Non, la médiation scientifique n’est pas politiquement neutre

En tant que champ d’activités reliant la science et la société, la « médiation scientifique » regroupe un large ensemble de pratiques au périmètre incertain et en permanente évolution. Et c’est tant mieux, car c’est ce qui la maintient vivante, dynamique et créative, capable de s’adapter aux évolutions du monde et aux transformations de la société. Dans ces conditions, est-il tout de même possible de la définir sans l’enfermer ?

On oppose par ailleurs parfois l’idée de « médiation scientifique » à celle de « vulgarisation scientifique », ramenant cette dernière à une pratique descendante et un peu prosélyte dont les préoccupations seraient centrées sur les contenus scientifiques et techniques, et décrivant à l’inverse la médiation comme une démarche d’émancipation intellectuelle et sociale, centrée sur le dialogue avec les publics et la clarification de l’opinion. La différence est-elle si tranchée et la distinction si facile à faire ?


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Pour répondre à ces questions, il n’est pas suffisant d’observer simplement les pratiques existantes et de les regrouper selon une typologie réduite à la description de leurs formats. Car, comme le rappelait déjà le groupe Traces en 2010 dans son manifeste Révoluscience, qui prônait alors une médiation scientifique « autocritique, émancipatrice et responsable », la communication publique de la science n’est pas neutre. Ni dans ses impacts, ni dans ses intentions ; ni dans les messages qu’elle promeut, ni dans les valeurs qu’elle propose ; ni dans les publics auxquels elle bénéficie ni dans la place de la science qu’elle installe dans la société.

 

Médiation scientifique : quels impacts sur quels publics ? Quelles intentions des médiateurs et médiatrices, et de leurs institutions ? Crédits : Ph. Levy, EPPDCSI (Universcience) No reuse

 

C’est pour tenter de contribuer au traitement de ces problématiques que j’ai lancé la chaîne de vidéos Savoirs en Société il y a 18 mois. En toile de fond des réflexions qui y sont proposées, le souci de promouvoir la réflexivité des praticien·nes de la médiation scientifique, c’est-à-dire leur autoanalyse et leur autocritique dans une perspective d’amélioration des pratiques.

Une vidéo, en particulier, s’attache à clarifier les relations entre les nombreuses actions de communication publique de la science et à articuler les concepts de communication, vulgarisation et médiation scientifiques. Elle présente un modèle simple qui permet à la fois de construire une typologie des actions et de faire émerger deux formes distinctes de médiation scientifique : une forme épistémique (relative aux savoirs, à ce que l’on sait) et une forme axiologique (relative aux valeurs, à ce à quoi l’on tient).

 

Un modèle pour comprendre la médiation scientifique. www.savoirs-en-societe.ch

 

En réalité, et au-delà de la typologie qu’il propose, ce modèle permet surtout de construire un cadre réflexif invitant les scientifiques engagé·e·s dans de telles actions à s’interroger sur leur rapport aux publics et aux savoirs, voire même à réfléchir à leur trajectoire personnelle dans le diagramme auquel s’adosse le modèle.

 

Une grille de lecture pour clarifier les relations entre les différentes formes de communication publique de la science. Crédits : R.-E. Eastes, CC BY-NC-SA

 

Cette vidéo, comme l’ensemble de la chaîne, place ses réflexions dans le cadre théorique des « études de sciences » ou STS (pour Science and Technology Studies), à savoir la branche des sciences humaines et sociales qui étudie la science et la technologie. Inspirée par ces dernières, la chaîne ne se contente donc pas d’observer et de décrire les actions de communication publique depuis l’intérieur des sciences, au sens où elle ne circonscrit pas ses réflexions aux « contenus scientifiques à disséminer », aux « messages à faire passer » ou à la manière « d’améliorer l’image de la science ». Elle adopte au contraire un point de vue symétrique qui permet d’apprécier les enjeux et de décrypter les rouages des relations science-technologie-société dans leur globalité ; exactement comment le font les STS lorsqu’elles s’attachent aussi bien à décrire la manière dont la société agit (ou réagit) sur la science que la manière dont la science transforme la société.

