De l’urgence d’une transition plurielle

Le mot transition signifie aller vers un au-delà, trans-iter. Il marque le passage d’un état à un autre. Un passage qui peut être brutal ou gradué. Et relever d’états de différentes natures : le mot transition peut s’appliquer à la technologique, à l’énergie, à l’écologie, à la politique, et à sa propre intériorité. Selon le niveau de temporalité, d’intensité et du champ où s’applique la transition en question, les résultats escomptés ne seront pas les mêmes, ni les processus de sa mise en œuvre concrète.

En écologie intégrale, le mot transition est estimé insuffisant pour certain.e.s, quasiment assimilé à ce que fut jadis le développement durable. Ce dernier, porté à son apogée dans les années 1990, misait sur le découplage possible des flux matières et de la croissance. En d’autres termes, on pensait possible de maintenir un niveau de croissance élevé sans porter atteinte à la restriction des ressources naturelles, sans détruire les éco-systèmes, sans bouleverser le système terre, avec le seul appui des technologies. Et le tout en réduisant les inégalités. On sait aujourd’hui que c’est un échec radical.

En 2020, jamais les ressources n’ont été autant impactées. A titre d’exemple, en termes de minéraux et pas seulement de métaux avec une sur-exploitation du cuivre utile pour isoler les conducteurs, même le sable est en passe de devenir une denrée rare car nous en mettons de partout : de la construction à nos ordinateurs, dans le textile (pour l’effet dévalé de nos jeans), les verres, les panneaux solaires, les installations sportives, les litières de zoo, les systèmes de freinage etc.

Parallèlement, le fossé des inégalités mondiales n’a jamais été aussi élevé, au point que 10% des plus riches de notre planète consomment la moitié des ressources de cette dernière. La proportion est simplement inverse pour les plus précaires dont l’impact écologique est très faible, non seulement au regard de leur nombre, mais surtout compte-tenu des répercussions qui leur tombent directement dessus : catastrophes naturelles, pandémie, sècheresse et menace de famine. Car c’est bien de famines que meurent aujourd’hui chaque jour et chaque année encore des milliers et des millions de personnes dont des enfants ! Avant le Covid – qui se surajoute – c’est la faim qui les tue. 

Dans ce contexte, quel sens donner à la transition ? Est-il déjà suranné ou au contraire trop ambitieux ? Je dirais que tout dépend du contexte dans lequel on emploie le terme : à quel état de changements se réfère-t-il ? Et avec quelle force et intensité temporelle ? Mais pour en apprécier les degrés et les champs d’action, il importe de comprendre les enjeux actuels de la planète que nos actions humaines ont contribué à impacter avant de proposer  un exemple concret de piste d’action possible en matière de coopération économique et de création d’emplois innovants et vertueux pour une économie au service des vivants.

Système terre, état des lieux

Le monde qui nous guette selon les scientifiques n’est pas réjouissant. Selon les données scientifiques les plus rigoureuses (Selon la mise à jour de l’étude de Rockström et al. (2015). Will Steffen et al., « Planetary Boundaries: Guiding Human Development on a Changing Planet », Science, 15 janvier 2015), 4 des 9 limites planétaires sont aujourd’hui dépassées.

La première limite, qui est aussi la plus connue, concerne le changement climatique. Pour limiter l’ampleur du réchauffement climatique mondial à 2 °C d’ici 2100, il est admis par la communauté internationale que la concentration atmosphérique en CO2 ne devrait pas dépasser une zone d’incertitude comprise entre 350 à 450 ppm (parties par million). Or, la concentration actuelle atteint depuis peu 400 ppm, et les 450 ppm pourraient être dépassés si la croissance actuelle des émissions de gaz à effet de serre se poursuit.

La deuxième limite touche l’érosion de la biodiversité. Le taux d’extinction « normal » des espèces peut être fixé à 10 espèces par an sur un million. Or, le taux actuel d’extinction planétaire serait 100 à 1000 fois supérieur. Ces disparitions ont des impacts majeurs sur les écosystèmes et sur les fonctions qui ne sont plus remplies par les espèces disparues.

La troisième limite a trait à la perturbation des cycles biochimiques (azote et phosphore). La modification des cycles de l’azote et du phosphore contenus dans les sols résulte notamment de l’agriculture et de l’élevage intensifs. L’usage d’engrais et les déjections issues de l’élevage contribuent à perturber ces cycles indispensables au bon état des sols et des eaux. Alors que la limite était déjà atteinte pour l’azote en 2009, elle est désormais aussi franchie pour le phosphore, avec cependant des variations importantes selon les régions.

Enfin, la dernière limite récemment franchie résulte des modifications des usages des sols. L’analyse de cette limite a été recentrée, dans l’actualisation de l’étude scientifique de 2015, sur les processus de régulation naturelle du climat, via les échanges d’énergie, d’eau et de CO2 entre les sols et l’atmosphère. Les chercheurs s’intéressent plus particulièrement au rôle des forêts dans cette régulation et constatent que, pour continuer à profiter de leurs bénéfices, il faudrait accroître leurs superficies, notamment celles des forêts tropicales et boréales.

Or, ces dégradations résultent du substrat énergétique et matériel de nos modes de vies actuels et de la manière dont ceux-ci envahissent les territoires les plus divers et reculés. Malgré ce, la consommation énergétique mondiale ne cesse d’augmenter. Les dernières communications du GIEC ont fait énormément parler cet été 2021 avec les épisodes climatiques désastreux qui se sont déroulés sous nos yeux. Comment prendre ces données en cours dans une transition nécessairement multi-niveaux sans rester dans un état de choc culpabilisant et improductif bloquant notre action au bénéfice d’une autre vision du vivre-ensemble ?

Une transition à décliner à différents niveaux

Le franchissement des limites planétaires nous invite à revoir nos modes de production et de consommation. A-t-on besoin d’autant produire de tout ? Ne peut-on pas envisager une relocalisation de nos économies avec une valorisation des métiers du low tech, de l’agroécologie, de l’urbanisme, du textile, de la permaculture, de la finance, de la distribution qui s’inscrivent déjà d’emblée dans le respect des ces limites planétaires ?
C’est une transition plurielle dont nous avons urgemment besoin : dans l’énergie, le transport, l’économie, l’agriculture afin de rentrer dans ce cercle bien matérialisé par la théorie du donut. Il s’agit de ne pas extraire plus que ce que la terre peut supporter pour se régénérer.

Une transition déjà amorcée par le mouvement des villes en transition, mais qui a besoin de changement économique et d’un portage politique. Sans les actrices et acteurs de la transition, le monde politique ne fera rien. Et inversement, les leviers politiques doivent permettre de soutenir massivement celles et ceux qui font déjà le monde de demain aujourd’hui ! Et qui ont cruellement besoin de soutien, financier certes, mais pas seulement : elles et ils ont besoin d’accompagnement et de se sentir en réseaux, avec d’autres qui ne participent pas seulement à une aventure individuelle mais à un projet collectif, citoyen, pour rendre enfin les territoires résilients.

Qu’est ce que cela signifie concrètement ? Cela veut dire qu’en cas de crise, d’effondrement, de pandémie, il importe de pourvoir avoir déjà des réseaux de personnes organisées qui assureront la production de bien nécessaires à la vie, à commencer par nous nourrir. Cela signifie se déplacer, se vêtir, se loger grâce à des entreprises respectueuses des personnes employées, soucieuses des matériaux utilisés, des savoirs transmis. Précisément, c’est dans ce contexte que j’expérimente avec des personnes de terrain le dispositif du revenu de transition écologique (RTE) qui, malgré son nom, ne se limite pas à un revenu individuel et monétarisé indexé sur la croissance.

Un revenu de transition écologique pour des territoires résilients

Le revenu de transition écologique (RTE) est un outil à disposition des politiques publiques visant à « accélérer » la transition, et plus encore la création d’emplois à impact écologique et social positif. Ce dispositif fait sens dans une société qui a choisi de vivre en accord avec les impératifs écologiques déduits des rapports scientifiques (GIEC / IPBES). Afin de ne pas dépasser l’augmentation de 2° de la température moyenne dans les prochaines décennies – seuil au-dessus duquel le système Terre réagira avec de trop fortes inconnues pour garantir la pérennité du vivant – nous devons réduire drastiquement nos émissions carbone, mais pas seulement : nous devons surtout stopper la destruction des écosystèmes qui menace l’équilibre de la planète et produire dans le respect des limites planétaires.

De fait, l’éthique fondatrice du RTE est éco-centrée : la protection de la Terre conditionne notre survie, à commencer par la sécurité alimentaire directement menacée notamment par des épisodes caniculaires répétés (stress hydrique, augmentation des insectes ravageurs de récoltes), des catastrophes naturelles (cyclones, méga-feux, etc.), des terres rendue infertiles à cause de l’utilisation massive de pesticides. L’enjeu est donc avant tout humain : c’est de notre survie dont il est question.

Or, les métiers de la transition, dans le biosourcé, l’éducation, la santé et la sécurité alimentaire, le textile, l’énergie,  l’agriculture décarbonnée ont besoin de soutien : pas seulement monétairement et individuellement, mais avec une formation et une mise en réseau. C’est ce que vise le RTE en aidant les porteuses et porteur d’emplois à coopérer entre eux (mutualisation d’outils, partage de terres, formation) et avec les autres acteurs locaux : créer des circuits-courts et non juste relancer la consommation. Pensons aux cantines scolaires, aux épiceries locales, aux restaurants de quartier, aux réseaux de mobilité et de distribution, à toute la chaîne de la transformation de produits aux métiers dits de bouche : c’est tout un ensemble d’acteurs clés qui peuvent être mis en œuvre dans le secteur de l’agriculture, élargi à la mobilité douce, à la vente de proximité, y compris à domicile pour les personnes âgées, confinées, donc aux soins. Autant de créations de nouveaux emplois non ubérisés.

Le RTE n’est pas juste une idée (Pour le modèle économique et le détail pratique des expérimentations en cours, voir Le revenu de transition écologique : mode d’emploi, Puf, 2020). La première coopérative de transition écologique, destinée à verser les RTE, a été créée il y a tout juste une année dans le Nord de la France à Grande-Synthe, à l’initiative du maire, aujourd’hui eurodéputé, Damien Carême. Ce dernier a perçu dans ce dispositif un intérêt complémentaire à celui du revenu minimum garanti mis en place en amont pour assurer un revenu minimal à des personnes en dessous du seuil de pauvreté (fixé à 60% du revenu médian, en moyenne inférieur à 10’000 CHF par an dans cette région).

L’histoire, la géographie et le patrimoine de cette ville du Nord se sont construits en même temps que l’histoire industrielle. Le terme de conversion écologique fait donc sens aussi ici. D’autres territoires français se sont aussi lancés : en Nouvelle Aquitaine, avec un accent mis sur la construction et les monnaies locales ; en Occitanie avec la création à l’automne prochaine de la deuxième coopérative de transition écologique. L’agroforesterie et la biodiversité y sont à l’honneur. En Suisse les discussions et pistes d’expérimentation sont en cours dans plusieurs cantons romands.

Au fond, le RTE reste un instrument combinable avec d’autres (tva circulaire, etc.) et ne vaut que si l’on a compris l’enjeu de fond qui se joue. Sans la perception que le modèle économique que nous vivons en l’état sans intégrer d’autres critères que la seule rentabilité est injuste pour les précaires, injuste pour la Terre et les autres espèces vivantes dont nous causons la disparition chaque jour, alors cet outil ne peut pas être compris ; pas plus que le mot transition et ses différents niveaux.

La transition intérieure comme piste à (pour)suivre ?

C’est bien de transition économique, politique mais aussi sans doute intérieure dont nous avons besoin. Beaucoup de travaux ont été développés sur la critique de la croissance, du consumérisme. Et quid de la transition intérieure et de son lien à l’écologie ?

Je suis persuadée que la crise inédite et tragique que nous traversons peut nous pousser à opérer ce « déclic » d’une recherche de sens dans son travail, dans sa vie. Et peut-être nous aider à glisser vers cet état particulier de la transition dite intérieure : comment renaître et s’éveiller à son propre lien à la nature et à son intériorité ?

Notre intériorité, c’est aussi bien le jardin de Voltaire, que la rose du Petit Prince ou le recueillement dans sa connexion à la perception d’autre chose que soi mais en soi. Cela consiste simplement à définir l’espace propre de son intime intériorité de pensée, de sa reliance en soi, interconnectée aux autres. Et dans les autres, cela inclut le vivant (et le non-vivant) dans son ensemble : les mondes minéraux et végétaux sont d’une importance capitale pour les cultures et l’identité des peuples premiers. En reconnaître l’importance en accordant des droits à des espaces dits « sacrés » pour ces peuples, à l’instar de fleuves, de sites, de montagne, permet de les protéger juridiquement et de lutter contre la déforestation qui nous menace mondialement.

Attention, cela ne signifie pas que nous devions nous obliger à penser comme un membre d’un clan d’un peuple premier, mais d’accepter humblement que leurs croyances ne sont pas forcément moins louables que celle de penser qu’aller sur Mars sera la seule solution pour notre espèce. Au contraire, les chercheur.es contemporains et les spécialistes de la biodiversité montrent que les connaissances des peuples premiers, sans être issus de nos universités, sont compatibles avec la protection du vivant. Anthropologiquement, elles sont mêmes bâties sur cette protection qui respecte le cycle de régénération de la terre.

Peut-être pourrions-nous aussi nous interroger et développer ce lien à la nature telle que nous la ressentons en nous, ce lien à une inter-relation qui n’est pas juste humaine. Après tout, dans un siècle qui ne cesse de revendiquer la « transition », reconnaître d’autres formes de savoirs, sans récuser la science traditionnelle, bien au contraire, cela ne devrait donc pas être si sorcier…à condition de mettre un terme définitif à toute forme de bûchers et de laisser librement les personnes qui le souhaitent amorcer leur transition intérieure.

Car tout l’enjeu des transitions en cours réside dans la compréhension de l’incroyable richesse des forces en présence, souvent insoupçonnées, dont nous disposons en nous pour créer !

(Cet article a servi de base à une publication en automne dernier pour le journal AOC)

Le chamanisme : une maladie mentale ou une voie inspirante ?

Le néo-chamanisme est une pratique qui semble avoir le vent en poupe à en croire les articles de plus en plus en plus nombreux qui apparaissent sur le sujet. Dans la série d’été 2020 du Monde, consacrée à « La France des oasis », le journaliste Nicolas Truong restitue le regard et l’interprétation des membres d’éco-lieux sur leurs propres pratiques, dont des rituels d’inspiration chamanique. Dans l’article intitulé « Ne laissons pas le réenchantement du monde aux mystiques », le dessinateur et chercheur en sciences cognitives Alessandro Pignocchi explique que le rituel est important pour décupler l’énergie engagée dans la défense de la faune et de la flore.

