantique.

Et les producteurs ?

Au sein de la campagne de désinformation concernant les pesticides de synthèse que deviennent ceux qui sont en première ligne, les agriculteurs ? Alors que notre pays ne dispose même pas d’études épidémiologiques les concernant, celles qui ont été réalisées dans les pays voisins font état d’une surreprésentation de maladies graves comme le cancer de la vessie ou la maladie de Parkinson précoce. On assiste tant au sujet de la toxicité de ces substances pour les utilisateurs qu’au sujet de la pollution des eaux souterraines à une forme de déni dans ce milieu professionnel. En effet, comment supporter une telle réalité ?

Face à cette situation, quelle est la position de l’Union suisse des paysans (USP)? Prend-elle les bonnes décisions pour protéger ses membres face aux risques réels que représente l’exposition directe et régulière à ses substances même en respectant les mesures de sécurité (masque, gants, etc.) ? Défend-elle ses membres engagés dans la production biologique face aux diffamations de l’industrie ? Encourage-t-elle les « conventionnels » à se convertir dans la production biologique qui leur offre une bien meilleure condition de vie, de meilleurs prix et la garantie du soutien des consommateurs ? Non, bien au contraire, l’USP est la principale commanditaire d’une « étude» qui vise à dénigrer l’agriculture biologique. Pourtant, en y regardant de plus près, cette analyse très simpliste et sans fondement agronomique sérieux ne risque que de nuire à son auteur et à la prestigieuse Université de St-Gall qui voit sa réputation ternie. Francis Egger, fin stratège et vice-directeur de l’USP, a annoncé la couleur dans l’Agri du 5 novembre dernier : « Nous cherchons davantage de moyens pour contrer ces mouvements », tout en déplorant que la population se souvienne encore des résultats des analyses de l’eau potable du rapport de l’Office fédéral de l’environnement de l’été passé, l’USP prend clairement position en faveur de l’agroindustrie, grande pourvoyeuse de moyens financiers…Mais, il s’agit encore une fois d’évacuer la réalité, celle du risque pour la santé publique et pour la biodiversité de ces substances, en focalisant uniquement sur la productivité. Ainsi, il recommande à ses membres de « défendre leur métier » : « N’ayez pas de complexe à défendre votre métier, à montrer clairement les conséquences que les initiatives auront sur votre revenu et sur les rendements agricoles ». Message parfaitement reçu par les betteraviers semble-t-il, et tant pis pour les abeilles ! Ne nous y trompons pas, l’offensive pour la ré-homologation de l’imidaclopride fera office de test dans ce qui n’est que le début d’une guerre idéologique impitoyable !

Évidences scientifiques

Puisque nous sommes face à une stratégie bien rodée de manipulation des faits et de déni, soit d’évacuation du réel, il me reste à rappeler ce que Swiss-food et ses commanditaires s’évertuent à nous faire oublier ou minimiser la réalité de l’omniprésence de leurs molécules artificielles dans notre environnement et désormais dans nos corps comme les analyses existantes de sang, d’urine ou de cheveux le démontrent. Quels sont les risques REELS pour notre santé et pour le vivant en général de la dissémination de ces produits toxiques que leurs créateurs souhaitent tant pouvoir continuer à vendre ici et ailleurs dans un mépris total des conséquences ?

La pollution chimique des sols, de l’eau, de l’air et des organismes vivants par des milliers de molécules de synthèse issues de l’industrie constitue l’une des principales causes du déclin de la biodiversité (8) et se répercute gravement sur la santé humaine. Elle constitue l’une des neuf limites planétaires et une menace tout aussi grave que le réchauffement climatique. Parmi ces molécules, la catégorie des pesticides de synthèse est particulièrement problématique, non seulement en raison de leur diffusion à large échelle partout dans le monde depuis les années 50, mais également en raison de leur toxicité. N’oublions jamais que ces substances ont été élaborées spécifiquement pour leur effet nocif, mortel et/ou perturbateur d’organismes vivants, qu’il s’agisse de plantes, de champignons ou d’animaux. En outre, de par leur structure artificielle, elle se distinguent par une persistance dans l’environnement. Ces molécules de synthèse sont résistantes aux dégradations biologiques naturelles, elles subsisteront plusieurs années ou dizaines d’année sous leur forme originelle ou se subdiviseront en métabolites, leurs produits de dégradation qui sont souvent plus mobiles et plus persistants que leur substance mère (ex : l’AMPA pour le glyphosate). Substances mères et/ou métabolites s’accumulant dans les écosystèmes, ils ne sont pas biodégradables ; les formules les plus résistantes peuvent rester intactes pendant de très longues périodes, de plusieurs dizaines, centaines ou même milliers d’années. Ils sont capables de contaminer ainsi à large échelle l’environnement et peuvent être transportés à longue distance dans l’air. De par leur résistance et les processus naturels (infiltration, ruissellement, etc.), ces molécules contaminent les sols et l’eau, y-compris nos réserves d’eau potable, comme l’a clairement démontré le rapport de l’Office fédéral de l’environnement.

