Issayas Afeworki et Valdimir Poutine

Russie – Érythrée : l’alliance des dictateurs

A l’heure où la majorité des États, notamment occidentaux, s’allient et s’accordent pour sanctionner  l’impérialisme militaire et politique russe en Ukraine, l’Érythrée continue à consolider ses relations diplomatiques avec la Russie. Lors du vote du 2 mars 2022 à l’Assemblée des Nation Unies (ONU), 141 États ont accepté la résolution historique exigeant l’arrêt immédiat de l’intervention militaire russe. Trente-cinq pays se sont abstenus, notamment plusieurs États africains, et cinq s’y sont opposés, dont l’Érythrée, seul État africain. Ce soutien à Poutine du président érythréen Issayas Afeworki n’est pas insignifiant : il s’inscrit dans une dimension politique sous-jacente. Isolé et fortement critiqué par plusieurs États sur sa gestion de gouvernance, le dictateur érythréen cherche en effet à gagner la confiance et le soutien de l’autocrate Poutine afin d’assurer ses relations au niveau régional et international.

 

Malgré les critiques et sanctions dont il fait l’objet, le Président russe Poutine exerce une certaine fascination sur le dictateur érythréen Issayas Aferwerki. La politique autoritaire russe et sa résistance à l’impérialisme occidental a toujours trouvé écho au sein de l’administration totalitaire érythréenne. Durant la guerre d’indépendance (1961 – 1991), les indépendantistes érythréens dirigés par Issayas Afeworki dès 1987 se sont fortement inspirés du communisme russe (et chinois) pour libérer le pays de la colonisation éthiopienne et, parallèlement, construire une société – imaginaire et fabulée – autour d’un pays sans classe sociale, orientée sur l’autosuffisance. Même si l’idéologie communiste de la Russie du XXe siècle diffère radicalement du contexte actuel, le dictateur Issayas Aferworki reste séduit par un communisme gouverné de manière totalitaire.

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L’Érythrée par sa politique tyrannique a fortement été sanctionnée par les États occidentaux, y compris par l’État russe. Notamment en 2009, lorsque l’ONU lui a imposé un embargo (sur les armes, des sanctions financières, les gels d’avoir et les interdictions de voyage). Malgré ces sanctions, levées par l’ONU en 2018 à la suite de l’accord de paix historique conclu entre l’Érythrée et l’Éthiopie, les relations diplomatiques entre l’Érythrée et la Russie ont toujours été relativement cordiales. La Russie, à travers son ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, a d’ailleurs été l’une des toutes premières puissances à annoncer publiquement, dès la levée de l’embargo, la reprise de ses relations économiques avec l’Érythrée : promotion de projets d’extraction minière, développement d’infrastructures et, entre autres, approvisionnement en matériel agricole. Ce bilatéralisme stratégique mérite d’être analysé au regard de l’implantation et de l’élargissement des dispositifs militaires et économiques étasuniens, français, italiens, espagnols, japonais et chinois à Djibouti, dont l’objectif principal – outre les exercices militaires – est la perspective d’obtenir un monopole dans la Mer Rouge (via le Canal de Suez) et de gagner en influence économique et politique en Moyen-Orient. Exclu de cette nouvelle configuration géopolitique en Afrique de l’Est, Poutine cherche ainsi à entretenir une zone stratégique et diplomatique avec son homologue Issayas Aferworki. De son côté, l’Érythrée a tout intérêt à démontrer qu’elle est redevenue partiellement fréquentable, et espère obtenir le soutien du kremlin sur la scène régionale et internationale, et ainsi s’assurer une influence relative sur ses pays voisins.

 

Par ailleurs, le vote de soutien érythréen à la Russie s’inscrit également dans une logique sécuritaire. Selon l’institut international de recherche sur la paix et Stockholm, Moscou a fourni 44% de toutes les importations d’armes africaines de 2017 à 2021. Il est à ce jour difficile d’estimer le nombre et les types d’armes achetés par le gouvernement érythréen. Toutefois, certains analystes évaluent le montant des achats effectués à plusieurs millions de dollars. Compte tenu des conflits diplomatiques et militaires répétés entre l’Érythrée et l’ensemble de ses voisins, le pays ne peut se passer de ces approvisionnements d’armements. Ses relations étant rompues (et/ou suspendues) avec la majorité des États occidentaux, la Russie apparaît comme une alliée stratégique. L’historien français Gérard Prunier spécialiste de la corne de l’Afrique explique dans le média France 24 « L’Érythrée est un pays complètement isolé sur la scène internationale, qui soutient la Russie, car elle cherche avant tout un partenaire susceptible de lui fournir des armes sans lui demander des comptes sur la question des droits de l’Homme ».