En effet, nommer la forêt, reconnaître les oiseaux, est une manière de se rapprocher de cette nature perçue comme une alliée, une ressource à protéger. Les juristes s’engageant pour l’écocide se réfèrent à la « personnalité juridique » d’un fleuve, d’un arbre, d’une montagne ou de terres ancestrales considérées comme sacrées. Les livres inspirés du chamanisme, dont celui du chef Almir Surui, diplômé en biologie (Sauver la planète: Le message d’un chef indien d’Amazonie, Albin Michel, 2015) ou encore de l’ethnomusicienne Corine Sombrun (Mon initiation chez les chamanes, une parisienne en Mongolie, Essai, Poche, 2006) connaissent un franc succès, ce dernier ayant même fait l’objet d’une adaptation cinématographique.

Pourtant, les dérives existent aussi, y compris avec le chamanisme business : un moyen pour les populations indigènes en précarité – à cause du système d’exploitation des ressources en cours – de trouver une source de revenu suffisamment lucrative en proposant des services dit chamaniques aux touristes occidentaux en mal d’être. Fatigue, dépression, burn-out et mal d’être, besoin de « trouver sa voie », autant de motivations pour s’extraire de nos sociétés consuméristes et chercher des voies autres, loin de nos contrées. D’où le succès du tourisme chamanique, dont certaines en quelques semaines prétendent revenir guérisseurs.

Mais qu’en est-il anthropologiquement parlant ? Le chamanisme est-il une arnaque ou une véritable piste de recherche scientifique et culturelle, voire spirituelle ? Je proposerai une réponse appuyée en partie par mes notes de lecture de l’anthropologue Jérémy Narby (Le Serpent Cosmique, éd. Georg, Genève, (1995) 2012).

Anthropologie et chamanisme : un début chaotique

Selon Narby (p. 18), l’anthropologie fut fondée à la fin du 19e siècle en vue d’étudier les sociétés dites, selon les termes de Charles Darwin dans son ouvrage de 1871, « primitives », « inférieures », « vivant à l’âge de pierre ». Certains des « sauvages » auraient même, selon Edward Tylor que reprend Narby (p.19), « perdu le caractère raisonnable qu’ils nous semblent avoir possédé à leurs premières origines. Jugé du point de vue de notre standard moderne de connaissance, qui est en tout cas à un niveau élevé par rapport au leur, la plupart des choses qu’ils croient être vraies doivent être établies comme fausses. »

Parallèlement, les premiers anthropologues auraient inventé le mot « chamanisme » (celui de « chamane » serait d’origine sibérienne) pour précisément répertorier « les pratiques les moins compréhensibles des primitifs ». A ce titre, le saman, dans la langue toungouse, joue du tambour et guérit les gens en entrant en transe. Dès le début du 20e siècle les anthropologues répertorient (Afrique, Amazonie, Indonésie) des chamanes qui dansent, jouent, guérissent en buvant des décoctions de plantes.
Mais ils sont immédiatement qualifiés de malades mentaux. Georges Devereux décrit le chamane comme « un être gravement névrosé ou même un psychotique en état de rémission temporaire » (p. 21).

Avec une telle perspective sur les sociétés primitives, l’anthropologie met en place, pour s’élever elle-même au rang de science, « l’observation participante » décrite par Bronislaw Malinowski : on observe avec une forme d’éloignement dans le regard, mais de proximité dans le lieu de vie, les pratiques de ces sociétés, des indigènes afin d’y mettre de l’ordre, du sens.
Toutefois, ce faisant, la voix des « sauvages » ne compte pas, puisque supposés incapables d’analyse « savante ».

Des fous ou des savants d’un genre nouveau ?

Ce n’est qu’au milieu du 20e siècle que les anthropologues réalisent que les chamanes ne sont peut-être pas aussi fous que leur discipline les a enclins à le présupposer, et qu’ils parviennent à réellement guérir les gens. Commencent alors, sous l’impulsion de Lévi-Strauss, le début d’un virage méthodologique : de fou, le chamane devient psychothérapeute, « créateur d’ordre » et « maître du chaos ».

Dans les années 1970, certains affirment que le chamane pourrait occuper n’importe quelle profession, de médecin à avocat, en passant par philosophe et astrologue. Une décennie après, c’est l’inverse, et certains anthropologues perçoivent les chamanes comme « des créateurs de désordre » !

Comment s’y retrouver ?

Tout d’abord, rappelons un double problème central de la discipline : d’une part, la difficulté grandissante au fur et à mesure du développement de trouver des indigènes sans contact avec la civilisation occidentale ; d’autre part, la difficulté de tenir une position d’observateur à distance sans interférer.

Pour Narby, la relation que l’anthropologie entretient avec le chamane témoigne d’une projection d’elle-même comme un effet miroir (pp. 22-23) :

« lorsque l’anthropologie était une jeune science naissante, pas encore à l’aise avec elle-même, inconsciente de la nature schizophrène de sa méthodologie, le chamane a surtout été perçu comme un malade mental. Puis, lorsque l’anthropologie (« structurale ») prétendit accéder au rang de science et que les anthropologues s’affairaient à trouver de l’ordre dans l’ordre, le chamane est devenu créateur d’ordre. Depuis que la discipline vit une crise d’identité (« poststructuraliste »), ne sachant plus si elle est une science ou une forme d’interprétation, le chamane s’est mis à exercer toute sorte de métiers. Finalement, certains anthropologues ont récemment commencé à remettre en question la recherche obsessionnelle d’ordre de leur discipline, et ils ont vu des chamanes dont le pouvoir réside précisément dans la ‘sape de recherche de l’ordre’. Il semblerait ainsi que la réalité qui se cache derrière le concept de ‘chamanisme’ renvoie systématiquement le regard de l’anthropologue, quel que soit son angle d’approche. »

Que dire aujourd’hui, ajouterais-je, des rapports scientifiques, bien au-delà de la seule anthropologie mais aussi par des chercheurs en biologie, en climat, en physique qui, à travers les rapports sur la biodiversité se réfèrent en les valorisant aux travaux des peuples premiers ?

Citons le rapport explicite du GIEC et les explications reprises dans leur communiqué de presse de septembre 2019 :

« Le Rapport spécial du GIEC sur l’océan et la cryosphère dans le contexte du changement climatique présente les connaissances scientifiques disponibles les plus solides dans l’objectif de donner aux gouvernements et aux communautés les moyens d’agir, en intégrant ces connaissances scientifiques sur les changements inévitables et les futurs plausibles dans leurs propres perspectives, afin de limiter l’ampleur des risques et des impacts climatiques.

Le rapport donne des preuves des avantages qu’il y a à associer les connaissances scientifiques et les savoirs locaux et autochtones, afin de développer des options appropriées pour gérer les risques liés au changement climatique et améliorer la résilience. Il est le premier des rapports du GIEC à souligner l’importance de l’éducation pour améliorer les connaissances de base dans les domaines du changement climatique, des océans et de la cryosphère.

« Plus nous agirons rapidement et de manière décisive, plus nous serons en mesure de faire face aux changements inévitables, de gérer les risques, d’améliorer nos vies et d’assurer la durabilité des écosystèmes et des populations du monde entier – aujourd’hui comme demain» a déclaré Debra Roberts. »

Et pour marquer le lien entre une alliance des savoirs scientifiques et traditionnels, impossible à prendre en compte dans l’état de notre paradigme idéologique actuel, je me réfèrerai à ce que synthétise en quelque sorte Narby (p. 17-18) :

« Voici donc des gens sans microscope électronique ni formation en biochimie, qui choisissent les feuilles d’un arbuste parmi les quelque quatre-vingt-mille espèces amazoniennes de plantes supérieures, contenant une hormone cérébrale précise, qu’ils combinent avec une substance bloquant l’action d’une enzyme précise de l’appareil digestif, trouvée dans une liane, dans le but de modifier délibérément leur état de conscience. 

C’est comme s’ils connaissaient les propriétés moléculaires des plantes et l’art de les combiner.

Et lorsqu’on leur demande comment ils savent ces choses, ils répondent que leur savoir provient directement des diverses plantes hallucinogènes.

Rares sont les anthropologues, ou les ethnologues, qui se sont penchés sérieusement sur cette énigme. Toutefois ce blocage ne se limite pas à l’Amazonie. Au cours du siècle dernier, les anthropologues ont examiné les pratiques chamaniques du monde entier, sans jamais vraiment en saisir l’essentiel. »

Voilà donc une énigme issue d’une analyse anthropologique qui, en tant que scientifiques nous questionne. Comment l’interpréter au sein d’une théorisation « moderne » encore à construire de notre lien au vivant ? La question reste entière.

Vision, inspiration et vibration

Par ailleurs, avec l’Encyclique, Laudato Si, un grand virage théologique semble s’être amorcé aussi : sont évoquées « nos frères et sœurs, la Terre, la Lune ». Les sauvages ne sont peut-être pas ceux que l’on croit. Les peuples premiers ont simplement suivi une autre voie que la nôtre, purement technologique, en continuant de guérir la Terre, à l’instar du peuple des Indiens Kogis en Colombie (Eric Julien, Les Indiens kogis : La mémoire des possibles, Actes Sud, 2007) et de bien d’autres. Cette connexion à la Terre, au vivant, au cosmos, nous avons juste oublié d’en prendre soin. Alors nous l’avons perdue. Et, comme l’explique poétiquement David Abram, alors la Terre s’est tue.

Et j’ajouterais, la voix des Esprits aussi s’est tue… Cette ou plutôt ces voix inspirantes dont les femmes et hommes chamanes se faisaient les échos. Et auxquelles les cosmologies des différentes traditions chamaniques se référèrent pour expliquer l’origine du monde, comme l’œuf primordial contenant les eaux de l’Univers en germe.



Un œuf, mais aussi souvent un serpent, emblématique des analyses de Narby qui y perçoit un lien évident pour lui à la découverte moderne de l’ADN. Une pré-connaissance des peuples sauvages plus en avance au fond que nous le pensions à la fin du 19e siècle et pouvant nous en apprendre encore sans doute. Cela suppose d’écouter et de prendre vraiment au sérieux leur bibliothèque du vivant, dont les derniers gardiens sont aussi en train de s’éteindre sans que la relève des jeunes et de la transmission ne soit pourtant encore assurée. Les jeunes délaissent aussi certaines coutumes et quittent les villages et les terres natales pour la ville et un mode de vie plus « développé ».

Et si, nous aussi, à plus large échelle, en tant qu’êtres humains, sans nécessairement nous déplacer à la campagne ou devenir maraîchers experts, on reprenait néanmoins les choses sous un angle commun ? En faisant un arrêt sur image. Le temps de capter une émotion, une intuition, une envie … d’autre chose (que de passer sa vie à devoir la gagner dans un emploi qui nous fait horreur ou qui nous oblige à passer notre temps seule derrière un écran) ?

Une envie de « vision » pour comprendre le sens de sa vie, de notre époque, de l’avenir et du présent, pour nous-mêmes déjà ? Que transmettra-t-on à nos enfants ?

Dans nos contrées, en Europe, les savoirs ancestraux pourraient être mobilisés pour nous aider à comprendre notre passé, nous y reconnecter, et nous inviter à penser le présent pour préparer le futur. Être dans ces deux types de savoir, la technologie et le savoir traditionnel, oser et assumer l’hybridité.

En avons-nous les moyens, l’envie ? Nous ferons-nous confiance pour faire le saut de la foi en nous, renouer avec notre spiritualité, indissociable de notre culture ? Saurons-nous relire l’histoire sous un angle bienveillant mais nouveau, faire émerger une autre relation à nous-même, aux autres, au Monde ?

Après tout, nous ne risquons pas grand-chose … si ce n’est d’expérimenter une voie parmi d’autres, inspirante pour qui veut découvrir un autre paradigme. Alors soyons dans le pari pascalien, jouons, découvrons et invoquons notre droit à la déconnexion pour mieux nous connecter à nous-même, sans dépendre exclusivement de la 5G, mais avec un alignement vivifiant ! Un alignement qui prendrait en compte une double dimension de la spiritualité, verticale (corps, mental, esprit) et horizontale (relation aux mondes animal, végétal, minéral) sans craindre l’emploi d’un terme « spiritualité » qui ne se limite pas à la religion.

Au contraire, poser la question de la spiritualité invite à renouer, sans prosélytisme, avec ses racines culturelles, et des savoirs ancestraux.

Des oasis européennes spirituelles et drôles ?

Or, c’est précisément une tentation que sont enclines à suivre de plus en plus de personnes dans certaines grandes métropoles d’Europe, à commencer par la capitale française que bon nombre de jeunes, de couples – avec ou sans enfants – ont choisi de quitter pour fuir vers les campagnes. Un choix que le confinement sanitaire a d’ailleurs renforcé.

Ainsi, une partie des « néoruraux » se retrouve dans des écolieux et, comme cité précédemment dans la série d’été 2020 du Monde, dans ces « îlots de résistance », on retrouve des « prières laïques, moments de gratitude ou fête du solstice d’été ». Il s’agit de « renouer avec des temps de spiritualité qui piochent dans toutes les traditions religieuses. Le but : se reconnecter à soi, aux autres, et à la nature ». 

Voici une partie des propos recueillis par le journaliste Nicolas Truong :

« Les oasis renouvellent les rituels et réinvestissent le spirituel. Des rituels parfois christiques ou animistes, bouddhistes ou chamaniques, des cérémonies souvent bricolées et rarement dogmatiques. Au centre Amma, dans l’Eure-et-Loir, tourné vers la spiritualité indienne, on découvre, au milieu d’un jardin forestier où poussent des rangées touffues de poireaux perpétuels, un sanctuaire des abeilles, maison hexagonale dont les murs en paille intègrent des ruches vitrées. « Un lieu idéal pour le recueillement et la méditation », témoigne Pierre, ingénieur de 34 ans, pour qui cette reconnexion avec la nature est « bouleversante ».

Emblème de la monnaie locale dans la région de Villeneuve-sur-Lot ou objet d’un culte au centre Amma, l’abeille peut être considérée comme un symbole, une mascotte ou un totem des oasis, parce qu’elle est l’insecte pollinisateur le plus menacé par les pesticides néonicotinoïdes, mais aussi l’un des plus féconds en matière de production et d’imaginaire. « Un homme est fait pour planter, construire une maison et s’occuper des abeilles », déclare religieusement Pierre, qui fait également des maraudes à Paris et envisage l’approche des sans-abri comme un « état de présence et de vigilance » proche d’une « pratique spirituelle ».

Peut-on toutefois, me demandé-je, sans être initiée, faire une cérémonie avec un totem d’abeille, d’ours ou d’escargot sans prendre le risque de « se marrer », (un peu comme les enfants de chœur à l’Église derrière le dos du curé) ?

