« Nous, saisonniers, saisonnières… » : devoir de mémoire et acte de mobilisation

La Ville a inauguré, ce mardi 29 octobre, au Commun du Bâtiment d’art contemporain, une exposition très forte, consacrée aux saisonnières et saisonniers à Genève, exposition visible jusqu’au 24 novembre. L’impulsion pour ce projet provient d’une motion votée à une large majorité par le Conseil municipal de la Ville de Genève en septembre 2014, sur la base d’un texte déposé à l’origine par le groupe socialiste.

Cette exposition résulte de la mobilisation de compétences et de talents aussi bien historiques qu’artistiques, avec l’alliance du Collège du travail, des Archives contestataires et du Collectif Rosa Brux, afin de rendre hommage à ces femmes et ces hommes, tout en leur donnant la parole. Les historiennes et historiens documentent, analysent, mettent en perspective, et les artistes nous incitent à voir les choses autrement, nous bousculent parfois, amènent un regard décalé et créatif.

Genève est souvent citée comme berceau des droits humains, un lieu au service du dialogue pour la paix et le progrès, un carrefour des idées et des talents. C’est incontestablement aussi une cité multiculturelle, et j’aime la comparer à une belle mosaïque, très riche, avec plus de 40% de résident-e-s étranger-e-s de tous horizons, et 70% de personnes titulaires d’au moins une autre nationalité. Pourtant, il faut également faire face au revers de la médaille, aux faces sombres de notre histoire, aux manquements, aux iniquités et autres inégalités que Genève a couvertes et même souhaitées, dans le cadre d’une politique suisse de l’immigration qui reste une des plus restrictives d’Europe.

Comme le disait Tahar ben Jelloun : « On est toujours l’étranger que de quelqu’un. », une citation tirée du Racisme expliqué à ma fille. Des générations d’étrangers, à Genève, se sont succédées et ont été différemment étiquetées et traitées. Bien vus et acceptés, lorsqu’ils étaient fortunés et lettrés, ou au contraire stigmatisés et filtrés. C’est l’histoire même des migrations. Durant la deuxième partie du 20ème siècle la Suisse a décidé de faire appel aux personnes venant d’Italie, puis d’Espagne, du Portugal, d’ex-Yougoslavie…

L’exploitation du travail humain n’est pas en soi une rareté, malheureusement, dans notre monde, hier et aujourd’hui, bien au contraire. Ce qui est particulièrement choquant dans l’histoire des saisonnières et des saisonniers, c’est ce statut officiel, le système inique mis en place. Parce qu’il s’agit bien d’un système, voulu et assumé, ancré dans des lois et des dispositifs formels, qui ne considère plus les personnes comme des êtres humains à part entière, mais réduits à des outils de production. Max Frisch l’a tellement bien dit avec sa célèbre phrase : « Nous attendions des bras et ce sont des hommes qui sont venus. » C’est particulièrement choquant que l’on puisse imaginer des hommes et des femmes non pas pour ce qu’ils et elles sont mais uniquement pour une petite partie de leur être, leur dimension purement productive. A Genève, dans les années 70, on comptait jusqu’à 10’000 titulaires de ce permis, chiffre qui redescendait brutalement dans les années de basse conjoncture, la Suisse « exportant » ainsi le chômage vers les pays d’origine[1].

L’exposition concilie des éléments « objectifs », issus des archives, avec toutes les traces « formelles » laissées par l’histoire, les documents administratifs, les affiches, etc., et la parole des concerné-e-s ou de leurs enfants et petits-enfants, sans oublier un formidable matériel photographique très marquant. Ainsi on donne, tardivement certes, la parole à ceux et celles qui, à l’époque, n’avaient aucun droit à la parole.

En ma qualité d’élu municipal en charge de la culture, j’ai tenu à soutenir très activement cette démarche, car il s’agit d’une formidable contribution à la fois artistique et historique pour générer et diffuser ce travail de mémoire. Cette exposition est nécessaire, même si c‘est un acte modeste face au poids de cette histoire. Ce pan de notre histoire, nous devons y faire face, pour ne pas infliger de double peine à celles et ceux qui ont subi ce statut imposé. Double parce qu’ils et elles ont été une première fois niés quand ils subissaient ce statut et travaillaient dans l’ombre et au noir. Les cantonner dans l’oubli, c’est la deuxième peine.

Pour toutes celles et tous ceux qui se retrouveront dans cette histoire, pour toutes celles et tous ceux qu’elle renforcera dans leur volonté de lutter pour que les droits humains, et pour tous ceux et toutes celles, plus jeunes peut-être, qui découvriront la vie des saisonniers et des saisonnières à Genève, je rends hommage aux porteurs de ce projet, mais également aux artistes et historien-ne-s qui s’y sont impliqué-e-s, et bien évidemment aux saisonniers et saisonnières ou enfants de saisonniers et saisonnières qui ont accepté de témoigner.

Exposition "Nous saisonnières, saisonniers"
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[1] « 1970- 2009: 40 ans d’observation conjoncturelle à Genève », OCSTAT, Genève, 2010

 

Sami Kanaan

Sami Kanaan est Maire de Genève 2014-2015, 2018-2019 et 2020-2021, Conseiller administratif en charge du Département de la culture et de la transition numérique, Président de la Commission fédérale pour l'enfance et la jeunesse, Vice-président de l'Union des villes suisses et de l'Union des villes genevoises.