Légaliser la piraterie intellectuelle?

De temps en temps, dans cette rubrique, je souhaite proposer des moyens crédibles, faisables et concrets de réaliser des changements qui paraissent utopiques à la majorité d’entre nous.

Quel mauvais terme : la piraterie. Cela fait immédiatement penser à la criminalité. Mais est-elle mauvaise ? Vous entendrez souvent une chose : si l’on pirate, par exemple les biens culturels ou les logiciels, nous n’arriverons pas à financer les artistes. Mais existerait-il un autre système, meilleur ? Est-il possible à la fois de s’assurer de la diversité culturelle, de financer les producteurs, et de garantir l’accessibilité pour toutes et tous, gratuitement ?

Un système inadapté

Premièrement, il faut constater à quel point le système actuel est totalement inadapté aux biens culturels, et à toute la production intellectuelle en général. Pour un bien classique (par exemple une chaise), vous avez un coût de production qui est fortement dépendant de la quantité que vous produisez. Plus vous produisez de chaises, plus cela coûte : c’est normal. Ainsi, cela se reflète dans le système traditionnel de formation des prix : si vous voulez 100 chaises, c’est normal que vous payez beaucoup plus. Dans le premier graphique ci-dessus, on peut voir que le coût de production de biens accompagne globalement le chiffre d’affaires. Un producteur qui vend 1'000'000 de chaises recevra beaucoup d’argent, mais cela lui coûtera très cher.

Par contre, pour une production intellectuelle, comme un morceau de musique, ou un épisode de série, vous avez un coût fixe de production qui est très élevé. C’est très cher de faire une série télévisuelle. Mais ce coût est le même, quel que soit le nombre de spectateurs : une fois que l’idée a été générée, qu’un film a été produit, le visionnage du film ne coûte quasiment rien. Pourtant, le modèle actuel fait qu’un film qui a du succès recevra beaucoup de recettes, alors que celui qui en a moins ne pourra pas couvrir ses coûts. C’est pourquoi beaucoup d’artistes n’arrivent pas à joindre les deux bouts : les recettes sont concentrées sur une minorité des productions. Pourtant l’existence de la diversité est importante et garante du développement de nouvelles productions à succès.

Un nouveau système : qui paye ? (1)

Bien sûr la gratuité pure n’est pas possible. Il faut financer les personnes qui produisent des biens « intellectuels ». On peut imaginer que les gens paient, chacun, une taxe déterminée, par exemple dans les impôts, ou sur le modèle de l’AVS. Cela permettrait de récolter au niveau national (et international si cela était appliqué au-delà) une grande somme d’argent, pour financer la production intellectuelle.

Qui distribue ? (2)

Il serait évidemment dangereux qu’un seul organisme (par exemple l’état) distribue l’entier de la somme. Il faudrait créer de nombreuses associations libres, ou chaque citoyen peut adhérer, et qui se réunissent par sensibilités culturelles. La somme d’argent collectée ci-avant serait distribuée à ces associations, par exemple en fonction de leur nombre de membres.

Qui reçoit ? (3)

Chaque association, avec ses sensibilités artistiques, pourra soutenir un certain nombre d’artistes, en fonction de ses moyens. Evidemment, elle peut à la manière d’un employeur, évaluer la qualité de la production artistique, et faire des réorientations si elle le souhaite, mais il faudrait garantir une certaine sécurité de l’emploi pour les artistes financés.

Que font les producteurs ? (4)

Que font les artistes ? Ils pratiquent leur art, en recevant des associations, pour cela, un salaire. La seule exigence : ce qu’ils font doit être accessible gratuitement pour toutes et tous.

Une avancée dans tous les domaines

Un tel système supprimera les barrières d’accès à la culture, puisque tout le monde a accès à tout. Le montant global perçu permet de garantir que suffisamment d’artistes peuvent vivre de leur art. La diversité de la culture est garantie puisque la création d’associations qui soutiennent les artistes est libre, et chacun peut à travers son adhésion soutenir une ou plusieurs d’entre elles.

Au fait, c’est un système qui ressemble à un autre qui ne fonctionne pas si mal : la production de la recherche universitaire. Ce sont les états qui financent des Universités fortement indépendantes dans leurs agendas de recherche, mais dont le travail est disponible publiquement, et d’utilité publique.

Evidemment, un tel modèle pourrait être appliqué totalement et partiellement à beaucoup de domaines, comme la presse, la recherche sur les médicaments et la production télévisuelle.

Samuel Bendahan

Conseiller national socialiste vaudois et Docteur en sciences économiques, Samuel Bendahan enseigne à HEC Lausanne (UNIL) et à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL), au Collège des humanités et y fait de la recherche. Il est également président de BSC Association, une entreprise organisée sous forme d'association à but non lucratif.