De fait, les propos de l’un des autres protagonistes de la série d’été du Monde sont intéressants à citer pour ne pas se prendre trop au sérieux non plus et garder de la distance, l’humour y aidant toujours :

« A partir du moment où l’on considère, comme c’est le cas sur la ZAD, qu’une forêt, une mare et un groupe de tritons ont des intérêts qui leur sont propres et qu’on en tient compte, on est davantage dans l’animisme que dans le naturalisme occidental. Mais aucun d’entre nous n’est animiste au sens où un Jivaro peut l’être. Les Jivaros considèrent que les plantes et les animaux ont une vie sociale semblable à celle des humains, avec leurs rituels, leurs shamans, et qu’ils viennent en parler avec les humains lors des rêves et des transes hallucinatoires. Lorsqu’on intègre des éléments de ce type dans nos rituels, c’est bien sûr avec humour et second degré. »

(Question du journaliste) La mise à distance de la cérémonie par l’humour n’empêche-t-elle pas de la vivre pleinement ?

« Absolument pas, c’est ça qui est étonnant. Selon les anthropologues, beaucoup de rituels sont d’ailleurs accomplis avec une forme de second degré. C’est flagrant chez les Jivaros. Lorsque je suis chez eux et que je leur demande s’ils croient à ce qu’ils sont en train de faire, par exemple lors d’un rituel shamanique, ça les fait rire. Lors d’une pratique rituelle, même sur des sujets graves, ils peuvent paraître très sérieux à un instant donné, et en rire aux éclats l’instant d’après. Il ne s’agit pas de mettre des garde-fous par le biais de l’humour, mais plutôt de ne pas laisser le terrain du réenchantement du monde aux mystiques. Il n’est pas nécessaire d’adhérer à une forme ou une autre d’obscurantisme pour tendre vers des relations aux plantes, aux animaux et aux milieux de vie qui se colorent de toutes les nuances de la vie sociale. Les rituels sont un outil de lutte, parmi de nombreux autres, pour s’attaquer à la suprématie de la sphère économique et au rapport utilitaire au monde qu’elle impose. »

Pour terminer sur une touche personnelle, je témoignerais avoir moi-même cherché à « enquêter » sur le chamanisme, (notamment pour la collection Nouvelles Terres aux Puf) avec un doute très ancré sur ce que j’allais ou non découvrir. Et je révèlerai ici le souvenir d’un énorme fou rire avec un ami cher m’accompagnant dans ce stage découverte durant les explications sur la coupe de branches d’arbres en forêt. Nous en rions encore souvent, et je n’évoque pas même l’expérience de la hutte de sudation. Pour être honnête, je ne suis pas certaine du tout que nous ayons tout à fait parfaitement compris – et surtout suivi – les consignes de coupes en forêt, mais je pense que nous avons bien expérimenté le sens profond de l’exercice : chercher à nous faire sentir la reliance. De la tête aux mains, jusqu’aux racines des arbres. Respecter les cycles de la nature. Protéger le vivant. Et le tout en riant. A commencer de nous-mêmes.

N’est-ce pas le socle d’une spiritualité de la transition ? Apprendre l’humilité, qui a la même racine que humus, la terre ?

En ce sens, la pratique du chamanisme, comme celle que propose Gilles Wurtz par exemple (Chamanisme celtique, une transmission de nos terres, Véga, 2013), mettant en garde contre le charlatanisme et se resituant dans une perspective celtique ancrée dans notre histoire, helvète ou gauloise (!), peut constituer, anthropologiquement parlant, au même titre que d’autres pratiques spirituelles traditionnelles ou revisitées, une voie inspirante sur le chemin très personnel et pourtant universel des transitions.

 

Cet article a été publié le 24 octobre 2020 sur le site de la Revue de la pensée écologique

Les sorcières sont-elles de retour ?

Longtemps associée à une connotation de femme dangereuse, méprisable, diabolique et malfaisante, la figure de la sorcière connaît depuis quelques années un regain d’intérêt marqué et remarqué : dans les médias jusqu’aux articles scientifiques sur l’éco-féminisme, en passant par les ouvrages en la matière qui produisent de véritables best-sellers : la saga Harry Potter, les écrits de Starhawk ou ceux de Susan Fletcher (dont Un bûcher sous la neige, Plon, 2010).

Que signifie ce renouveau et comment l’interpréter dans une optique de transition qui nous invite à repenser les symboles, nos récits communs, et le lien à notre propre spiritualité individuelle et collective ?

L’Age d’or des bûchers

Au 15e siècle, le diable est omniprésent dans les imaginaires, et l’idée de groupes de personnes qui tireraient leurs dons spéciaux de Satan a fini par s’imposer durablement pour un ensemble de la population. Qualifiées de sorciers ou de sorcières, des hommes, souvent vagabonds et errants, et principalement des femmes, sont accusées de pratiquer des pactes avec le diable et de s’adonner à des rituels sacrificiels, des maléfices, des pratiques sexuelles contre la moralité. Pour aider à justifier ce génocide, un traité, rédigé par deux Dominicains allemands, s’appuyant sur des arguments théologiques, est publié en 1486 (ou 1487 selon Odile Chabrillac) : Malleus Maleficarum. Ce traité sera largement utilisé et adopté par les Catholiques et Protestants.

Un demi-million de femmes périront en effet durant cette longue chasse qui dure tous les 16e et 17e siècles avec les rois de France notamment, à l’époque dite moderne. Pour Françoise d’Eaubonne, s’organise ainsi un « sexocide », du titre de son livre de 1999, ou encore, selon les historiens, un « gynocide ». Des femmes brûlées, noyées, seules ou avec leurs enfants. Mona Chollet dans son essai (Sorcières : la puissance invaincue des femmes, La Découverte, 2018) rappelle les horreurs, sévices et humiliations que ces femmes ont dû endurer, dans leur mort même, de la part de leurs geôliers.

C’est à l’historien Jules Michelet au 19e siècle que l’on devra – enfin après des siècles de silence absolu –, une prise de position dans un livre qui fait scandale auprès des autorités ecclésiastiques.
Il faudra passer par une règlementation progressive qui se déplace petit à petit des méfaits et liens au diable, aux sorts et aux potions. C’est de l’autorité que sont venues les accusations de départ, et c’est de l’autorité que viendront ensuite les amorces de protection des accusées, avec une fin tardive et féroce en Suisse (plus de 2000 bûchers, voire jusqu’à 4000 selon le Dominicain Franck Guyen dans son ouvrage intitulé Quand les religions font mal (Cerf, 2018) : la dernière sorcière exécutée étant « la Catillon » à Fribourg dont une place porte aujourd’hui son nom.

La directrice de la Fondation « Mémoires d’ici » dans le Jura Bernois a numérisé un recueil d’actes d’accusations datant de l’époque des Lumières. Elle s’interroge sur la manière dont un siècle dit des Lumières, a pu autant justifier l’usage de la torture  pour des pratiques qui, à l’instar de la connaissance des plantes, suscitent aujourd’hui un grand intérêt, même si tout le monde n’apprécie pas les musées de sorcellerie, notamment en Argovie.

Une histoire de meurtres ciblés qui dérange

Dans son ouvrage intitulé Âme de sorcière (Solar, Pocket, 2019), Odile Chabrillac, naturopathe, psychothérapeute et journaliste, met en garde :

« lorsqu’on évoque les sorcières, il est important de se méfier de l’image d’Épinal que ce mot peut véhiculer. Nous savons trop peu de choses pour pouvoir être péremptoires sur le sujet. Il n’empêche, il est clair qu’un pouvoir en place n’aurait pas cherché à éradiquer des personnes conformistes, ne présentant pas le germe d’un éventuel danger. Les hommes ont cherché à faire plier celles qui dérangeaient en tant que femmes, cela ne fait aucun doute, mais très probablement surtout en tant que femmes libres. » (p. 58).

Au Moyen-Âge, contester l’ordre établi pour une femme était un crime. Dans The Oxford Handbook of Witchcraft in Early Modern Europe and Colonial America, (Brian P. Levack, 2013), la professeure d’histoire européenne, Alison Rowlands, précise que les accusations contre les femmes portaient bien sur celles qui « remettaient en cause la vision patriarcale de la femme idéale ».

A la suite de la bulle pontificale du Pape Jean XXII en 1326, mettant en garde contre la sorcellerie, les meurtres de femmes, déjà amorcés au 10e siècle, s’amplifient jusqu’au 18e siècle. Des femmes de toute condition sociale, de tout âge, même si un décret (mandement) en 1595 de Philippe II pour les Pays-Bas espagnols cible plus spécifiquement les vieilles femmes comme suspectes de sorcellerie. Et, comme le note Odile Chabrillac :

« bon nombre de ces prétendues sorcières sont des femmes isolées, n’ayant ni fils, ni mari, ni frère, et dont les biens destinés à tomber en déshérence échappent aux règles normales de succession, lesquels sont donc susceptibles de stimuler certains appétits. Notons également que les deux tiers de leurs accusateurs furent des hommes, chacun y allant de son fantasme, de son inquiétude, de sa projection… » (p. 31).

Ce que montrent les travaux des ethnologues et des essayistes, c’est que la plupart des victimes sont surtout des femmes du peuple, mariées ou non, mais souvent guérisseuses, thérapeutes, sages-femmes, qui avaient une connaissance médicale des plantes et de la nature. Une nature que l’on cherche précisément à privatiser (mouvement des enclosures), mettant aussi fin à l’accès, pour les populations dont les vagabonds dit sorciers, à de nombreux espaces autrefois « communs », qui constituaient autant une forme de « garde-manger » pourrait-on dire, que de pharmacie vivante.

Dans un siècle dominé par les hommes et où le rôle des femmes se cantonne à la vie de famille et au servage, on peut se douter que cette autonomie en matières d’alimentation, de soin, d’accès à la « co-naissance » dans le contrôle des naissances aussi et la régulation de la natalité, puisse déranger les rapports de domination.

De plus, laisser pratiquer et transmettre par des femmes libres et savantes un savoir autre que, d’une part, celui de la science de l’époque (les universités se créent nouvellement par et pour les hommes) ; ou, d’autre part, laisser pratiquer et transmettre par des femmes libres et savantes un savoir autre que celui de la foi chrétienne (un monde d’hommes aussi), conférait un pouvoir dangereux pour des autorités soucieuses de le centraliser. On rappelait alors aux femmes leur rôle premier de mères, d’épouses et d’intendance. Et on mettra à mort celles qui ne s’y conformeraient pas.

Les sorcières en 2020

Pour l’ethnologue Magali Jenny, le retour du terme même de « sorcière » est lié aux mouvements féministes, amorcé dès les années 1960 aux USA et plus tardivement en France et en Europe. Aux États-Unis le mouvement néo-païen wicca fait des émules. Même les universitaires s’y intéressent désormais, par le biais de l’écoféminisme notamment, terme inventé en 1974 par Françoise d’Eaubonne.

A Genève, le 14 juin 2019, des Romandes revendiquent les figures de sorcières et ont participé à la grève des femmes.

Pour autant le féminisme ne se réduit pas à l’écologie. Comme le montre un récent article du Point paru en 2020 sur le sujet, certaines trouvent trop « mystique » mais aussi trop « essentialiste » l’exaltation de la femme, de son corps, de ces cycles semblables à la nature. Une journaliste écrit :
« comment ne pas trouver niaises ces dames qui dansent autour d’un arbre et adorent une prétendue déesse ? Où est leur fondement théorique ? »

Un jugement sévère sans doute au regard de la philosophe Catherine Larrère, selon laquelle (dans une postface à Reclaim) l’écoféminisme permet une redécouverte et une réappropriation du corps. Cela inclut le droit d’exprimer ses émotions, son empathie, au-delà de la seule rationalité.

J’ajouterai que cela autorise aussi à se maquiller, à se montrer volontairement niaise, à faire des hugs à des arbres (ou pas). En un mot « le droit » de revendiquer et pratiquer sa spiritualité (ou la renier) en toute liberté !

Une telle revendication serait-elle banale ? Pas tant que l’on ressent encore à ce point la dictature sociale qui pèse sur les femmes : à elles de devoir être toujours fortes et de cumuler les casquettes au risque de se le voir reprocher si l’un des champs n’est pas rempli selon des critères encore flous et surtout posés par des hommes.

Combien de fois ai-je moi-même, pourtant dans le cercle des privilégiées, entendu dire par des personnes « éduquées », ayant un doctorat la plupart du temps, censés (au masculin volontairement car rarement des femmes) être « pour l’égalité » et cependant me reprocher de ne pas « pouvoir tout faire » ? Et d’inventer que je n’y arrive « forcément pas ». Quelle est la peur de certaines personnes face à une énergie que visiblement ils ne comprennent pas ?

C’est à cause de cette incompréhension que l’on a brûlé des millions de femmes. Et que l’on est prêt à laisser en faire calomnier d’autres. Dans ces conditions d’inégalités hommes-femmes encore trop marquées pour ma génération, je comprends que se revendiquer « sorcière » ait une portée politique intéressante sociologiquement.

Au fond, des tâches multiples sont encore trop assurées par les femmes selon des études récentes : les femmes à charge de famille monoparentales sont les plus précaires, et cumulent différents emplois pour tenter de joindre les deux bouts.

C’est d’ailleurs aussi ce qu’a malheureusement aggravé le confinement. Un scandale en Malaysie a été déclenché par un conseil du ministère dédié aux familles, expliquant que les femmes, même confinées à la maison, devaient continuer à se montrer coquette et maquillée sans « embêter leurs maris ».

Si le « droit à s’exprimer » pour les femmes grandit, la partie n’est pas encore gagnée !

Hommages aux femmes massacrées : quelle spiritualité ?

La chasse aux sorcières aura duré des siècles … et dure encore pour des millions de femmes dans le monde pour lesquelles le mot liberté reste encore et toujours un concept creux et douloureux. Sauf qu’on ne les accuse plus d’être des sorcières. Être une femme suffit à justifier l’injustifiable.

« Rendez-nous nos filles » n’est malheureusement pas possible à l’échelle planétaire. Qui hurle à la guerre et à la lutte armée n’est généralement pas celle qui va sur le front où les premières victimes sont les femmes et les enfants, tout comme 80 % des réfugiées. Une guerre civile signifie viols et tortures pour les femmes avec l’assurance de voir leurs enfants mourir.

Si Malraux évoquait un siècle de spiritualité, espérons que les femmes y aient enfin une juste place et qu’on les laisse exprimer une autre forme de savoir. Une femme ne met pas au monde un ou des enfants pour les voir se faire sacrifier.

Au final, si, suivant une certaine interprétation écoféministe, on lie le massacre des femmes au carnage écologique, alors on peut dire – dans une formule ramassée mais éloquente – que l’on a reproduit sur les femmes le rapport de domination des hommes sur la Terre.

Et, comble de l’injustice, pour les femmes des peuples premiers ayant subi la colonisation ou l’exploitation par l’homme blanc (beaucoup de multinationales irresponsables en sont coupables encore aujourd’hui), cela a eu la double punition de voir aussi se reproduire une inégalité en interne ; une inégalité qui n’était pourtant pas première dans leurs clans entre hommes et femmes.