Non seulement ces substances saturent notre environnement, mais elles ont également la capacité de s’accumuler au sein même des organismes vivants, on parle de bioaccumulation. Elles vont se concentrer dans les corps des espèces en tête de la chaîne alimentaire (poissons carnivores, mammifères marins, oiseaux de proie et évidemment êtres humains). Nous appelons ce processus bioamplification.

Le déclin des insectes et des oiseaux semble être directement lié à l’intensification de l’agriculture et à l’usage des pesticides de synthèse. Chaque pesticide de synthèse autorisé présente un risque spécifique, des centaines de molécules différentes s’accumulent ensemble dans notre environnement et nos organismes, c’est l’effet cocktail. De plus, les réglementations reposent sur le principe de « c’est la dose qui fait le poisson », alors que l’on sait depuis 20 ans au moins que les perturbateurs endocriniens agissent à des doses infinitésimales et que le moment de l’exposition est déterminant, en particulier pendant la vie fœtale. Enfin, l’exposition chronique à long terme à laquelle la biodiversité et la population est confrontée n’est pas prise en compte par le système de régulation. Face à cette contamination généralisée, on essaye de nous faire croire que le risque global est sous contrôle, alors que, par exemple, l’exposition par voie aérienne n’est même pas prise en compte par le gouvernement.

En ce qui concerne le cas particulier des néonicotinoïdes, 1200 études scientifiques indépendantes en démontrent l’impact sur l’environnement, en particulier sur les insectes pollinisateurs bien sûr, plus récemment on vient de comprendre leur impact également sur les milieux aquatiques. L’Office fédéral de l’agriculture a retiré l’homologation de trois d’entre eux seulement en 2018, soit 14 ans après l’interpellation du conseiller national Fernand Cuche qui demandait déjà l’interdiction du Gaucho au nom du principe de précaution!

Épilogue

La ré-homologation du Gaucho vient d’être refusée par l’Office fédéral de l’agriculture, ce dont nous aurions pu nous réjouir si ce refus ne s’accompagnait d’une nouvelle autorisation de deux autres pesticides de synthèse pour le traitement des betteraves. L’un est également un néonicotinoïde, donc potentiellement tout aussi toxique que la substance qu’il vient remplacer ! L’autre appartient à une nouvelle famille de pesticides de synthèse, les kétoénoles, qui présentent d’autres risques pour les insectes pollinisateurs en perturbant la biosynthèse des lipides, et au sujet desquels nous ne disposons pas suffisamment d’études indépendantes. Celles dont nous disposons indiquent déjà des effets perturbateurs endocrinients préoccupants. Une fois de plus, le principe de précaution n’est pas appliqué!

(1) Au chapitre « La mondialisation de la perversion narcissique » de son ouvrage « Le nouvel ordre psychiatrique » (2012)

(2) Marie-France Hirogoyen, “Le Harcèlement Moral”, page 94

(3) S.Rampton & J.Stauber, L’industrie du mensonge. Relations publiques, lobbying & démocratie, Agone, coll. « Eléments », 2012

(4) Yuval Noah Harari, « Le credo capitaliste » in Sapiens, 2015, pp.357-384

(5) Marie-Monique Robin, Notre poison quotidien ; la responsabilité de l’industrie chimique dans l’épidémie des maladies chroniques, Ed. La Découverte, 2011,2013, p. 147

(6) Ibid, p. 159

(7) Foucart, Horel et Laurens, Les gardiens de la raison : Enquête sur la désinformation scientifique, Ed. La découverte, 2020.

(8) Sanchez-Bayo F & Wyckhuys KAG, Biological Conservation 232: 8-27, 2019

 

 

 

Pourquoi la loi CO2 actuelle ne répond pas aux objectifs de Paris? Pourquoi la soutenir malgré tout?

Le Parlement va cette semaine se prononcer sur une révision totale de la loi CO2. Ce projet si longuement discuté au sein des chambres ne pourra malheureusement pas permettre de véritablement atteindre les objectifs qui en sont pourtant la raison d’être, et cela même si toutes les minorités péniblement obtenues par la gauche sont adoptées. Que lui manque-t-il ? Voici plusieurs exemples :

En ce qui concerne les carburants :