 

 

La guerre civile en Éthiopie entre le gouvernement central d’Abiy Ahmed et la province du Tigré nous montre à quel point l’Érythrée est partiellement gagnante en s’alliant à la Russie. Depuis que le Tigré, ennemi historique du gouvernement érythréen, bénéficie du soutien diplomatique des États-Unis (et d’autres États occidentaux), Issayas Afeworki dispose d’un nouveau prétexte pour justifier encore davantage la mobilisation générale de son armée nationale et attaquer la région du Tigré. À ce titre, cette ingérence érythréenne dans cette guerre civile éthiopienne est considérée par l’émissaire américaine pour la Corne de l’Afrique Mike Hammer comme une situation tragique qui « enflamme le conflit » et pérennise l’instabilité politique, économie et sociale dans la région de Tigré.

 

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Selon moi, le gouvernement érythréen prend à nouveau une mauvaise décision politique en témoignant son soutien inconditionnel à la Russie. À l’heure où Poutine viole plusieurs principes des droits fondamentaux, Issayas Afeworki aggrave l’image de l’Érythrée en cautionnant les attaques des droits humains en Ukraine. Rappelons que celui-ci promettait en 2018 d’engager son pays sur la voie de la démocratie et du respect des droits humains. Ce soutien n’est qu’une confirmation de plus du double discours contradictoire et paradoxal auquel s’emploie le dictateur érythréen. Le pragmatisme politique aurait consisté à porter un discours critique à l’impérialisme russe et à soutenir le discours indépendantiste du peuple Ukraine, comme cela avait été souhaité pour l’Érythrée durant la guerre d’indépendance (1961 – 1991).

 

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Covid-19 : L’Érythrée refuse l’aide sanitaire étrangère

Le 22 février 2020, le directeur de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), Dr Tedros Adhanom Ghebreyesus, a lancé un message alarmant aux États africains afin que leurs autorités étatiques puissent se préparer face à la pandémie coronavirus. Ce message insiste sur le fait que les systèmes de santé des pays africains sont peu développés et qu’il est crucial de fournir les forces sanitaires, humaines et économiques pour leur permettre d’affronter le mieux possible le virus. Malgré cet avertissement, aucune frontière ne semble pouvoir stopper le Covid-19, mêmes celles de l’Érythrée pourtant connue pour sa politique isolationniste. Le 21 mars 2020, le Ministre de l’Information Yemane G. Meskel a déclaré sur son compte Twitter «  (…) the first confirmed case of a Coronavirus patient [who] arrived at Asmara International Airport from Norway with Fly Dubai. The 39 year old patient is an Eritrean national with permanent residence in Norway ». À compter de cette date, le gouvernement érythréen a suivi les recommandations préconisées par l’OMS, prenant des dispositions sanitaires dans l’objectif de freiner le coronavirus aussi efficacement que possible. À l’heure actuelle, la Ministre de la Santé n’a signalé aucun décès et seulement 31 personnes contaminées. Ces chiffres paraissent sujets à caution. En effet, la politique de santé de l’Érythrée est aussi faible que sa politique d’information est opaque, relevant depuis 2001 d’une véritable système de désinformation.

Dans ce contexte, un événement troublant questionne la communauté érythréenne : le gouvernement central a refusé la première proposition d’aide sanitaire étrangère, alors que les États et organisations internationales font largement appel à la solidarité humanitaire en facilitant les collaborations. En d’autres termes, ce gouvernement autoritaire a repoussé une aide médicale alors que le pays ne dispose d’aucun système de santé adéquat. Cette décision doublement paradoxale laisse pour le moins perplexe face aux déclarations d’un gouvernement érythréen se présentant comme particulièrement mobilisé en faveur de la sécurité de sa population.