Car la domination n’est pas la spiritualité première de la nature. Ce n’est pas ce qu’enseignent les plantes, dont les sorcières étaient si proches au Moyen-Âge. Qu’il y ait de la compétition, cela est évident ; mais il y a aussi de la coopération et de la symbiose. Aucune espèce animale n’a autant massacré ses femelles que notre espèce dite évoluée.

Le dualisme homme-nature est surtout un dualisme à dépasser par l’écoféminisme, mais pas seulement. La science telle que nous l’enseignons n’est pas exempte de failles. Nous devons faire preuve de respect pour les cultures et savoirs qui ne sont pas les nôtres, qui ne méritent pas notre dédain et encore moins leur destruction sur fond d’ignorance arrogante.

Accueillir les savoirs anciens et les nouveaux, dépasser le dualisme, rendre l’avenir de notre monde moins angoissant, faire que les peuples se parlent et inventent des solutions techniques et sociétales ensemble avec un imaginaire renouvelé de la coopération, sans doute est-ce l’une des tâches des sorcières d’aujourd’hui et de demain.

Un programme qui, pour les hommes et les femmes vraiment modernes, ne devrait pas être si sorcier.

Cet article a été publié sur le site de la Revue de la pensée écologique le 13 octobre 2020. 

Pourquoi le mot “spiritualité” fait-il peur ?

A l’occasion du festival Alternatiba à Genève, j’ai eu la chance de participer le 22 septembre passé à une table ronde sur « La place de la spiritualité dans la transition ». Et je reçois beaucoup de demandes autour de son enregistrement. Les propos qui ont été échangés avec Noémie Cheval et Michel Maxime Egger, seront bientôt restitués sur le site de la Pensée Ecologique.

Pour ce blog, j’aimerais me concentrer sur le mot même de « spiritualité » dont j’ai constaté (et relevé au début de la table ronde) qu’il suscitait souvent un malaise, pour ne pas dire une frayeur. Pourquoi évoquer la spiritualité fait-il si peur ? Cela a-t-il à voir avec le sentiment d’une intrusion dans la sphère privée, celle des croyances personnelles et devant le rester ? Ou bien cela a-t-il à voir avec le mot lui-même, ou encore avec les confusions qu’il peut susciter ?

Spirituel, vous avez dit spirituel ?

D’après une étude du Monde de 2015, plus de la moitié des Français ne se réclament d’aucune religion. Le pays où se concentrent le plus d’athées est la France (40%). D’après cette même enquête du Monde, les personnes se déclarant catholiques et allant à l’Eglise représenteraient un pourcentage de 4,5%. L’étude est intéressante en ce qu’elle tente également une corrélation avec le PNB tout en relevant des biais, notamment la confusion entre athéisme, agnoticisme et déisme. Mais attention la spiritualité n’est pas la religion ! Et au niveau mondial, la proportion de personnes déclarant appartenir à une religion avoisinerait les 60%.

Pour ma part, j’ai remarqué que je me sentais obligée, rien qu’en prononçant le mot « spiritualité », et sans même qu’on me le demande, de justifier que j’employais ce mot de manière étendue, large, pour tout dire « laïque ». Donc j’emploie ce terme sans prosélytisme pour une quelconque religion. Mais quelle boîte de Pandore craint-on d’ouvrir en utilisant ce mot ?

La spiritualité n’est pas la religion

Dans une interview pour Le Point du 10 décembre 1975 Malraux déclarait:

« On m’a fait dire que le XXIe siècle sera religieux. Je n’ai jamais dit cela, bien entendu, car je n’en sais rien.Ce que je dis est plus incertain. Je n’exclus pas la possibilité d’un événement spirituel à l’échelle planétaire ».

Sept ans plus tard, dans les « Cahiers », aux éditions de l’Herne, Malraux précise:

« Si le prochain siècle devait connaître une révolution spirituelle, ce que je considère comme parfaitement possible, je crois que cette spiritualité relèverait du domaine de ce que nous pressentons aujourd’hui sans le connaître, comme le XVIIIème siècle a pressenti l’électricité grâce au paratonnerre. Alors qu’est-ce que pourrait donner un nouveau fait spirituel (disons si vous voulez : religieux, mais j’aime mieux le mot spirituel) vraiment considérable? Il se passerait évidemment ce qui s’est passé avec la science. » 

Pour différencier la spiritualité de la religion, je me réfèrerai à la double dimension de la spiritualité qui n’est pas simplement une croyance reçue du dehors, relayée par un tiers (prophète, Messie), mais l’expérimentation directe, « en soi », d’un « autre que soi ». Avec une double dimension, verticale et horizontale.

Ainsi, dans la dimension verticale d’une spiritualité éprouvée, je peux avoir le sentiment que les aspects physiques et intellectuels de mon être, même satisfaits, ne suffisent pas nécessairement à réprimer un besoin autre qui peut s’exprimer par des questionnements dits « métaphysiques » : celui du « sens » de ma vie, de mon travail, de ce que j’aspire à la fois à être et à faire, de mes inquiétudes, mes questions sur l’après (y a t-il une vie après la mort ?).

Bref, des questions que l’on se pose souvent vers 8 ans, mais que l’on peut oublier ensuite, faute d’avoir pu trouver les substances pour les nourrir, ou les espaces pour les développer. Et cela n’a rien à voir avec la seule religion, ni la philosophie d’ailleurs. Cela peut avoir trait avec la musique, l’art, la nature… l’émerveillement face à un lever ou à un coucher du soleil, la plénitude dans la joie du rire des enfants, la communion de sentiments, de joies partagées avec des proches.

C’est le sentiment de sentir la reliance à quelque chose qui nous dépasse. Telle est la dimension horizontale de la spiritualité à laquelle appelle la dimension verticale. Que ce quelque chose soit d’autres êtres humains, ou des arbres, ou des animaux. C’est en une formule ramassée le sentiment de ressentir quelque chose de plus grand que soi. Au point parfois de ne faire qu’un avec cet autre, l’Univers. Et d’en ressentir une joie immense, une émotion puissante.

Mais une colère aussi, violente parfois, quand on ressent l’atteinte à ces autres êtres vivants qui partagent notre vie, notre habitat commun. Car en tant qu’êtres humains, nous sommes des êtres violents, c’est-à-dire en proie une énergie à canaliser sans la renier en lui faisant de la place.

Intériorité et reliance : une double dimension

Comme l’explique Iwan Asnawi dans son livre que j’ai eu la chance de traduire et d’adapter, L’esprit de la Jungle, c’est ici que le bât blesse : quand on confond spiritualité et religion. Et que cette dernière est utilisée à dessein politique seulement, tel que cela a été le cas en Indonésie par exemple. Alors on oublie la spiritualité de base, innée, ce qu’il traduit par « le fait que chaque enfant en naissant a une connexion directe avec l’univers » ; selon lui, une « pure » énergie.

Et ce que je reformule par un potentiel de développement de son intériorité. Mais il ne s’agit pas juste de « développement personnel » en tant que technique de perfectionnement (aussi restrictive qu’un usage du yoga par des militaires avant le combat), outil pour se sentir juste bien ou mieux en vue de de se complaire dans une société qui nous pousse à la surconsommation effrénée, au détriment de la Terre.

Notre intériorité, c’est aussi bien le jardin de Voltaire, que la rose du Petit Prince ou le recueillement auprès de ce le croyant appelle Dieu, autrement dit le tout autre que soi mais en soi. S’il s’agit d’énergie, cela consiste simplement à définir l’espace propre de son intime intériorité de pensée, de reliance en Soi, mais interconnectée. C’est ainsi que je définirais la spiritualité en terme de ressenti, et sans que cela empêche de la conceptualiser autrement.

Quelle(s) spiritualité(s) pour les transitions ?

L’enjeu des transitions en cours et de l’avenir de notre humanité, ni plus ni moins, réside dans la compréhension de l’incroyable richesse des forces en présence souvent insoupçonnées dont nous disposons en nous, pour créer, nous créer, et faire que nous soyons, comme disait Gandhi, le changement nous même que nous souhaitons voir dans le monde.

Alors quel monde souhaitons-nous ?

Avant de prétendre à un droit absolu sur la nature, peut-être gagnerions-nous en tant qu’être humain précisément à nous souvenir que nous en sommes d’abord et modestement issus. Cela nous permettrait peut-être de mettre un terme à une pensée dualiste pour s’ouvrir au ternaire.

Et reconnaître en le ressentant que nous co-habitons avec les mondes minéraux, végétaux, animaux…que nous ne pouvons sans danger pour notre propre espèce sur-exploiter et détruire en continu.

La spiritualité n’est pas donc pas un savoir mais bien plutôt une expérience, je dirais même une expérimentation. Elle se travaille et se développe dans son être et se travaille : seul.e ; en groupe ; avec ses propres outils, des travaux qui relient (TQR) aux ateliers de chant, méditation, chamanisme, prière, culte, ballades, musique, arts, jardinage, silence, sport en plein air, bref à chacun.e sa méthode !

L’enjeu n’est pas l’arrivée la plus rapide, mais le chemin. Sans jugement. Sans même devoir revendiquer le mot spiritualité. Ce qui nous manque encore ce sont des espaces pour le faire, des espaces légitimes qui en reconnaissent l’importance. L’importance d’être, de persévérer dans notre être (Spinoza).

Peut-être y trouverions-nous ou consoliderions-nous des bases solides intérieures pour mieux respecter les différences; et renverser la violence des dominations qui peuvent nous exaspérer sans passer soi-même par la violence physique mais en la canalisant pour œuvrer vers des changements structurels de fond.

Aura-t-on le courage d’oser assumer notre propre héritage et avenir spirituel tel que pressenti par Malraux ? Après tout, revendiquer une transition écologique, n’est-ce pas se demander s’il existe autre chose que la seule matérialité sensible, destinée à nos consommations ? Assumer notre finitude et celle du monde pour mieux vivre l’instant présent, l’ici et le maintenant.

En ce sens, une transition dite intérieure alimente tout autant la transition écologique qu’elle en résulte. Et c’est peut–être bien au fond l’une des dimensions qu’il importerait de prendre en compte dans la construction d’un nouveau paradigme de civilisation en faveur du vivant.

Nous avons encore 10 ans pour agir. Après, le destin de la terre et partant le nôtre, ne sera plus entre nos mains. Et c’est de cela dont nous devrions avoir le plus peur.

 

Peut-on (vraiment) vouloir être immortel?

Après des semaines passées à côtoyer jour après jour les chiffres froids du décompte des victimes de la tragédie sanitaire, et la courbe morbide des pics de la pandémie par pays, c’est un peu comme si la mort s’était invitée dans notre quotidien. Parallèlement, anxiété, déprime, maladies psychosomatiques post enfermement (dont crainte de l’autre et phobies sociales), ont vu leur taux grimper toute classe sociale confondue, bien que les plus précaires soient encore injustement davantage touchés.
Avec le Covid 19, le mot « santé » que l’on se souhaite au nouvel an reprend tout son sens. Tout comme celui de « liberté », associée aux débats sur le traçage numérique des malades, et la crainte latente de nous retrouver contrôlé.e.s et analysé.e.s dans nos moindres faits et gestes. Si les Européens se méfient (en général) de l’introduction de technologies à tout prix, en Asie, particulièrement en Chine, les gens sont plus enclins (de fait) à associer santé et contrôle étatique, via des technologies dans lesquelles ils excellent désormais.
Dans un autre registre, doit-on s’attendre à ce que cette crise sanitaire réveille les débats passionnés sur le transhumanisme ? Pour échapper à une mort certaine, peut-on vouloir dépasser notre mortelle condition humaine, rappelée effrontément par un petit virus ? Voudrions-nous vraiment être immortels ?

L’immortalité, un mythe ancien
Dans les monde des esprits qui peuplent les pratiques chamaniques depuis la naissance de nos civilisations, en Egypte ancienne, dans toute la mythologie grecque puis romaine, l’immortalité apparaît comme le privilège absolu des dieux. Par leur existence permanente, à la fois dans et en dehors de notre monde, les dieux se démarquent de notre condition humaine de simple mortels. Les religions monothéiste n’échappent pas à ce mythe de l’immortalité, que ce soit à travers celle d’un Dieu unique ou celle de nos âmes qui, selon le Dieu de leur religion, se seront suffisamment efforcées de gagner le Paradis loin de l’Enfer.
De fait, si l’on n’est pas certain de se trouver du bon côté une fois dans l’au-delà, il devient plus que légitime de vouloir être immortel. Honnêtement, dans les conceptions médiévales de l’Enfer nous menaçant de brûler dans un feu éternel sous les tortures de démons, qui aurait envie de se réjouir de la mort ?
Paradoxalement, le déclin relatif des religions dans nos sociétés hyperconsuméristes (relatif car 60% des personnes dans le monde pratiquent une religion selon une étude citée dans Le Monde en 2015) n’a pas pour autant effacé ce mythe.
En fait, la quête à l’immortalité par la grâce des dieux ou d’un Dieu unique, s’est simplement déplacée sur la quête de la technologie à la rescousse de la jeunesse éternelle. Jeune et beau de préférence, Kairos kai Logos disaient les Grecs.
Toutefois, si les Anciens étaient vénérés (je laisse au masculin, Aristote à l’époque estimant que les femmes n’avaient pas d’âme), du moins respectés pour leur sagesse, aujourd’hui les plus anciens, riches ou pauvres, ne peuvent plus vivre avec nous dans des appartements peu adaptés, mal équipés, peu médicalisés. Vieillir est perçu comme un symbole de décrépitude, de mort proche.
Aux Etats-Unis, le mythe du corps parfait est toujours bien présent. Et c’est dans ce pays (dont dans la Sillicon valley) que le transhumanisme connaît sans doute le plus de supporters : pour échapper à une perception de la mort comme fin ultime, doit-on passer par un matérialisme suprême ? Echapper à la finitude de notre matière par une recherche sur la matière ?