  • Il manque des objectifs d’atténuation pour l’ensemble des carburants! Toute la loi est construite autour des combustibles, alors que 40% (OFS) des émissions directes de la Suisse sont dues aux carburants. C’est la plus grande lacune dans l’élaboration de la loi et la principale raison pour laquelle elle ne permettra pas d’atteindre les objectifs de Paris, ni même les objectifs généraux d’atténuation formulés dans l’introduction de la loi.
  • L’Office fédéral de l’énergie définit les objectifs de quantité de CO2 (en g/km/an) émis par véhicule pour les importateurs d’automobiles en se calquant sur la législation européenne qui impose des seuils aux constructeurs d’automobiles. Selon la loi CO2, une quantité « moyenne » de 95 gCO2/km/an doit être respectée entre l’ensemble des importateurs du pays. La Confédération doit négocier des quantités tolérées « spécifiques » (valeur cible spécifique) avec chaque importateur ou groupe d’importateurs en fonction des caractéristiques et du poids des véhicules. Cela veut dire que les efforts des importateurs de « petites voitures » (comme Peugeot, Citroën, etc.) compensent l’inertie de ceux qui importent des « grandes voitures » (VW, Audi, Mercedes, etc.). Les efforts des petits font que les gros n’ont pas besoin d’en faire pour baisser leur « cible spécifique ». Ce système, extrêmement opaque, semble conçu tout exprès dans le but de favoriser les importateurs (et constructeurs européens) des véhicules les plus lourds et les plus puissants, qui devraient pourtant justement être ceux que l’on pénalise le plus. Dans ce cas précis, non seulement nous ne respectons pas le principe du pollueur-payeur, mais nous allons même à contresens de ce principe !
  • Avec une limitation de +12 ct/l d’essence au maximum les consommateurs privés ou les entreprises ne sont ni incités à réduire l’utilisation qu’ils ont de leurs véhicules ni à choisir des véhicules moins gourmands en essence car il n’y a pas d’impact significatif sur leur choix de consommation. Pour être vraiment efficace, une taxe carbone devrait impliquer carburants et combustibles au même taux.
  • Il manque des mesures complémentaires et incitatives. Par exemple, on devrait promouvoir clairement la mobilité électrique pour remplacer les carburants. ainsi que la mobilité douce, les offres de sharing et les transports publics. En plus de leur bilan favorable en CO2, les voitures électriques sont moins bruyantes et ne polluent pas l’air local ce qui augmenterait la qualité de vie dans les villes de manière considérable. La loi devrait imposer au gouvernement de promouvoir et de développer les infrastructures nécessaires pour le parc de véhicules électriques (bornes de recharge, etc.) et soutenir le développement et la recherche sur la mobilité électrique, notamment le développement et le recyclage des batteries.

En ce qui concerne les combustibles :

  • Avec les allocations gratuites des droits d’émissions les entreprises ne sont pas incitées à investir d’une manière durable sur le plan climatique. Pire, cela revient au même que de leur fournir des subventions.
  • La loi ne prévoit pas de mesures significatives pour promouvoir la recherche et le développement des énergies renouvelables. La Suisse dispose d’un grand potentiel pour le photovoltaïque qui est largement sous-exploité. A l’exception de l’énergie hydraulique nous figurons dans les derniers rangs en matière d’exploitation des énergies renouvelables en Europe. La loi devrait offrir un cadre incitatif pour le développement massif des énergies renouvelables, en particulier dans le solaire.

En ce qui concerne la finance durable :

  • Malgré les avancées depuis son passage au États en automne dernier, la loi n’encourage pas suffisamment les finances durables. Il est pourtant extrêmement important d’inciter la Confédération, la BNS, les caisses de pension et autres institutions à gérer leurs finances d’une manière durable. Ceci aurait un très grand impact car des fortunes considérables sont gérées en Suisse. Si la Confédération et la BNS montraient le bon exemple, cela donnerait un signal majeur aux investisseurs. Il faudrait également développer les bons standards pour la classification de ces fonds financiers et leur monitoring.
  • La loi ne stipule pas suffisamment les investissements en technologies durables et neutres sur le plan climatique. A l’avenir, il faudra faire un plus grand effort pour préparer notre économie future à moyen et long terme.

En ce qui concerne la formation :

  • Cela implique également un investissement important dans la formation initiale et continue, en particulier dans les domaines des énergies renouvelables, notamment le photovoltaïque, la construction et le bâti, la mobilité électrique, l’adaptation au changement climatique (aménagement du territoire, agriculture et sylviculture) et l’éducation au développement durable. Le développement rapide des énergies renouvelables, l’innovation dans les domaines de la construction et du bâti tout comme dans les transports afin de s’affranchir des énergies fossiles demande du personnel supplémentaire et spécialisé. Nous avons donc besoin d’une offre accrue et de contenu adéquat des programmes de formations initiales et continues pour répondre à cette demande. L’adaptation au réchauffement climatique implique également des nouvelles pratiques et connaissances, en particulier dans les domaines de l’agriculture, de la sylviculture et de l’aménagement du territoire. Enfin, les changements de comportements nécessaires à la réalisation des objectifs de Paris implique l’introduction d’une éducation au développement durable dans tous les domaines, en particulier celui des finances, du commerce et de l’ingénierie.

Et l’adaptation au réchauffement climatique ?

  • Il manque la base légale pour les mesures d’adaptation au changement climatique. La simple coordination par la Confédération ne suffit pas. Il faut ancrer les mesures d’adaptation, la Confédération devrait implémenter une stratégie d’adaptation pour toute la Suisse sur la base de l’excellent rapport de l’OFEV (2017).