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Le 23 mars 2020, le milliardaire Jack Ma, co-fondateur de l’entreprise chinoise Alibaba, envoie en Afrique 6 millions de masques chirurgicaux, 60’000 combinaisons de protection et 1,1 million de kits de dépistage. Cette aide est arrivée à Addis-Abeba (Éthiopie) pour être ensuite répartie sur le continent africain sous l’administration du Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed. L’objectif est clair : subvenir aux besoins des pays africains, dont l’Érythrée, en manque de ressources médicales, logistiques et financières nécessaires pour faire face à la pandémie. Pourtant, les autorités érythréennes se sont opposées à cette aide sous prétexte d’une fermeture stricte des frontières terrestres et aériennes. Rappelons que l’Érythrée se classe parmi les pays les moins développés du monde, notamment en ce qui concerne son système de santé qui reste des plus rudimentaires. Il manque en effet des unités de soins intensifs fonctionnelles, des respirateurs en nombre suffisant et du personnel médical. De surcroît, en 2019, 29 cliniques catholiques qui offraient des services gratuits ont été soudainement fermées. Selon les dirigeants érythréens, ces organisations religieuses auraient représenté une menace pour la stabilité du pays. À l’heure actuelle, la position du gouvernement semble s’orienter à nouveau vers une politique centralisée et d’autosuffisance, y compris dans le domaine médical. Pourtant depuis 2001, cette stratégie a conduit le pays à une situation de plus en plus chaotique, tant sur le plan politique, social qu’économique. Malgré ses échecs répétés, cette politique d’enclavement et de repli, corrélative à un système autoritaire, reste encore d’actualité. Notons que dans le même temps, l’Érythrée accepte volontiers l’aide purement financière fournie de la part de diaspora érythréenne. Envoyez-nous de l’argent mais gardez vos équipements médicaux semble être le mot d’ordre de ce gouvernement, paradoxe qui cache bien mal ses véritables motivations.

En effet, depuis le début du mois d’avril, le gouvernement érythréen a ouvert un fonds national afin que les ressortissants Érythréens puissent y verser des « dons ». D’après le président Issayas Afeworki, ce fonds permettra de subventionner les besoins en matériel médical et en infrastructures nécessaires pour contenir la propagation de mortifère épidémie de Covid-19. C’est ainsi qu’aux États-Unis 2,7 millions de dollars ont été récoltés. La même démarche est en train de s’effectuer en Europe et en Moyen-Orient. Mais que penser de cet immense appel de fonds, ce d’autant plus que ce gouvernement s’est déjà fait connaître pour avoir englouti dans sa corruption les contributions passées, ayant là aussi joué sur la même forme « d’empathie ».  

Cette analyse est partagée par Léonard Vincent, journaliste de Radio France international et écrivain. Il n’existerait selon lui, et d’après son expertise sur Érythrée, ni statistiques officielles faibles, ni publication annuelle du budget national, pas plus qu’une transparence sur l’origine et l’allocation des ressources de l’État. Par conséquent « (…) il est impossible de ne pas imaginer que les fonds récoltés auprès de la diaspora vont simplement venir garnir un panier d’argent qui sera utilisé comme les autres ressources du pays : en vertu des seuls caprices d’un homme, le président Issayas, et du petit clan sur lequel il s’appuie pour gouverner. Cette collecte est révélatrice d’une chose : les dirigeants érythréens ne sont pas préparés à la crise que traverse le monde. Ils n’ont ni les moyens logistiques, ni les moyens financiers pour protéger la population. Ils en appellent donc à leur dernière ligne de défense : la petite bourgeoise de la diaspora. C’est extrêmement préoccupant pour les Érythréens exposés à la maladie à l’intérieur des frontières. Et c’est extrêmement inquiétant pour l’État érythréen lui-même, qui se trouve aujourd’hui face au risque d’effondrement pur et simple, face à la violence de la pandémie et l’inaptitude de ses dirigeants, depuis des années, à faire prévaloir l’intérêt général sur les manœuvres visant à assurer leur propre survie ». Ainsi, en niant systématiquement les droits fondamentaux, ce gouvernement  autoritaire a fini par apparaître comme profondément illégitime aux yeux de la majorité des Érythréens.

 

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Daniela Kravetz rapporteuse spéciale des droits de l’homme auprès de l’ONU a addresé un message à l’État érythréen  «  I call on the Eritrean authorities to immediately and unconditionally release those detained without legal basis, including all political prisoners and prisoners of conscience, and to adopt urgent measures to reduce the number of people in detention to prevent the spread of COVID-19 ». Les militants ressortissants érythréens se joignent à cet appel et demandent instamment au gouvernement de se prendre enfin ses responsabilités et d’accepter immédiatement les offres d’aide étrangères. Les mesures en vigueur actuellement ne garantissent en rien la sécurité des citoyens. Les personnes mobilisées au service militaire vivent dans des conditions déplorables où il leur est quasiment inévitable d’échapper à la contamination par le coronavirus. De même, les prisons érythréennes sont connues pour leurs conditions de détention particulièrement inhumaines. Pour ces raisons, si le gouvernement prend pas urgemment les mesures nécessaires pour préserver la vie des habitants, en particulier les plus vulnérables, les conséquences risqueront d’être aussi désastreuses.

 

Références :