L’homme robot : avancée technologique ou post-humanisme ?
Après la conquête du feu, puis celle de l’Ouest, se joue la conquête de la machine sur l’être humain. Si l’on part du principe que l’Homme est une espèce limitée à cause des ses faiblesses matérielles, dont principalement sa condition mortelle, (accélérée par les maladies ou les pathologies en puissance), et que l’on pense que ces faiblesses sont technologiquement surmontables, alors il est tout à fait opportun de vouloir repousser les limites de cette mortalité. Mais de là à en faire un idéal et la priorité des politiques publiques, cela ne paraît pas sérieux. Et pourtant cette quête a bien un nom : c’est le volet politique du transhumanisme.
En augmentant l’être humain diminué par la modification de sa constitution biologique, ou en l’amalgamant avec des matériaux pour en faire une sorte de RoboCop, on est dans l’idéal transhumaniste (volet intellectuel). Une étape donc en soi avant la fin de l’humanité, espèce dépassée, au non d’un idéal individualiste et progressiste toujours plus fort comme l’explique le chercheur Olivier Rey auteur du livre intitulé Leurre et malheur du transhumanisme, publié en 2018 chez Desclée de Brouwer.
Grâce aux technologies, à la connaissance scientifique, aux vaccins, nous avons pu sauver des millions de personnes et accru notre espérance de vie, dont celle des femmes en couche et des jeunes enfants. Devenir des hommes ou des femmes physiquement standardisé.e.s, au sang alimenté de cellules souches et à l’intelligence enrichie dans la sélection de nos gènes et de nos enfants fera-t-il de nous des êtres plus près des ou du Dieu ?
C’est ce que prétendent les transhumanistes, dont certains préfèrent le terme « amortalité » à celui d’immortalité : la mort devient ainsi un choix, l’idéal étant de vouloir vivre le plus longtemps possible, et sans doute à terme, éternellement.
Mais en voulant à tout prix devenir physiquement immortels, ne sacrifions-nous pas notre propre humanité ? Une humanité dont justement la vulnérabilité en fait la spécificité.

La condition humaine dans la finitude et non dans la solitude !
C’est bien de notre mort dont il est question dès notre naissance, et c’est la manière dont nous l’appréhendons qui fera la qualité et le sens de notre vie. Philosopher disait Socrate, c’est apprendre à mourir. Alors que signifie vivre en se sachant des personnes mortelles ? On peut se demander ce que serait une vie d’homme ou de femme robot dont l’enveloppe corporelle serait transmutable à souhait, transposable même d’un corps à un autre avec un système d’âme téléchargeable sur une clé type USB à l’instar de la série fantastique « Altered Carbon ».
Pour les transhumanistes, je cite un passage du site de l’association française de transhumanisme, cela permettrait aux femmes de ne plus enfanter et de revoir même le modèle de couple grâce à un détachement des « soins » et de « l’appel de l’enfant » : « Lorsque le corps s’affranchit de l’instinct et du joug hormonal, le calcul rationnel et la raison, prennent le relais ». Ainsi, « pourrions-nous voir se développer des modèles alternatifs de soins délivrés aux enfants en bas-âge et de nouveaux champs de services à la personne s’ouvrir à l’heure du tout automatisé, ou même les robots commencent à jouer les auxiliaires de vie ».
Personnellement, je doute que le soin apporté par un robot à un enfant et à un proche soit aussi apprécié que celui d’un être humain, proche ou soignant.e. Il y a de la joie à donner et à recevoir des soins, c’est ce que l’on nomme le care, et l’éthique du care. On reçoit beaucoup de bonheur en négociant et en parvenant à s’organiser dans un couple pour partager les tâches en sachant que nous aurons été utiles à d’autres (adolescents ingrats compris comme proches malades reconnaissants). Quelle joie de ressentir l’affection et l’amour de et pour nos proches dont nous avons été privés !
Sans une quête de sens, une philosophie de vie, tout simplement la volonté de vivre en osant rêver de petits bonheurs simples et partagés, le dépassement de la matière par et pour plus de matière n’a guère de sens. Manger des fraises toute l’année ne vaut pas le plaisir de goûter à celles de saison, juteuses et excellentes ! Que vaut un jour sans fin sans la coupure de la nuit ? Comment reconnaître une bonne ou une mauvaise action sans le curseur des autres et de son instinct en soi, son intuition qui vaut autant que la raison et mieux que le simple « calcul froid et rationnel » ? En femme robot pourrais-je encore aimer ? Saurais-je que ce qui me rend triste aujourd’hui s’effacera pour une joie demain ? Dépasser les dualismes raison/émotion trouver son propre chemin de vie, tel est bien ce que nous pourrions nommer aujourd’hui notre « spiritualité » qui fait cruellement défaut au volet seulement intellectuel ou politique du transhumanisme.
Etre humain ce n’est donc pas simplement compter le nombre d’années que nous avons à vivre, c’est faire en sorte que les années que nous vivrons seront harmonieuses, heureuses, remplies de nos imperfections, de nos erreurs, de nos succès et surtout de nos choix, libres, d’être humains limités, mais pas tout seuls. Nous avons besoin de trouver l’Autre que soi en Soi, par-delà la matière, mais pas sans elle non plus. En une formule ramassée : immanence et transcendance à taille humaine.

Le cycle de la vie en quête du bonheur : mortel non ?
Pour lutter contre le Covid 19, en l’absence de vaccins et de connaissances claires établies, nous avons eu recours au confinement, archaïque certes, dans un isolement subi, mais en l’absence de tests de dépistage et de traitements, il semblait difficile de faire autrement. Au fil des jours, nous avons éprouvé les joies et les limites de la technologie, des connections ratées ou partagées.
Pour autant, nous avons aussi pris conscience durant cette crise que nous étions vulnérables certes, mais aussi interdépendants. La solidarité nous a rendu plus fort. Moins seule.s, soudé.es et solidaires, jusque dans ces files pour déposer des paquets pour d’autres familles, dans le besoin, surprises par la crise économique, et devant se rendre dans des banques alimentaires pour juste se nourrir ou nourrir leurs enfants.
L’innovation technologique n’est pas tout : n’oublions pas qu’elle n’a de sens qu’au service des humain.e.s. Rendre la vie des personnes en souffrance plus agréable, éviter le maximum de douleurs, de maladies, telle peut bien se comprendre et s’apprécier la visée idéale de la technologie ; mais aucune de nos pathologies matérielles ne peut justifier de faire de nous des sous ou des post-humains. Jamais aucune technologie ne nous donnera la clé du bonheur, de l’amour et de la paix intérieure. Car c’est en descendant au plus profond de nous, par la transition et l’équilibre intérieurs que nous pourrons trouver la paix, et accepter l’idée que les meilleures choses ont une fin.
La vie est un cycle duquel nous ne pouvons nous soustraire. L’été succède au printemps qui arrive après l’hiver. A chaque âge ses plaisirs, son évolution, ses transformations et sa fin. Dans Tous les hommes sont mortels, Simone de Beauvoir montre subtilement comment vivre éternellement représente une damnation.
Bien sur que la mort angoisse, et c’est bien pour cela que les philosophies et certaines sagesses invitent à méditer pour apprendre à lâcher prise ; les pulsions de mort sont inhérentes à celles de vie dans la théorie freudienne. Des travaux d’accompagnement dans la mort sont effectués par des psychologues spécialisés dans le deuil.
Un deuil qui a touché les gens de près avec le Covid 19 ; et un deuil également évoqué avec le réchauffement climatique et la destruction de nos écosystèmes, faisant planer encore cette menace d’une mort certaine. A l’immense différence près qu’il ne s’agit pas simplement cette fois-ci de la nôtre, mais de celle de notre espèce, et des autres, par notre seule action. De quoi donner du grain à moudre à notre psychè, devant gérer des émotions de tristesse, de colère mais aussi de déni ou de culpabilité.
A mon humble avis de terrienne, ce qui fera notre humanité dans ce siècle-ci ne résidera pas dans notre capacité à nous métamorphoser en robot (prêt à décoller dans l’espace à la recherche d’une nouvelle planète à piller), mais dans la reconnaissance de la vulnérabilité. La nôtre, mais surtout celle de la terre : une vulnérabilité que nous avons bien ressentie dans notre chair non synthétique ces deux derniers mois, et que nous pourrions intelligemment et émotionnellement mettre à profit pour nous poser les bonnes questions.
Dans quel conditionnement avons-nous grandi ? Pourquoi ne faisons-nous pas ce que nous souhaitons dans nos vies quand nous avons pourtant le choix ? Marc-Aurèle, roi et philosophe stoïcien, disait qu’il se levait tous les jours et embrassait ses enfants en appréhendant sa journée comme si elle était la dernière. Ses mots ne me sont jamais parus tant à propos qu’en cette période. Les freins et les leviers de notre psychologie profonde sont bien plus infinis que l’enveloppe matérielle supposée immortelle du plus puissant des hommes robots.
Et si le progrès au 21ème siècle consistait à miser sur l’ensemble des deux parties de notre cerveau, pas simplement celui rationnel mais sur la partie intuitive et créative qui nourrit notre être à soi, aux autres, au Monde ? Peut-être alors apprendrions-nous à maîtriser nos émotions, à se respecter soi, en tant qu’être humain angoissé et perfectible, impulsif et sage, simple mortel et divinement spirituel. Peut-être alors, en conséquence, apprendrions-nous à mieux partager les ressources pour bien vivre, pour vivre heureux tout simplement dans cette quête dite humaine aussi et que l’on nomme le bonheur.

Le chant du cœur de Marianne : Un (r)éveil des consciences !

Marianne Sébastien est une femme hors du commun, une femme de tête et de cœur qui agit en suivant son instinct, sans attendre d’injonction. Depuis 30 ans, Marianne donne et reçoit beaucoup d’amour des plus pauvres parmi les pauvres, ceux dont elle dit qu’elle a tout appris : des enfants dans les rues et les ordures, qu’elle a accompagnés dans les mines de Bolivie (où elle a vécu 5 ans), dans la mort, dans la joie, dans l’amour. Grâce à l’association qu’elle a créée il y a 27 ans, Voix Libres, et qui lui a valu le Prix International des Droits humains en 2018, c’est plus de 2 millions de personnes qui ont été aidées. Les enfants du malheur sont aujourd’hui devenus des adultes autonomes, auto-entrepreneurs, graphistes, éducateurs, comptables et avocates. Ensemble ils ont créé un Observatoire de la Justice qui a su faire adopter par l’Assemblée Législative de nouvelles lois contre la violence généralisée.

Car dans les Cités de la Bonté, le sens du collectif prime tout en laissant à chacun le libre-arbitre quant à son choix de vie. A chaque homme en prison, Marianne demande sans détour : “êtes-vous des assassins ou des hommes de paix ?“. C’est ainsi que par la parole et des thérapies intensives ils sont devenus des leaders de la non-violence. Par le chant, par des groupes de parole, Marianne, cette magicienne de la vie, à la triple formation sociale, pédagogique et musicienne, voit et aide à faire voir le meilleur en chaque être humain. Une passeuse de sens, une « retrouveuse » de dignité, d’humanité. Marianne ni plus ni moins libère les âmes, celles des victimes et celles des bourreaux, pour construire un autre modèle, une autre expérimentation de la vie.
Pour comprendre ce que signifie le concept abstrait de « résilience » et lui donner de la chair, je voulais dans ce blog livrer le témoignage d’un entretien que Marianne Sébastien a généreusement – comme elle l’est spontanément de nature- accepté de faire, afin de nous aider aussi à relativiser et à dépasser les craintes de nos quotidiens et des projections de « l’après Covid 19» ; nous aider à nourrir ce loup blanc en nous ; et renforcer notre résilience individuelle et collective.

Sophie Swaton : Pour celles et ceux qui n’ont plus rien à manger, qui n’ont pas d’eau courante ni aucun toit, que signifient les mesures pour nous élémentaires du lavage des mains et du port de masque ? Comment survivent-ils ?

Marianne Sébastien : Le covid19 signifie le risque de mourir de faim pour les plus pauvres au Sud. Être confiné dans une mine, cela signifie que l’on n’a pas d’eau, pas de vivres, aucun salaire. Les gens sont livrés à eux-mêmes, désemparés, et n’ont pas le droit de passer la douane en bas de la mine. Avec nos équipes sur place en Bolivie, nous avons pu leur apporter des oranges, des bananes, du riz et du quinoa, juste pour leur donner une chance de survivre. Eux qui sont sur la voix de l’autonomie, ce n’est pas le moment d’abandonner ! Malheureusement, en ce moment même, 30’000 enfants meurent de faim chaque jour dans le monde.

SoSw : Comment aider les enfants et leurs familles à devenir autonomes et vivre au-delà du jour le jour ?

MS : Dans tous nos projets, et plus encore avec le Covid-19, ce sont les femmes qui sont garantes de l’hygiène, de la culture des plantes et des arbres. Les enfants sont devenus des leaders, ils ont été bercés depuis le début par nos équipes avec l’exigence de devoir être libres. Nous posons la liberté comme une exigence. Cela leur permet de trouver leur liberté intérieure. Et de ressentir que le premier besoin de l’être humain c’est de prendre soin non seulement de lui mais aussi des autres. On ne le dit dans aucun manuel ! Celles et ceux qui ont connu la misère veulent aider les autres. C’est ainsi qu’en Bolivie, on a aidé directement l’an passé 500’000 personnes, vers une nouvelle société pluridisciplinaire dans laquelle on prépare l’autonomie de demain : tous les gens savent planter des arbres. Avec la crise du Covid-19, on renforce aussi les campagnes de plantation d’arbres, expliquées sur le site de Voix libres. 100% des dons reçus vont aux enfants et aux projets avec deux type d’aides : immédiates (campagne de bananes par exemple) et formation à long terme. Chaque famille aidée va planter un arbre, un avocatier, un manguier, et cela lui donne de l’espoir : je suis libre, indépendant ! En plantant un arbre, une femme sait que dans 4 mois elle aura un bananier et 3 ans de nourriture.

SoSw : A quel niveau se fait l’aide, individuel, familial, communautaire ?

MS : On travaille peu en individuel mais en groupe. J’ai été formée aux techniques de d’organisation et de développement communautaires avec des stages ATD Quart Monde où j’ai compris l’importance du communautaire avec le Père Joseph Wresinski. On ne peut s’en sortir qu’en groupe avec des outils simples pour fabriquer des micro-entreprises, des briques, des jardins et devenir indépendant. On dit souvent qu’il suffit d’apprendre à un homme à pêcher pour qu’il s’en sorte, mais je ne suis pas d’accord car il apprendra à pêcher seul. Or c’est le terreau communautaire qu’il importe de créer, pour susciter la solidarité ! C’est ensemble qu’ils vont créer. La première fois que je me suis rendue dans les mines en Bolivie il y a 30 ans, j’ai vu une telle détresse que je suis restée sur place, indignée de l’enfer découvert. Et j’ai travaillé avec des femmes surtout en leur donner des micro-crédits solidaire: je me suis rendue compte qu’avec les hommes c’était plus difficile, bien que cela change avec les nouvelles générations. Qui eut cru que je puisse par le chant, le son, relier les gens et transformer des assassins en porteur de projet ? Tous ceux qui choisissent de devenir des hommes de paix passent par des thérapies en plus du chant, avec des thérapeutes expliquant les règles de non-violence et faisant des campagnes pour les bons traitements. Aujourd’hui, il y a des constellations avec les responsables de communauté, y compris dans les bidonvilles. Des enfants que nous avons formés aux règles d’or de la non-violence envers les femmes, forment maintenant à leur tour en Bolivie l’armée et la police, c’est fou !

SoSw : Comment se transmet le savoir et se crée la résilience ?