Dans ces conditions, pourquoi soutenir un projet si décevant au regard de l’urgence climatique ? Car malgré tout elle porte certains avantages :

Avantages de la loi CO2

  • La loi fixe des objectifs de réduction précis pour 2030 et 2050. Les minorités proposées par la gauche, pour autant qu’elles soient acceptées, fixent des seuils compatibles avec les exigences de l’initiative des glaciers.
  • L’établissement de la taxe CO2 sur les combustibles comme instrument de marché est le point fort de la loi, dont les effets positifs sur l’évolution des émissions nationales sont perceptibles depuis plusieurs années. De plus, les revenus de cette taxe sont redistribués à la population.
  • Le système de mise aux enchères d’une part des droits d’émission et le lien au marché d’émission européen dans le secteur de l’aviation sont aussi de bonnes avancées.
  • La création d’un Fonds pour le climat à partir de cette nouvelle taxe également. Cependant, dans un but de cohérence et d’efficacité, les ressources financières issues de ce fond devraient être placées auprès de produits financiers qui respectent le principe de neutralité climatique.
  • Enfin, cette loi représente le seul cadre législatif que nous ayons pour les années postérieures à 2020.

Son rejet par un référendum serait donc dangereux de ce seul point du vue. Il est cependant absolument nécessaire de la compléter au plus vite par un maximum d’interventions parlementaires visant à compléter les lacunes décrites ci-dessus. Le rythme et l’agenda de traitement de ces interventions et dépôts devra également être prioritaire dans l’agenda des deux chambres. Comme l’a démontré la crise sanitaire du COVID-19 de tels bouleversements d’agenda face à une urgence sont possibles. En regard des menaces que fait peser le réchauffement climatique sur les conditions de vie, et de santé, des jeunes générations, nous ne voyons pas bien pourquoi, il ne serait pas possible aujourd’hui d’appliquer les mêmes principes afin de justifier un traitement urgent des objets permettant d’améliorer et de compléter la loi CO2.

Récolte du soja au Brésil

La lutte contre la crise climatique et écologique est-elle de responsabilité individuelle ou collective ?

Puis-je me contenter de faire les bons choix en tant que consommateur, en particulier en ce qui concerne mon alimentation ?

Lors de mon précédent article, j’évoquais les priorités d’action en terme d’atténuation du réchauffement climatique en Suisse, soit de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES). Pour rappel, les trois premières sources en Suisse sont dans l’ordre :

  1. Les transports, et donc la combustion de carburants fossiles (essence, diesel, kérosène).
  2. Les bâtiments, en particulier le chauffage des habitations et des lieux de travail, et donc la combustion de combustibles fossiles (mazout, gaz naturel).
  3. L’alimentation, dont les deux tiers des émissions GES sont émises à l’étranger.

Alors que la production agricole et la gestion des forêts ne sont responsables « que » de 13% des émissions directes de notre pays, environ 25% des émissions mondiales de GES est lié à la production agricole, à la foresterie et au changement  d’affectation des terres (AFAT), qui définit la disparition de milieux naturels (forêts, marais, prairies naturelles, etc.) au bénéfice de la création de nouvelles terres agricoles.  Les GES concernés sont le CO2 (déforestation, mécanisation), le CH4 (méthane) issu principalement de l’élevage intensif et le N2O (protoxyde d’azote) provenant avant tout de l’usage massif de l’épandage d’engrais naturels et chimiques.

Transition énergétique, écologique et inégalités sociales.

Le réchauffement climatique exige une très rapide transition énergétique (en Suisse, plus de 80% des émissions de GES sont issues de la combustion d’énergie fossile), mais nous sommes également face à une érosion sans précédent de la biodiversité depuis la dernière grande extinction du vivant il y a 65 millions d’année, provoquée par l’impact d’un gigantesque météorite avec notre planète et responsable de l’extinction des dinosaures. Aujourd’hui, la cause de l’effondrement qui touche tous les organismes, des plantes aux insectes et à l’ensemble des vertébrés (poissons, amphibiens, reptiles, oiseaux, mammifères), ce sont les activités humaines. On distingue 4 phénomènes à l’origine de cette hécatombe d’êtres vivants et auxquels se cumulent les conséquences du réchauffement climatique:

  • la disparition et la dégradation des habitats naturels
  • la pollution environnementale (air, eaux, sols, organismes vivants)
  • la surexploitation des ressources : le rythme des prélèvements ne permet pas le renouvellement biologique
  • les espèces exotiques envahissantes, importées par le biais des échanges commerciaux mondiaux.

Il s’agit de prendre en compte à la fois l’impact climatique d’un produit (bilan carbone) et son impact écologique. L’impact social d’un produit de consommation doit également être pris en compte. Les conséquences du réchauffement climatique et l’érosion de la biodiversité aggravent également les inégalités sociales, qui ont d’ailleurs souvent les mêmes causes que les dégradations environnementales. De plus, les populations les plus défavorisées, à l’échelle mondiale comme à l’intérieur d’un pays, sont aussi celles qui subissent le plus durement ces conséquences (environnement pollué, alimentation insuffisante ou très peu qualitative, disparition des habitats, dégradation des conditions de vie et de travail, etc.).

3 critères pour définir l’impact climatique, écologique et social des aliments

L’impact climatique, écologique et social des aliments est déterminé en grande partie par les 3 critères suivants :

  • Le mode de production : s’agit-il d’agriculture/élevage biologique, durable ou d’agriculture/élevage intensif, productiviste ?
  • Le niveau de transformation : s’agit-il de produits frais, transformés ou ultratransformés ? Rappelons que ces derniers, issus de l’industrie agroalimentaire, exigent des quantités considérables d’énergie pour que tous les éléments qui les composent soient extraits, puis acheminés et ré-assemblés. Même si ces aliments ne contiennent que des aliments d’origine végétale, certains de leurs composants ont souvent une origine problématique, à l’instar de l’huile de palme, qui est directement liée à une déforestation intense avec toutes ses conséquences (émission de CO2 , dégradation des sols, disparition des habitats et des espèces, érosion de la biodiversité, appauvrissement alimentaire pour les populations locales, etc.). Les questions de l’emballage, du conditionnement et de la chaîne du froid, ainsi que la gestion des déchets se pose également.
  • La provenance et, par conséquent, la saisonnalité : s’agit-il d’un aliment produit dans ma région, mon pays ou à l’autre bout du monde ? S’agit-il d’un produit de saison, importé ou produit sous serre chauffée? Dans ce cas, quelle énergie est à l’origine du chauffage ? S’il s’agit de produits animaux (viande, produits laitiers, œufs, poissons, etc.), d’où proviennent-ils ? Comment et avec quoi l’animal qui me nourrit a-t-il été lui-même alimenté ?

La prise en compte de ces trois critères, plus d’autres liés à la santé et à l’éthique, entraîne nécessairement la remise en cause d’une consommation quotidienne de viande et/ou de poisson. Les régimes végétariens et végétaliens contribuent à la lutte contre le réchauffement climatique, l’érosion de la biodiversité et l’exploitation des travailleurs pour autant que l’ensemble des critères exposés soit également respecté : par exemple, d’un point de vue à la fois climatique, écologique et social, un burger vegan industriel à base de soja brésilien (photo en tête d’article) et huile de palme indonésienne est plus problématique que de la viande bio suisse. De même, en ce qui concerne la consommation d’aliments issus de l’agriculture biologique : un paquet de biscuits à base de farine bio américaine et de graines bio sri-lankaises, bien que lié à une meilleure empreinte écologique dans ces lieux de production, n’en comporte pas moins un bilan carbone probablement trop lourd.

Prix et cycle de vie d’un produit : les « externalités » du système économique et industriel

Nous voyons avec l’exemple de l’alimentation que pour réaliser la transition énergétique et écologique, les choix individuels des consommateurs sont en effet très importants, mais encore faut-il que ceux-ci aient accès aux informations et aux connaissances appropriées pour pouvoir opérer les bons choix et les moyens économiques pour pouvoir donner la préférence à des produits de qualité. En effet, les biens de consommation, y-compris alimentaires, produits en masse puis redistribués sur l’ensemble de la planète sont généralement moins chers que des produits artisanaux confectionnés à côté de chez nous. Cette situation reflète une réalité bien connue, celle de la non prise en compte de coût « réel » d’un bien de consommation ou d’un service, en terme de répercussion sociale et écologique, les fameuses « externalités » du système économique mondialisé. Face à la nécessité de réduire les émissions de GES, il est nécessaire de prendre en compte les « émissions grises », liées à l’ensemble des étapes du cycle de vie d’un produit, de la production à l’élimination en passant par la transformation, la consommation et le transport entre chacune de ces phases.

Taxe carbone, principe du pollueur-payeur et justice climatique

Une taxe carbone rend un peu mieux compte de ce coût réel, en ce qui concerne le coût climatique d’un produit (les autres impacts écologiques et sociaux ne sont pas pris en compte). Elle représente une part de la solution, surtout si elle permet ensuite de financer et d’organiser la réalisation d’alternatives plus vertueuses (par exemple le développement et l’accessibilité économique des transports publics par rapport à l’usage quotidien des véhicules individuels motorisés ou le soutien actif et économique des cantons au développement d’une filière alimentaire régionale), mais elle ne permet pas d’appliquer pleinement le principe du pollueur-payeur, puisqu’elle pénalisera proportionnellement davantage les consommateurs à bas et moyens revenus, alors que ce sont généralement les plus riches qui ont les modes de vie et de consommation les plus polluants, et qui ont, dans tous les cas, la plus grande marge de manœuvre. Ce pourquoi, le principe de justice climatique doit être impérativement pris en compte lors de l’élaboration d’une taxe CO2. Le projet actuel qui consiste à dédier un tiers des revenus de la taxe au financement de la transition et deux tiers pour les primes d’assurances maladies est mieux que rien, mais la solution la plus juste serait une taxe proportionnelle à la fois à l’empreinte carbone, voir écologique, et aux revenus du ménage.