MS : Je suis allée pour la première fois en prison avec un enfant qui allait voir son père, un dénommé Tito, assis ivre sur un tas de sciure au fond de sa cellule. A travers les barreaux, je lui ai demandé s’il voulait faire autre chose de sa vie. Il a eu un microcrédit, a arrêté de boire, s’est formée à la menuiserie, a fait des boîtes en bois, et lui qui ne savait pas lire est devenu comptable et responsable de la gestion d’autres microcrédits pour donner aux autres. Ces microcrédits solidaires n’ont rien de commercial (taux zéro). Ce sont des prêts solidaires qui ont eu un succès fou et ont permis d’avoir des diplômes non stigmatisants pour les bénéficiaires de nouveaux savoirs. Les hommes ont pu aussi créer des groupes de travail pour s’exprimer, sur leur liberté politique aussi. Beaucoup ont aussi trouvé un travail et se sont réinsérés.
Quand j’ai commencé à aider les plus pauvres dans les tunnels de bidonvilles, puis dans les ordures avec les femmes et les enfants, on créait jusqu’à 8 entreprises par mois dont une de matelas fabriqués avec de vieux cartons, de la laine de mouton, et on vendait à Santa Cruz des camions entiers de matelas. On a pu produire à partir de rien ! On a aussi créé des barres énergétique de quinoa. Car les Boliviens, à force d’en avoir arrêté la culture (exode rural) n’aimaient pas le quinoa : ils mangeaient du riz cassé de Chine, ce qui est aberrant ! On a réussi à faire face à l’exode rural : les paysans  sont revenus des bidonvilles où ils avait fui et cultivent aujourd’hui ensemble 500 ha de quinoa grâce à ces microcrédits solidaires. A Voix Libres on ne prête qu’aux plus pauvres, aux derniers.

SoSw : Pour les enfants, comment cela se passe-t-il dans les cités de la bonté ?

MS : Pour les enfants il y a plusieurs phases. Beaucoup ont vu leur maman assassinée par leur papa. Ils ont construits eux-même un havre de paix :  la Maison du Silence, avec un toit uniquement fait de cailloux en forme de cœur. Dans cette maison, le sol est en parquet, une découverte pour eux : assis, en silence, il peuvent méditer, ou coeur de leurs instruments et chanter. Des techniques spéciales font la spécificité de Voix Libres : se libérer par le chant pour exprimer des traumatismes vécus et activer de nouveaux circuits de neurones et transformer un enfant souffrant victime en être aimant actif. Avec la crise du Covid-19 et la menace alimentaire, des enfants d’une Cité de la Bonté ont cultivé des légumes pour d’autres qui mouraient confinés dans les mines. Ils ont préparé des   boutures d’arbres à planter pour survire à cette crise. Cela va donc bien au-delà des masques. Leur niveau de conscience est tel qu’ils ressentent toujours la souffrance des autres…tellement insupportable qu’ils les aident directement. Plusieurs écrivent Covid 19 sur des cerf-volants pour éloigner le virus.

SoSw : Qu’est-ce que la pleine conscience ou niveau de conscience ?

MS : La conscience est liée à la distance : jusqu’où peux-tu aimer ? Quand tu aimes ta famille, et que cela se limite à cela, cela va bien mais reste limité. Mais quand tu es conscient qu’un enfant meurt à l’autre bout du monde, alors là tu étends ta conscience. Une nuit, à Potosi (où il y a 8 millions de mort avec la colonisation), 100 gamins sont restés éveillés tandis que j’étais à l’hôpital auprès de deux enfants entre la vie et la mort, tirés des bidonvilles. Ils n’ont pas dormi. Ils ont chanté et prié pour ces deux enfants agonisants qui s’en sont sortis. C’est exactement cela la conscience : penser aux autres, cela éveille des qualités d’action sans que l’on ait à imaginer que nos propres enfants meurent pour penser aux autres. Dans nos EHPAD ou EMS, des personnes âgées sont mortes ces derniers jours car elles se sentaient simplement abandonnées. Atteindre un haut niveau de conscience signifie que l’on aime tous les êtres humains, riches et pauvres, que l’on cherche à les aider s’ils sont en danger, et surtout qu’on les guide vers l’autonomie. Avec la pleine conscience, il n’y a pas de limite à l’action.

SoSw : Comment élever notre niveau de conscience et continuer après la pandémie à soutenir les précaires, les métiers du soin, les autres enfants à l’autre bout du monde qui pourraient être les nôtres ?

MS : Heureusement, et je les en remercie, on a des centaines, des milliers de marraines et de parrains, des fondations, des associations, des collectivités, qui ont une conscience planétaire et nous aident. Chaque franc compte ! Je dirai surtout qu’il ne faut pas rester triste, mais augmenter sa vibration de joie en se rendant simplement compte que l’on a beaucoup de chance de dormir dans une maison sur un lit et en sécurité. Et pour élever notre niveau de conscience, nos meilleurs alliés sont ceux qui connaissent la misère. Quand on met la loupe sur les plus défavorisés de la société, on voit les problèmes de la société. Je suis allée au fond. J’ai vu des enfants mourir et des cimetières d’enfants. Et un jour j’en ai eu assez, je leur ai demandé de faire deux files : qui veut vivre ou mourir ?
La question que nous devons nous poser dans nos sociétés est la suivante : jusqu’où accepte-t-on de ne pas partager ? On peut toujours refuser, mais comment devenir vraiment humain et progresser intérieurement alors ? D’où l’importance du chant qui permet de libérer des espaces, d’agrandir notre cerveau et recevoir des informations qui nous ferons emprunter d’autres voix. Si je suis tellement heureuse, c’est parce que j’ai tout appris des pauvres qui peuvent transformer leur enfer de vie en village de connaissances où ils apprennent à se transmettre le meilleur. Quand on est dans la force de vie, dans l’instant, il n’y a pas de place pour le doute, le découragement, car on n’a que ce moment pour être heureux. Alors on y va !

Pour contacter Marianne Sébastien, ou avoir plus d’informations sur ce qu’elle entreprend, je renvoie à son mail : [email protected]. Et le site de Voix Libres

 

Le revenu de base inconditionnel (RBI) : un instrument adapté à une sortie de crise ?

La tragédie sanitaire a l’insigne mérite de dévoiler les faiblesses de nos sociétés : dépendance économique envers la Chine ou l’Inde (médicaments), souffrances et pénuries dans les métiers du soin, agonie des PME, violences pour les précaires, etc. Une crise inédite sur fond d’urgence sociale et écologique qui appelle autre chose que le nième retour d’une proposition qui n’est jamais parvenue à convaincre : un revenu de base inconditionnel (RBI). Récurrente en période de crise, séduisante en théorie, cette proposition, dont les arguments pouvaient s’entendre dans les années 1990, puis partiellement en 2017, n’est plus audible en 2020. De quelle pertinence est-elle quand les emplois font défaut dans les hôpitaux comme dans les champs ?

Un système économique problématique
Le principal problème, c’est que nos sociétés dépendent d’un système économique qui dépend lui-même encore à 80% des énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon), dont on doit impérativement sortir pour éviter une augmentation de plus de 2° avant le mitant du siècle. Nous sortirions d’un tunnel de variations des températures auquel toutes les espèces se sont acclimatées depuis des millions d’années. Au-delà ce seuil, les conséquences déjà perceptibles, que l’on songe à l’Australie, pourraient devenir insupportables. Nous menacent en effet des effondrements régionaux des rendements agricoles et des écosystèmes. Protéger le climat, c’est donc protéger le vivant.
Toutefois, sortir du fossile trop vite est un problème économique et social immédiat. Et ne pas en sortir, un problème pour la survie de l’espèce. La donne n’est pas agréable à jauger ; mais elle n’est pas insurmontable. Pour peu que l’on prenne en compte ces deux temporalités en évitant les pièges d’une relance économique « à n’importe quel prix ».
Ce dont nous avons besoin, nous l’éprouvons en ce moment : un système alimentaire durable, de qualité et de proximité, assurant la production et la distribution en quantités suffisantes pour tout le monde ; une économie relocalisée afin de s’assurer une plus grande autonomie. Sortir d’une crise inédite appelle des réponses inédites. Cela exclut le RBI.

Les dangers du RBI
La revendication d’un « droit à un revenu inconditionnel » tiré de la nature à dépenser comme on le souhaite, a été énoncée au 18e siècle par Thomas Paine. Revendiquer un droit sur la Terre, cela se discute. Quid de nos devoirs envers cette Terre, pour protéger le vivant ? Au nom de quel droit devons-nous approuver le modèle économique – édifié non sans paradoxe en modèle archétypal – d’un RBI financé en Alaska par l’exploitation du pétrole ? Une idée approuvée par des gouvernements ultra-libéraux, dont ceux à la tête des plus puissants pays, encouragent l’exploitation du pétrole non conventionnel, mais aussi la production de charbon et la déforestation au mépris des impératifs écologiques. Au mépris donc du vivant.
En outre, le sort réservé aux plus précaires n’émeut guère, alors qu’elles et ils sont touchés de plein fouet par les conséquences de la robotisation et de l’introduction massive d’algorithmes : au nom de la rentabilité, il faut remplacer le maximum d’êtres humains, à commencer par les moins qualifiés devenus « inutiles ». Et pour éviter les troubles sociaux, l’argument de leur verser un RBI est largement répandu dans les milieux de la Sillicon Valley. Une double aubaine pour l’ultralibéralisme de stopper toute autre aide sociale, en misant sur un taux d’imposition unique dans certains cas, tout en s’assurant de la relance de la consommation du marché des voiture ou de la junk food, peu importe la santé des humains et de la planète. Tout est bon pour relancer la croissance et ne surtout pas remettre en question le paradigme économique dominant.
Bien sûr, d’autres arguments en faveur du RBI ont été avancés par les théoriciens dans les années 1990, dont le développement d’une société de pleine activité. Mais soyons lucides. Nous ne sommes plus dans le monde des années 1990 ! On croyait encore au développement durable, au découplage grâce aux seules technologies pour nous sortir de l’ornière pointée par le GIEC ou l’IPBES.
Aujourd’hui, compte-tenu du triple contexte social, écologique et politique, est-ce bien raisonnable de ressortir des tiroirs sans recontextualiser, cette très vieille idée de verser inconditionnellement un revenu à tout le monde, aux soignants et aux agricultrices comme aux traders et aux pilotes de ligne ? Au nom de la transition en prime, pour laquelle on manque cruellement d’emplois rémunérés ? Des emplois et une reconnaissance que demandent les précaires aussi, indépendamment de l’aide immédiate plus nécessaire aujourd’hui que jamais avec un chômage massif probable.
Indépendamment de l’épineuse question des coûts (estimé à plus de 300 milliards d’euros selon Benoît Hamon en 2017), certains espèrent qu’il contribuera à refondre le système de protection sociale en place, auquel tiennent les précaires. Je repose la question : dans un contexte d’ultralibéralisme mondialisé, est-ce bien raisonnable ? Car ne soyons pas dupes, le RBI sera perçu comme une aide directe pour relancer la consommation ; argument avancé d’ailleurs par certains défenseurs du RBI dans un esprit de relance keynésienne.
Or cela est anti-écologique et donc anti-vivant : cette ultra-consommation est destructrice. Pour l’économie, pour notre culture, pour notre connexion au vivant, fondement de la spiritualité depuis des millénaires.
A quoi bon l’obsession d’un droit « universel », matérialisé par un simple versement monétaire individualisé, quand la décrue énergétique menace, quand l’habitabilité de la Terre n’est plus assurée pour les jeunes générations ?

Se méfier des fausses bonnes idées. Du RBI

En temps de crise, il y a des idées qui ressurgissent avec force, témoignant presque d’un idéal identitaire. L’idée d’un revenu de base inconditionnel fait partie de ces idées, depuis plus de deux siècles. Pourtant, si elle séduit dans le principe, elle ne convainc pas dans les faits. Notons avant tout qu’il s’agit d’un débat d’idées : toute personne devrait avoir droit de la naissance à la mort à un revenu sans condition du fait de son identité d’être humain et de son appartenance à la Terre. Ensuite, chacun pouvant disposer comme il veut de ce revenu, cela pourrait permettre, non seulement de lutter contre la pauvreté et le chômage, mais aussi de libérer le développement d’un secteur d’activités non marchand. Ces trois principaux arguments sont en vogue depuis les années 1990, une trentaine d’années donc, avec une multitude de variantes quant à la forme : revenu socle, flat tax, fusion des minima sociaux etc. Quant aux arguments philosophiques, des arguments libertariens à la critique communautarienne, les publications foisonnent. Toutefois, le rapport Belorgey (1999) n’a pas retenu cette proposition en France : jugée non concluante quant à son impact sur le chômage ou la pauvreté notamment, les politiques de l’époque lui ont préféré au bout du compte le revenu de solidarité active (RSA), remplaçant lui-même le revenu minimum d’insertion (RMI).

Dans la dernière décennie, le RSA s’est vu critiqué pour la complexité notamment des démarches administratives afin de le percevoir, laissant de côté un grand nombre de ses ayant-droits. De fait, les partisans d’un revenu de base inconditionnel (RBI) sont revenus en force, en 2016 en Suisse (à travers une votation) et 2017 en France (avec un candidat à l’élection présidentielle). Or, étonnamment, ce sont les mêmes arguments qui prévalent que dans les années 1990. S’y ajoutent les problèmes du numérique et de la robotisation qui risquent de créer une nouvelle montée du chômage, massive et touchant à toute la population, dont les précaires et ceux qui n’auront pas de capacités techniques jugées suffisantes pour trouver un emploi trop hautement qualifié dans une société de plus en plus High-Tech. Même les fondateurs d’Ebay et de Tesla défendent l’idée d’un RBI.

En outre, certains des théoriciens du RBI plaident pour une refonte totale du système de protection sociale en place et pour l’instauration d’une taxe unique / imposition unique (flat tax) qui supprimerait aussi la relation de face à face qu’entretiennent les plus précaires avec les assistantes et assistants socials.

Quant à l’écologie et à la nécessité de valoriser précisément des activités à la fois plus sociales, humaines, centrées sur les personnes, moins énergivores et inscrites dans les limites planétaires, elles ne sont pas plus mises en avant dans les arguments actuels en faveur du RBI que la nécessité de relancer la croissance. Le modèle d’un financement du dispositif par une rente pétrolière à l’instar du modèle en Alaska reste valide, économiquement et éthiquement parlant, avec une extension des financements à des taxes sur les robots ou un prélèvement sur le taux de croissance à niveau européen le cas échéant.

De fait, à mon sens, on passe malheureusement complètement à côté de l’impératif écologique de devoir produire et consommer dans la limite des ressources naturelles disponibles. Se prévaloir d’un droit sur la nature n’a pas de sens quand cette nature elle-même est menacée et nous menace au point d’éteindre notre espèce pour la première fois depuis l’histoire de l’humanité. Avec la crise sanitaire et économique que nous traversons, il n’est donc pas étonnant de voir ressurgir cette fausse nouvelle idée d’un RBI : donner à tout le monde un revenu, comprenant ou pas une monnaie locale, sans proposer un modèle économique durable alternatif, pour simplement permettre aux gens de consommer, et aux entreprises d’avoir des liquidités. Est-ce vraiment avoir compris le fond du problème qui est désormais écologique (au-delà des partis politiques) ?