Urgence climatique et écologique vs. Surproduction et surconsommation

Par ailleurs, l’urgence climatique et écologique à laquelle nous sommes confrontés ne nous permet plus d’attendre que le plus grand nombre des consommateurs adaptent progressivement leurs habitudes de consommation selon leurs niveaux de conscience, de compréhension et de possibilités matérielles, et que de nouvelles offres apparaissent pour répondre  à ces nouvelles exigences. Il n’est pas possible d’obtenir en une décennie la transformation du système financier, économique, industriel et agricole nécessaire, de l’échelle locale à l’échelle internationale, sur la seule base des changements progressifs de modes de vie, même si ceux-ci sont évidemment très importants. D’autant plus que ces systèmes sont conçus depuis plusieurs décennies sur le modèle productiviste qui découle de l’impératif de la croissance, impliquant surproduction et surconsommation. Les individus et les populations, réduits par ce système à leur fonction de consommateurs, sont soumis à la pression permanente et omniprésente d’un marketing intrusif leur enjoignant de consommer toujours plus et sans fin.

Par exemple, le fonctionnement du système agroalimentaire actuel, la dérégulation et les excès qui le caractérisent (délocalisation et spécialisation de production, usage systématique des pesticides de synthèse, fermes-usines, pêche industrielle, etc.) entraînent l’épuisement des ressources, la déforestation, la dégradation des sols, la dévastation des océans, une pollution généralisée des sols, de l’eau, de l’air et des organismes vivants et contribue, comme nous l’avons vu, largement à l’érosion de la biodiversité et au réchauffement climatique. Sans même avoir été capable de garantir la sécurité alimentaire dans plusieurs régions du monde, ce système menace également la santé humaine et contribue largement à l’explosion des maladies chroniques (obésité, diabète, cancers, etc.).

Dégradation des sols, réchauffement climatique et sécurité alimentaire

En août 2019, le GIEC  a publié un rapport spécial sur le changement climatique et les terres émergées. Basé sur plus de 7000 publications scientifiques du monde entier, ce rapport fait part des effets cumulés du réchauffement climatique et de la dégradation des sols sur les systèmes agricoles. 25% des terres émergées sont déjà dégradées par les activités humaines, en particulier par la déforestation et par l’agriculture intensive. L’usage massif de pesticides de synthèse, en tuant les organismes vivants du sol (vers de terres, mycorhizes, etc.), provoque à moyen terme une baisse importante des rendements et de la capacité des plantes à se défendre naturellement contre les maladies et les ravageurs. Cela entraîne un usage encore plus acharné de substances toxiques et ainsi de suite.

De plus, la capacité à absorber le CO2 atmosphérique des sols dépend de leur bonne santé.  On estime qu’environ un tiers des émissions GES d’origine humaines a été jusqu’à présent absorbé par les sols et les forêts. Diminuer cette capacité augmente donc le réchauffement atmosphérique global, qui a son tour diminue encore plus la capacité des plantes et des sols à réduire la teneur en CO2 de l’air et à réguler la température locale grâce à l’évapotranspiration.

Il démontre également qu’une gestion durable des sols est nécessaire pour limiter le réchauffement climatique (stockage du CO2), pour faire face au mieux à ses conséquences (résilience face aux sécheresses, inondations, etc.) et pour préserver la sécurité alimentaire dans de nombreuses régions où elle est déjà menacée et le sera à cause du réchauffement climatique. Il rappelle également qu’il n’est pas raisonnable de détourner des terres agricoles dans le seul but de fournir des agrocarburants et que les projets de reforestation lié au système de compensation de CO2 (qui sont des permis de polluer) ne sont intéressants que s’il s’agit de systèmes durables et diversifiés. En effet, plusieurs de ces projets tant en Asie, en Amérique latine qu’en Afrique ont une incidence néfaste sur la biodiversité et sur l’approvisionnement alimentaire des populations locales car ils ont été réalisés dans la précipitation avec des objectifs de rentabilité à court terme avant tout, alors que la création d’un véritable écosystème demande de l’intelligence et de la patience.

Si le système de production alimentaire intensif mis en place après la deuxième guerre mondiale a permis d’alimenter une population mondiale en pleine croissance, il a désormais atteint ses limites car la dégradation des sols et des habitats qu’il comporte, dans le contexte du réchauffement climatique, non seulement ne lui permet plus d’assurer la sécurité alimentaire mais est devenu lui-même source d’une lourde menace sur les écosystèmes, leur résilience et la survie de notre espèce qui en dépend. Or le rapport scientifique fait part des solutions alternatives déjà existantes qu’il est urgent de développer à large échelle chez nous comme partout dans le monde. Agroécologie, agroforesterie, diversité d’espèces forestières, végétales et animales, agriculture biologique, permaculture permettent de garantir, rétablir et restaurer la santé des sols, leur rendement et leur capacité de stockage du carbone, tout en offrant la possibilité à de nombreux auxiliaires de jouer leur rôle (insectes carnivores, hérisson, etc.). Ces alternatives permettent également de réduire drastiquement l’exposition chronique que tous les êtres vivants subissent face à des substances toxiques, potentiellement cancérigènes, mutagènes, perturbatrices endocriniennes, reprotoxiques et neurotoxiques qui représentent à long terme un risque au moins aussi grave pour l’espèce humaine que le réchauffement climatique.

Limites planétaires, conscience écologique et rôle de l’État

En tant que climatologue, je suis rassurée de voir émerger une conscience climatique dans notre société, grâce à l’impulsion des jeunes générations qui, mieux formées et instruites sur les problématiques environnementales, ont bien compris que leur avenir est en jeu et dont les revendications sont on ne peut plus légitimes. Je m’inquiète cependant de constater certaines incohérences et un manque encore évident d’une compréhension globale de la crise écologique et sociale qui nous menace en ce début de XXIème siècle, tant au sein des populations que des élus qui les représentent. Or, nous flirtons désormais avec les 9 limites planétaires définies par Rockström et al. en 2009 dans leur article « A Safe Operating Space for Humanity » et publié par la prestigieuse revue Nature. Nous en avons évoqué rapidement 4 :

  • le réchauffement climatique
  • l’érosion de la biodiversité
  • l’affectation des terres
  • la pollution chimique

Tenons à l’esprit que les 5 limites suivantes s’y ajoutent:

  • Diminution de l’ozone stratosphérique
  • Acidification des océans
  • Perturbation des cycles de l’azote et du phosphore
  • Disponibilité de l’eau douce
  • Charge en aérosols

Ces processus de destruction et de dégradation de notre cadre de vie à l’échelle planétaire se cumulent les uns aux autres, partagent pour la plupart les mêmes causes liées aux activités humaines et conjuguent leurs effets avec pour résultat de rendre notre planète de moins en moins accueillante pour de nombreuses espèces, dont l’être humain. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, notre environnement se dégrade à l’échelle de la planète toute entière. Cette crise sans précédent se cumule aux crises économique, financière, sociale, géopolitique, énergétique et démocratique de ce début de siècle. On parle de « crise globale ».

Nos sociétés et nos économies se sont construites en « externalisant » les impacts écologiques comme s’il suffisait de trouver les moyens technologiques de s’affranchir de notre condition animale, comme si finalement ce n’était pas notre environnement physique et naturel qui détermine notre survie… il y a là un enjeu qui dépasse largement la compréhension par le plus grand nombre des mécanismes en jeu dans le réchauffement climatique, même si celui-ci est une première étape fondamentale (ne serait-ce que pour résister par la force du raisonnement aux arguments trompeurs des climatosceptiques). Cet enjeu, c’est celui de la naissance et du développement de la conscience écologique, et pour le plus grand nombre d’entre nous. Une part encore largement insuffisante de nos semblables partagent cette conscience, tout comme, semble-t-il, une bonne partie des représentants du peuple de notre pays, si l’on se réfère aux résultats du sondage préélectoral effectué par l’alliance des quatre grandes ONG environnementales WWF, Greenpeace, Pronatura et ATE (voir ecorating.ch).

Le développement de cette conscience repose notamment sur deux conditions : un niveau de vie qui permette le développement de valeurs post-matérialistes et une éducation et formation qui intègre l’écologie. D’ailleurs Einstein disait « un estomac creux n’est pas un bon politique », ainsi que « l’ignorant ne changerait pour rien au monde son ignorance »…

Enfin pour conclure, nous avons vu que le réchauffement climatique, mais également les autres grandes menaces liées à la dégradation de l’environnement, réclament des transitions sans précédent qui concernent l’ensemble de notre système de production, de consommation ainsi que le système économique et financier qui les régente. On comprend bien que tout cela ne saurait se résoudre uniquement à l’échelle des individus, mais qu’il s’agit bien de la responsabilité des États, de l’échelle communale à l’échelle internationale, de mettre en place les conditions cadres adéquates. Par exemple, signer des accords commerciaux avec les pays du Mercosur afin d’augmenter l’importation des produits agricoles brésiliens ne vont absolument pas dans le bon sens. Plus que jamais, nous avons besoin de politiques courageuses, qui rappellent à chaque acteur sa responsabilité, de l’individu aux grands groupes financiers. Il en va également de la préservation de notre système démocratique, pour que les citoyens puissent à nouveau y placer leur confiance, en constatant que les paroles seront suivies des actes et que la préservation d’une planète viable pour nos enfants et petits enfants n’est pas négociable.

Le transport, secteur prioritaire pour limiter nos émissions de gaz à effet de serre (GES).