Or, une mesure comme le RBI est défendue aussi bien par la droite de la droite et les partisans de l’ultralibéralisme – au nom d’une restructuration de nos mécanismes de protection sociale –, que par ceux qui croient vraiment à la fin du travail, pensée comme une activité uniquement spoliatrice, reflétant l’exploitation des travailleurs. Mais peut-on tenir ensemble, dans une seule mesure autant d’arguments contradictoires ? De plus, en complément de l’urgence climatique, est-ce vraiment la fin du travail, et de quel travail parle-t-on ?

Deux conceptions du travail

En France en particulier, en Europe en général, ce sont deux conceptions du travail qui s’affrontent : celle prônant un travail qui aliène et dont il faut s’affranchir dans une société post-capitaliste ; une société dans laquelle chacun serait à même de mener les activités de son choix. Et une autre conception du travail, perçue comme facteur de reconnaissance et d’émancipation, auquel tout le monde a droit. Dans cette dernière conception du travail, l’épanouissement a un sens et un travail choisi peut avoir plus d’attrait qu’un loisir.

Car, qu’on le veuille ou non, le travail reste un fort facteur de reconnaissance sociale, et peut encore être un facteur d’épanouissement. C’est précisément le cas pour cette vague de plus en plus forte des actrices et acteurs de la transition qui se lancent dans de nouveaux métiers, compatibles avec une empreinte écologique faible. Ces initiatives s’organisent autour de communs à protéger, sur des territoires bien identifiés. Ce sont des communs sur chaque territoire qu’il s’agit de repérer (eau, forêts, ressources naturelles), pour les protéger et en s’appuyant, ce qui est fondamental pour son acceptabilité, sur les dispositifs et ressources humaines déjà existantes : collectifs de citoyens engagés, élus motivés, municipalités, associations actives et ONG.

Cela est rassurant, car ce qui nous attend avec le dérèglement climatique et la destruction de nos écosystèmes, c’est une multiplication des problèmes sanitaires, mais pas seulement. Avec des températures à 50 degrés dans l’arc indopakistanais, au Sud du Maghreb et en Espagne en 2018 puis en 2019, si nos organismes ont du mal à s’adapter, certains insectes ravageurs en profitent pour proliférer ; ainsi, au-delà des conséquences sur notre santé, les récoltes elles-mêmes ont été touchées : en Ukraine, la production de céréales en 2019 a chuté de près de 30 % ; en Australie de 66 % pour le riz et le sorgho. Aujourd’hui, avec la crise sanitaire en cours, impliquant la fermeture des frontières et le manque de main d’œuvre dans les champs, c’est de nourriture dont nous risquons de manquer à court-terme dans les magasins. Que dire alors des prochaines décennies, quand on sait que les épisodes caniculaires vont se rallonger, sans même évoquer les autres catastrophes « naturelles », du type inondations hors normes, méga-feux, cyclones au plafond de la catégorie 5, etc. Ce que nous vivons aujourd’hui, en termes de confinement forcé et de ressources alimentaires sous pression, nous donne donc un aperçu de ce que nous ne voudrions surtout pas vivre pour l’avenir.

Des secteurs clés à soutenir

De fait, dans ce contexte, s’il est vraiment bien compris (et pas juste mentionné pour ajouter plus de poids à un plaidoyer identitaire déconnecté des réalités écologiques en cours), proposer encore et toujours une même vieille fausse solution tout faite, plaquée sur une réalité mal appréhendée, est-ce bien raisonnable ? Une version basique (revenu de subsistance) de cette idée peut avoir un sens transitoire pour les millions de personnes sans terres ni emplois des mégapoles du tiers-monde, mais certainement pas pour les anciens pays industriels aux modes de vie destructeurs. Quand on lit les rapports du GIEC et de l’IPBES (plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques), ceux de l’OIT annonçant des millions d’emplois dans la transition, est-ce éthiquement et raisonnablement fondé de défendre encore aujourd’hui l’idée d’un versement à tout le monde, un même droit à un revenu unique ? Lequel serait payé à un pilote de ligne sur vol low cost comme à une infirmière présente au front 80h par semaine, un magasinier dans un supermarché de quartier, un bénévole pour ATD, ou encore à une maraîchère sans vacances assurant le maximum de production pour que nous mangions ?

Alors le bon côté de la crise sanitaire que nous traversons, confinées, aujourd’hui, c’est que nous pouvons ressentir dans notre corps les joies, mais aussi les limites à long terme d’un enfermement qui n’est pas que monétaire, mais psychologique, social, personnel en se disant que certes travailler a du bon, ainsi que le télétravail, mais les interactions sociales aussi, avec les assistantes sociales et les médecins que valorisent les précaires dans les personnes qui les aident à s’émanciper. A ce titre, même les plus précaires, auxquels ces débats d’idées que monopolisent les théoriciens du RBI, ne donnent jamais la parole, ne souhaitent justement pas un revenu inconditionnel, mais un emploi rémunéré, qui leur donne l’occasion de participer à la vie citoyenne, de se sentir utile, de rencontrer d’autres personnes, comme l’ont révélé les témoignages livrés dans le rapport des TZCLD (Territoires zéro chômeur de longue durée).

In fine, réduire la crise écologique et sanitaire à une solution de distribution d’un revenu universel, sans contrepartie, est non seulement socialement problématique, et éthiquement difficilement acceptable, mais surtout cela manque complètement le tournant d’une transition écologique et solidaire. La transition s’appuie précisément sur le besoin urgent d’emplois rémunérés et de productivité dans des secteurs clés bien repérés.

Car, ne nous voilons pas la face, c’est 20 à 30% des emplois dans les champs dont nous aurons besoin pour assurer une autonomie sur le long terme, dans une société énergétiquement sobre ! Nous sommes à 1 à 3% en Europe seulement. L’incitation est donc fondamentale dans ce secteur-clé, mais pas seulement : nous manquons de soignantes et de soignants dans les campagnes désertifiées, alors que l’on a besoin de terres fertiles à cultiver ! Nous avons aussi besoin de repenser la mobilité, les circuits-courts, les constructions (avec moins de béton et plus d’espaces végétalisés et de panneaux solaires à la fois). Ce sont tous les métiers qui sont à revoir sous le prisme de l’urgence, à commencer par l’agriculture, la logistique, la santé et l’habitat.

En période de « guerre », pour autant que la métaphore soit adéquate, c’est un État fort qui est requis. Pas un État autoritaire, mais surtout doté d’un capital public suffisant pour faire face à une prochaine pandémie, et assurer notre survie, à court terme, et plus encore à long terme. Cela signifie investir massivement, mais non pour « relancer la croissance », une croissance responsable de la destruction du capital naturel et qui, à terme plus ou moins court, causera notre perte. Cela signifie donc aussi investir dans le renouvelable et surtout investir avec et dans les territoires et les régions.

En effet, c’est au niveau local que se fait déjà et se fera la résilience, avec les entreprises, ONG, collectivités de terrain qui font déjà souvent le travail de la transition en cours, mais qui ne sont pas suffisamment aidées aujourd’hui, financièrement et dans la valorisation de ce qui se joue en termes de création de richesses et d’innovation sociétale.

Les freins à la « transition », il faudrait dire plutôt les freins au nécessaire basculement désormais dans une société écologique et solidaire, sont d’ordre psychologiques, mais aussi idéologiques et politiques. Méfions-nous donc des solutions trop faciles qui ressortent en période de crise et mettons une bonne paire de lunettes, celles qui nous font vraiment voir le tsunami qui arrive, afin de nous préparer à temps.

 

Article également publié dans la Revue de la Pensée Ecologique le 31.03.2020

 

Peut-on encore avoir confiance ?

Au début de l’année 2020, j’ai été invitée par le groupe PwC pour participer à leur conférence et vœux de rentrée autour de la thématique : « Préserver la confiance en 2020 ». A ce moment là, l’épidémie que l’on vit aujourd’hui était encore loin. Mais la réflexion que j’avais amorcée pour l’occasion est, me semble-t-il, toujours d’actualité. En voici une version condensée et actualisée pour ce blog auquel je pensais déjà, résolution de bonne année oblige, et confinement chez soi permet (enfin).
Commençons par un dicton : on dit souvent de la confiance qu’elle est difficile et longue à acquérir mais qu’elle peut se perdre en un instant. Et le chemin de la reconquête sera difficile. Quand on l’a perdue, peut-on la retrouver ? Construction sociale ou vertu cardinale, peut-on encore faire recours au terme même de confiance ? Que signifie aujourd’hui pour tout un chacun, jeunes, retraité.e.s, grévistes, activistes, salarié.e.s, chef.f.e d’entreprise, manager avoir ou faire confiance aux autres et à l’avenir dans un contexte non seulement écologique et social mais également sanitaire aux abois ?

Se fier à « autre » que soi : une construction sociale

Car la confiance, étymologiquement, signifie cum / fidere c’est à dire se fier par la foi –concept proche – à un autre que soi. C’est abandonner sa part de croyance exclusive en soi pour s’abandonner à la bonne volonté dont dispose l’autre d’agir dans un sens qui permettra de fonder cette confiance, de l’honorer et de créer les bases de relations sociales solides et pacifiées.

En philosophie morale, politique, économique, la confiance est la base de la relation entre les personnes ; entre les citoyens ; entre les institutions. Effet, sans confiance, il ne peut exister de relations sociales : il faut bien qu’une personne fasse le premier pas de foi en l’action future de l’autre pour que la réciprocité inhérente à la confiance s’opère. Dans la sphère privée, cela se traduit par faire confiance à un époux, une compagne, des enfants / adolescents, un groupe d’ami.e.s, des collègues de travail, à sa propre aptitude à tenir ses promesses comme le rappelait Kant.

Dans la sphère publique, il est dans le fondement même de nos sociétés dites modernes, que sans la certitude que l’Etat les défendra en cas de danger, les citoyens, dans la lignée d’une interprétation très caricaturale de Hobbes et de son Léviathan, ne s’en remettraient pas à un pouvoir plus fort que leur droits individuels et pour paraphraser Rousseau, il n’y aurait plus de raison à les « forcer d’être libres ».

Dans la perspective même de nos modèles économiques passés et présents, comment comprendre le système certes de nos échanges marchands et non marchands sans un crédit au sens de foi que l’on accorde à une monnaie dite officielle qui ne réduit pas un simple intermédiaire dans l’échange ?

La monnaie est une institution par excellence qui suppose la confiance, pour peu qu’on l’appréhende de manière non limitée à un intermédiaire des échanges dans une optique exclusive de circulation des biens, mais dans la perspective anthropologique de sa genèse. En effet, dans toutes les sociétés, comme l’explique Servet, la monnaie fait lien : les monnaies ne sont pas nécessairement des contre-parties de bien ou de service mais se saisissent dans des relations d’interdépendance au sein de communautés. Ce faisant, elles favorisent l’émergence de liens – au-delà des théories du don et du contre-don.

En 2007, la crise de confiance est ce que les autorités bancaires ont le plus redouté : que se passe-t-il lorsque les agents économiques retirent leur épargne, investissent massivement dans de l’or, dont le cours part à la hausse, changent leurs euros contre des francs suisses, ne font plus confiance à leurs banques tout court ?

Une perte de confiance généralisée

Précisément, l’année 2019 s’est vue caractérisée dans nos sociétés démocratiques occidentales par une crise généralisée de la confiance, une crise amorcée avec les gilets jaunes en France et latente depuis des décennies, mais qui a vu son paroxysme atteint en Europe avec les marches pour le climat. Quand les jeunes, nos jeunes, celles et ceux qui assurent la relève de la perpétuation de notre espèce et, accessoirement, celle de notre système de protection sociale en tant que société solidaire dans son organisation, ne font plus confiance à nos institutions politiques, bancaires, éducatives mêmes quant à les protéger et leur assurer un avenir tout court, que penser, que faire, comment réagir ?

En politique, une vague verte a pris le dessus, symbolisant autour du clivage droite-gauche, un déplacement de la problématique autour de terrien-destructeurs et de lutte juste pour la survie de l’humanité. Mais beaucoup de jeunes qui ont manifesté ne sont pas allés voter, refusent encore de le faire tandis que d’autres au contraire s’engagent en politique. Les sondages qui sortent de manière récurrente, montrent que la population, en Suisse et ailleurs, ne croient pas – ou très faiblement- aux politiques pour faire bouger les lignes. En revanche la majorité des interviewé.e.s croit aux mouvements citoyens…aux autres donc.

Cela signifie –t- il qu’il reste un espoir ? Peut-on encore faire confiance ? En cas d’effondrement bancaire, par exemple, comment l’Etat assurerait-il notre besoin de nous nourrir ? Comment pourrions-nous partager des denrées insuffisantes ? Pourrions-nous continuer à avoir foi en notre prochain pour assurer notre survie commune ?

Les scénarios des séries de Netlix ne manquent pas de produire des imaginaires horrifiants pour nous rappeler la barbarie dont nous détenons en tant qu’êtres humains le palmarès sur terre. Mais quid d’autres solutions ? De notre capacité à nourrir le loup blanc en nous, celui dont le grand-père indien disait à son petit fils d’après un conte ancestral, qu’il ne tient qu’à nous de nourrir, face à l’autre loup sombre cette fois que nous abritons et qui se nourrit et grandit de nos peurs.

Or, malgré toutes les peurs primales que peuvent éveiller en nous l’épidémie que nous traversons en ce mois de mars 2020, les politiques ont montré leur capacité de se mobiliser au-delà des partis, en gestion coordonnée européenne et mondiale. Et cela, malgré les lacunes et les réserves formulables, rassurant. Reste à savoir si, une fois trouvé un vaccin (on y croit), nous recommencerons comme avant (comme les banques classiques l’ont fait après 2008) ou pas.

En tant que mère, enseignante, citoyenne avec mes propres limites physiques, culturelles, émotionnelles, psychiques et spirituelle, j’ai de sérieux doutes. Et pourtant, je reste persuadée, en tant que philosophe aussi, que le sens de la question doit se déplacer : ce n’est pas seulement une question de légitimité de confiance, mais aussi de devoir.

Le devoir de se faire confiance

Quand un soldat ne fait pas ce qu’on lui demande en temps de guerre, qu’il désobéit, on peut en invoquer philosophiquement parlant à un devoir moral autre que la seule obéissance. En même temps, sans l’obéissance, le système lui-même s’effondre : pour faire confiance, pour invoquer le devoir de faire confiance, il est donc fondamental de recourir au principe de transparence des informations.