Hier l’Union suisse des paysans annonçait sa résolution à soutenir des mesures efficaces pour anticiper les effets du réchauffement climatique sur la production agricole tout en diminuant les émissions de GES dues à ce secteur. Au TJ de 19:30 de la TSR, cette nouvelle était complétée par l’annonce du chiffre suivant : 13% des émissions de GES en Suisse sont imputables à l’agriculture (ce chiffre comprend également les émissions liées à la sylviculture).

J’ai alors regretté qu’il ne soit pas précisé que le premier secteur émetteur, avec 31%, et en constante augmentation, est celui des transports. En effet, sans vouloir du tout diminuer la nécessité d’agir sur les émissions de GES liées à l’agriculture dans notre pays, j’estime nécessaire de rappeler que la priorité, pour respecter les accords de la COP21 signée à Paris en 2015, réside dans notre capacité à diminuer drastiquement notre consommation de carburants fossiles.

Une partie importante de la solution consiste à transférer la mobilité individuelle motorisée vers les transports publics et la mobilité douce. Cela représente un défi considérable en terme de gestion et d’aménagement du territoire que les politiques publiques, de la commune à la confédération, doivent clairement se fixer comme prioritaire.

Au lieu de cela, je vois avec inquiétude certaines communes élargir ses routes et ses places de parking afin de les adapter au nombre toujours croissant des SUV (Sport utility vehicle) et le Conseil fédéral entend généraliser les autoroutes à six voies. Parallèlement, nous subissons l’augmentation régulière des prix pratiqués par les CFF alors qu’un lobbying actif cherche à obtenir la libéralisation du transport par cars motorisés…

Il me semble alors nécessaire de rappeler les faits suivants:

La température moyenne mondiale a augmenté de 1°C depuis le début des mesures météorologiques au XIXème siècle (GIEC, 2018). En Suisse, on mesure un réchauffement de 2°C, soit plus du double (Météosuisse, 2018). Cela s’explique tant par l’influence du climat continentale que par la modification de l’albédo (taux de réflectivité du rayonnement solaire) due à la fonte des glaciers et à la diminution de l’enneigement (des surfaces claires laissant place à des surfaces plus foncées).

Le réchauffement global de l’atmosphère observé est dû à une accentuation artificielle de l’effet de serre par l’ajout de GES liés aux activités humaines. Les quantités de GES présents dans l’atmosphère ont augmenté de façon exponentielle depuis la révolution industrielle. La teneur en CO2 dans l’atmosphère en parties par million (ppm) a dépassé les 300 ppm en 1950. Cette limite n’avait probablement pas été franchie depuis plus de 2 millions d’années. Elle a franchi les 400 ppm en 2015 (NASA, 2016).

https://climate.nasa.gov/climate_resources/24/graphic-the-relentless-rise-of-carbon-dioxide/

L’axe horizontal indique les 400 000 dernières années, l’axe vertical la concentration de CO2 en ppm. La courbe représentant l’évolution dans le temps de cette concentration oscille entre 180 ppm au minimum, correspondant aux périodes glaciaires et 300 ppm lors des périodes de réchauffement naturel,  jusqu’en 1950 où elle dépasse cette limite.

 

 

 

Les causes du réchauffement climatique

Quatre types de GES additionnels (liés aux activités humaines) sont responsables du réchauffement climatique. Les émissions directes sur territoire suisse sont réparties comme suit (OFEV, 2013):

-83% de  CO2(dioxide de carbone)

-5% de  CH4(méthane)

-5% de  N2O(protoxyde d’azote)

-3% d’halocarbones (CFC, HCF)

Les émissions de CO2 sont liées principalement à la combustion des carburants (essence, kérosène, diesel) et des combustibles fossiles (mazout, gaz naturel). Ces différents gaz n’ont pas la même capacité de captage de la chaleur (potentiel de réchauffement global, PRG), ni la même durée de séjour dans l’atmosphère (100 ans pour le CO2) avant d’être réabsorbés par les cycles naturels comme la photosynthèse. En tenant compte de ces deux critères, on peut considérer l’impact de l’ensemble des GES mesurés en équivalent CO2(éq.-CO2).

Le secteur responsable de la plus grande part d’émissions directes de GES en Suisse (en éq.- CO2) est le transport (31%), suivi par le bâtiment (29%), principalement en raison du chauffage et du secteur de la construction, puis la production industrielle (20%), la production agricole (13%) et les déchets (7%), (OFEV, 2018).

De plus, la part d’émissions indirectes, émises à l’étranger mais liées aux biens de consommation en Suisse, est très importante : plus de 50% des aliments consommés en Suisse sont importés, plus de 80% des autres biens  (électronique, textile, etc.).

La priorité en terme de diminution des émissions de GES en Suisse concerne donc le transport, le bâtiment et la consommation de biens importés, y compris les aliments. Si les choix individuels des consommateurs sont déterminants, seules des politiques responsables les favorisant permettront de respecter nos engagements.