Nos enfants, nos jeunes ont le devoir d’être informé.e.s, comme elles et ils le demandent sur l’état actuel de nos ressources naturelles ; mais pas seulement : il est de notre devoir aussi de leur re-donner confiance en l’avenir quel qu’il soit, en leur montrant aussi, à côté du pire possible, comment l’éviter encore partiellement à travers des pistes de solution qui sont déjà mises en œuvre et qui seules pourront nous permettre de sortir du désastre écologique donc humain qui se profile.

Cela suppose un Etat fort, qui inspire la confiance, qui renforce son capital public, un investissement du secteur privé face à ses responsabilité, une confiance dans les mouvements sociaux et les initiatives citoyennes.

Car, parallèlement, la Nature peut-elle faire confiance en l’Homme ? Au regard de ce qu’on lui fait subir, en se basant sur la réalité bien explicites des données des scientifiques, la Nature continuera-t-elle à nous permettre ne serait-ce que de respirer, en évitant notamment aux plantes de ne pas subir de stress hydrique avec des températures s’élevant à plus de 2 degrés d’ici la fin du siècle ? La Terre pourra-t-elle encore nous nourrir, pas simplement en Suisse mais dans le monde ?

Pour le savoir, je pense que c’est à nous de faire immédiatement le pas et le pari à la fois de soutenir celles et ceux qui font déjà pour nous procurer les bases de la résilience, une résilience qui peut s’apprendre collectivement : avec la permacircularité notamment, de projets inscrits dans les limites planétaires ; avec l’agroécologie, la bio-dynamie ; les écoles en forêts ; l’urbanisme durable pour protéger et intégrer levivant au sein de villes ; le biomimétisme et le low tech ; les monnaies locales et les banques de temps; les coopératives de transition écologique et nouveaux modèles de développement qui émergent sur les territoires et les régions ; les entreprises locales en gouvernance horizontale ; l’ensemble des actrices et acteurs qui, en intelligence collective, rassemblent sans concéder à la haine sociale ni à la peur de l’autre.

Ce sont ces acteurs, souvent de l’économie sociale et solidaire qui permettent souvent aujourd’hui d’agir en réseaux, en circuits courts, et de nous nourrir aujourd’hui. Amplifiées, cumulées avec d’autres outils et leviers de politiques publiques, ces pistes pourraient nous permettre de limiter le choc du « droit dans le mur » dans lequel nous fonçons tête baissée.

Cela suppose alors de nous faire confiance intérieurement, à un niveau profond : accéder à une transition intérieure sans laquelle la paix, l’absence de peur, de colère et de déni ne seront pas sublimées par la force de la joieet de la résilience.

Croire en soi, c’est reconnaître sa vulnérabilité d’abord, faire acte d’humilité, de besoin de connexion et d’interdépendance avec les autres sans lesquels nous ne parviendrons à rien.

Les acteurs politiques seuls ne feront rien et doivent faire confiance à celles et ceux qui, sans forcément les élire d’ailleurs, assurent la relève dans leurs régions, dans leur pays, afin de les soutenir et de les encourager en leur accordant le droit d’expérimenter de nouveaux modèles économique durables et solidaires.

Les acteurs économiques ne ferontrien sans l’engagement des politiques à les soutenir sur du long terme, et pas seulement en période électorale ou en période de crise sanitaire pour éviter les effets catastrophiques d’une récession parvenue trop abruptement.

Et sans les associations, les bénévoles, les grands-parents, les précaires qui connaissent continuellement la sobriété subie et les limites de l’émancipation dite citoyenne, en vivant le confinement dans leur être, nous n’intègrerons pas l’idée de richesse dans la diversité (permacircularité sociale).

C’est bien des uns des autres que nous devons aussi apprendre pour retrouver le sens de la confiance les uns dans les autres et pour la survie de l’ensemble, à l’instar des soignant.e.s, des producteurs / livreuses, de celleset ceux qui alimentent aujourd’hui les rayons de leurs commerces encore ouverts à l’alimentation, héroïques en ce moment qui prennent soin de nous. L’éthique du care, le soin à l’autre, aux vivants, de même nature que celui attendu vers la Terre.

Vive le cercle !

A l’avenir, plutôt que les syllos, nous pouvons faire confiance à la notion de cercle qui a fait perdurer les savoirs ancestraux depuis des millénaires : autour d’un cercle, chacun.e est à la bonne place. Chacun.e. a le droit et le devoir de s’exprimer sur ses attentes, sur ce qu’il est prêt à faire pour que les autres aussi lui fasse confiance.

Car nous devons nous faire confiance suffisamment confiance pour nous avouer que nous ne le faisons pas toujours ; cela implique de partager et non opposer nos peurs, nos attentes, nos doutes et nos espoirs. Nos besoins d’espaces pour discuter de notre propre intériorité, pour créer, avec tous ces artistes qui souffrent professionnellement de la crise aujourd’hui aussi et dont nous avons plus que jamais besoin pour co-créer le monde de demain.

Tel est précisément l’autre pendant des discours sur la collapsologie que, à mon grand regret, on n’entend pas suffisamment. Le but est bien d’atteindre la résilience, l’espoir et la foi en un renouveau de notre capacité à interagir, avec la Nature et avec les autres vivants.

Comme le disait Omraam Mikhail Aïvanhov dans l’une de ses conférences que me relatait tout récemment le journaliste Philippe Le Bé :

« Il existe des réponses à tout ce que la tristesse et le découragement peuvent objecter. Encore faut-il accepter de regarder autrement les choses, de raisonner autrement : devant chaque événement, chaque situation, arrêtez-vous un moment pour considérer les deux aspects : négatif mais aussi positif.

Ressentir une chose et penser en est une autre, mais souvent la sensation déteint sur la pensée. Parfois vous vous sentezépuisé, ce qui n’a rien d’anormal ; mais voilà que cette sensation déclenche en vous des pensées des sentiments de découragements, de tristesse, de désespoir. Eh bien non, dans ces moments-là, c’est au contraire la pensée qui doit agir sur la sensation.

Rien ne peut vous justifier de vous laisser aller à des états négatifs. Mais, direz-vous, je suis dans cet état parce que les gens m’ont trompé, ils m’ont trahi, ce n’est pas moi qui… Si, c’est vous : vous raisonnez mal, personne ne vous force à être dans cet état. Même si des gens ont voulu vous nuire, vous n’êtes pas obligé de subir passivement leur méchanceté et d’ajouter encore à cet inconvénient le malheur de perdre votre amour et de vous dessécher. »

Pour conclure, je dirai que l’autre pendant de la confiance c’est l’espoir. Et l’ennemi de la confiance c’est le désespoir et la peur. A nous de transformer ces émotions incontournables en nourriture consistante pour le loup blanc en nous et aider nos jeunes à devenir des guerrier.res pacifistes oeuvrant à la mise en place de projets bien réels et durables qui permettront à notre espèce de conserver une place raisonnable au cœur du vivant.

Où sont les emplois de la transition ?

Dans son rapport de 2018 sur l’emploi et les questions sociales dans le monde, l’Organisation Internationale du Travail (OIT) affirme que « les mesures prises dans le domaine de la production et de l’utilisation de l’énergie entraîneront la perte d’environ 6 millions d’emplois, mais aussi la création de 24 millions d’autres approximativement. »

Mais concrètement quels sont ces « green jobs » ou emplois verts de la transition ? Qui concernent-ils ? Compenseront-ils les annonces de destructions d’emplois par la robotisation et l’intelligence artificielle ? Sont-ils inscrits dans un projet de société ?

Des perspectives d’emplois encourageantes

 D’après le même rapport de 2018 de l’OIT, un modèle économique basé sur l’économie circulaire, c’est à dire sur le recyclage, la réutilisation, la réparation des bien, créerait 6 millions d’emplois possibles dans le monde entier.

De plus, ces emplois rémunérés sortiraient de ce que l’on nomme l’économie linéaire, à savoir le modèle productiviste classique basé sur le schéma en trois temps : extraction massive des ressources naturelles ; production et consommation à outrance ; élimination des déchets et gaspillage de flux d’énergie.

En d’autres termes, il faudrait passer du schéma je prends ; je consomme ; je jette, à celui de : je recycle, je réutilise, je répare. Tout en limitant les flux d’énergie au niveau des intrants.

En effet, rappelons que pour rendre compatibles écologie et économie – sous réserve que la volonté politique soit au rendez-vous pour renforcer cette compatibilité et non aggraver le fossé qui les sépare aujourd’hui – il importe de rester dans les limites de ce que la Terre peut supporter ; et cesser d’extraire plus que le temps nécessaire à sa régénération.

Or, précisément, cela tombe bien car, selon ce même rapport, l’adoption de pratiques agricoles « plus durables », permettrait non seulement de « créer des emplois salariés dans les moyennes et grandes fermes biologiques », mais également de « permettre aux petits exploitants de diversifier leurs sources de revenus à la faveur d’une transition vers l’agriculture de conservation ».

En outre, « complétée par des mesures de soutien aux travailleurs », la mise en œuvre de cette « agriculture de conservation » pourrait contribuer à la « transformation structurelle dans les pays en développement ».

Mais quelles seraient des mesures d’accompagnement dites complémentaires ?

Des données manquantes

Car les chiffres, selon le rapport cette fois-ci de l’OCDE du 20 mai dernier, sont nettement moins réjouissants.

Le rapport de l’OCDE pointe un certain nombre de points difficiles à ignorer en matière de politiques publiques pour réaliser les objectifs de transition écologique et solidaire aussi. Relevons en cinq en particulier.

Premièrement, environ 14 % de la population de la zone OCDE vit dans une relative pauvreté, loin donc de l’objectif d’un taux de pauvreté divisé par deux initialement visé. Deuxièmement, 14 % des jeunes sont, à l’échelle de l’OCDE, sortis du système éducatif, sans emploi et sans aucune formation suivie. Notons que le chiffre s’envole à plus de 20 % en Italie et en Turquie.

Troisièmement, aucun des pays de l’OCDE n’a atteint le niveau ciblé en termes de représentation des femmes siégeant dans les parlements nationaux. Quatrièmement, le niveau de l’aide publique au développement est encore «  à moins de la moitié de la cible fixée par l’ONU de 0.7 % du revenu national ».

Enfin, le rapport déplore « l’absence considérable de données vis-à-vis de la liste mondiale des indicateurs de l’ONU », en particulier ceux environnementaux, dont la conséquence est la suivante : « plus d’un tiers des cibles des ODD ne peut être mesuré dans les pays de l’OCDE ».

La question se repose : concrètement, au-delà d’objectifs globaux dont on peut difficilement être en désaccord (lutter contre la faim, les inégalités, les discriminations..etc.), quelles seraient des mesures d’accompagnement dites complémentaires à ces grands objectifs, notamment l’emploi des jeunes, des femmes, de celles et ceux qui s’engagent dès aujourd’hui dans la transition ?

Identifier les freins pour mieux les dépasser

Définir une visée générale implique de définir les outils pour aider à sa mise en œuvre. Affiner les outils implique de comprendre le contexte de la problématique. Aujourd’hui, les porteuses et porteurs de projets qui œuvrent déjà activement pour la transition sont souvent épuisé.e.s ; manquant d’aide, de soutien, de reconnaissance aussi beaucoup alors qu’elles et ils sont les maillons centraux d’une transition écologiques et solidaires qui ne peut se faire sans elles ni eux.

Quant aux jeunes ou aux moins jeunes qui souhaitent se lancer, ils ont besoin d’une sécurité financière : comment passer à l’acte sans un soutien monétaire, garantissant le droit à une formation le cas échéant ? Ensuite, ils ont besoin d’un accompagnement sur mesure, de conseils personnalisés : par où commencer ? Enfin, la plupart se demande : qu’ont fait les autres ? A qui se relier ? Peut-on mutualiser nos pratiques, nos bonnes combines et actions en concentrant nos réseaux et nos forces ?

A mon sens, c’est en prenant pleinement en compte les besoins du terrain, localement, ainsi que les demandes des plus précaires qui souhaitent trouver un travail épanouissant, et non pas vivre d’un revenu d’assistance, que l’on peut dépasser les freins et identifier de véritables emplois inscrits dans les limites planétaires : agroécologie, permaculture, construction low tech, alternatives à l’obsolescence programmée, mobilité, urbanisme, énergie citoyenne, éducation environnementale (photo du toit végétalisé du DIP à Genève), économie de la fonctionnalité etc.

Tel est le sens de ma proposition de revenu de transition écologique (RTE). Loin d’être une variante de revenu de base inconditionnel, ou une seule application microéconomique, le RTE est un dispositif complet pour les politiques publiques, combinable avec d’autres, inscrit dans une éthique particulière qui en constitue la base.

Cette éthique repose sur l’idée d’une appartenance première à la Terre. Cette appartenance commune à la Terre qui nous préexiste nous préexiste questionne notre place relative dans le vivant (voir l’article de ce blog sur la place de l’être humain dans la nature).

 

 

Des rappels inquiétants

A ce titre, rappelons que le 29 juillet 2019, nous avons encore franchi une limite dans ce que la Terre peut supporter de nos actions toxiques.

Le 30 juillet l’annonce de la mort de Emyra Waiapi, chef de la tribu de son nom, fait le tour des réseaux sociaux, indignant les associations de défense des peuples premiers et faisant protester l’ONU. Sans grande surprise, le territoire des Waiapi (Etat d’Amapa), riche en or, en fer et en cuivre, encourage l’appât du gain et le néo-colonialisme du président brésilien.

Enraciné dans une économie purement linéaire, ce dernier se montre peu enclin à s’inquiéter du sort de notre humanité dont dépend cruellement la protection des forêts amazoniennes. Si Bolsonaro partageait une vision progressiste de l’humain et de son modèle économique (l’espoir fait vivre), il comprendrait que l’une des plus grandes richesses de son pays concerne le patrimoine culturel et naturel des savoirs ancestraux que les peuples premiers ayant échappé au massacre, à la corruption et l’acculturation, tentent aujourd’hui de transmettre à leurs jeunes.

Des savoirs leur permettant de conserver leur lien à la terre, à leurs ancêtre, et de créer ainsi des emplois dans : la protection des eaux et des forêts, les produits non ligneux, les plantes médicinales, les universités indigènes, à l’instar des actions que mènent les Paiter Surui sous l’impulsion de leur Chef Almir Surui, menacé de mort depuis des années, utilisant la technologie et, comme il le dit, « la modernité à distance » (dont google).

Au final, les emplois dits verts les plus urgents à mettre en œuvre ou à soutenir le temps de leur pérennisation, concernent souvent les actions de celles et ceux qui se battent pour protéger nos ressources naturelles tout en créant de vrais emplois pour la transition, dont l’agriculture de conservation. C’est vers leurs savoirs précieux du terrain qu’il importe de se tourner pour mettre en œuvre un dispositif complet de soutien et de reconnaissance, cumulant aide monétaire, accompagnement adapté et mise en réseau.

En cela, s’accroîtra la résilience de nos territoires, en Suisse, en France, en Europe, comme dans les forêts de nos frères et sœurs des peuples premiers.