 

Comment traiter des controverses sociotechniques dans la médiation scientifique ? www.savoirs-en-societe.ch

 

Cette posture, portée par un nombre croissant d’acteurs et actrices de la culture scientifique, privilégie naturellement les formes de médiation qui mettent la science en discussion, qui créent du lien social et donnent du pouvoir d’agir à leurs publics.

En ce sens, elle se démarque de formes de communication de la science plus archaïques qui se donnent pour mission d’instruire les foules ou de les éduquer à la rationalité, selon l’approche connue sous le nom de « deficit model ».


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Elle se démarque plus encore des approches plus agressives de la communauté rationaliste hétéroclite agrégée au mouvement zététique qui, sous couvert de défense de la raison, finit souvent par instrumentaliser le rationalisme scientifique à des fins idéologiques, visant notamment la promotion du progrès technologique à tout prix ainsi que la tribune #NoFakeScience a récemment été accusée de le faire.


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À cet égard, la posture défendue par la chaîne Savoirs en Société reste pour le moment assez représentative de celle d’une grande partie de la communauté des acteurs et actrices de la médiation scientifique. Très consciente des enjeux socio-éducatifs et socioculturels associés à une certaine manière de « mettre la science en culture », cette communauté a en effet largement tendance à éviter d’interroger la dimension politique de ses activités.

Non qu’elle ne se préoccupe pas de l’émancipation et de l’inclusion sociale des publics et des « non-publics » ! C’est même là l’une de ses principales préoccupations actuelles, comme en atteste la variété des projets et formations qui s’en revendiquent. Si nous employons ici le terme politique, c’est dans un sens beaucoup plus fort : celui des rapports de force et de pouvoir qui sont, souvent malgré nous, perpétués et renforcés par nos efforts de diffusion de la culture scientifique. Qui produit le savoir ? Qui le partage ? Qui en choisit les thèmes et les méthodes ? Au véritable bénéfice de qui ?

 

Lutter contre l’autocensure vis-à-vis des sciences et des techniques : un atelier de créativité technique à l’Espace des sciences Pierre-Gilles de Gennes (ESPCI Paris, Vᵉ). Crédits : Association Traces.

 

Car le monde de la culture scientifique, très corporatiste et soudé autour de ses missions, apparaît particulièrement enclin à éluder les questions susceptibles de le diviser ; au risque de friser parfois la pusillanimité et le paradoxe, notamment au regard des sources de financement de ses activités.

Un malaise qu’il contourne en se concentrant sur la problématique de l’appropriation culturelle de la science par la société et en perpétuant les réflexions sur la nature des savoirs à partager, menée de plus longue date par les actrices et acteurs de la vulgarisation scientifique.


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En restant dans une approche de la médiation scientifique essentiellement culturelle (dont témoigne l’usage ubiquitaire de l’expression « culture scientifique et technique »), en considérant que des médiateurs et des médiatrices scientifiques sont en capacité de faciliter l’émancipation de populations plus ou moins « éloignées de la science », mais surtout en n’interrogeant pas les rapports de pouvoir qui en découlent, cette posture ne reste-t-elle pas enfermée dans une sorte de deficit model « politique », deficit model qu’elle était pourtant parvenue à surmonter peu ou prou sur le plan culturel ?

Un imposant travail de critique des sciences existe pourtant dans le monde occidental depuis des décennies, et en France avec des auteurs comme Alexandre Grothendieck. Hormis au travers de ses formes les plus modérées, portée par des auteurs comme Jean‑Marc Lévy-Leblond ou Jacques Testart, la critique politique des sciences ne semble toutefois jamais avoir vraiment pénétré les réflexions et les pratiques du monde de la culture scientifique, restant plus ou moins cantonnée aux sphères académiques ou anarchistes, et transparaissant seulement dans quelques rares initiatives confidentielles.

 

En-tête du site www.sciences-critiques.fr

 

Des ponts existent toutefois entre ces réflexions et le champ des actions science-société. Ainsi celui que tente de bâtir le collectif ALLISS, qui vise à développer les coopérations entre les établissements publics d’enseignement supérieur et de recherche d’une part, et le tiers secteur de la recherche d’autre part, c’est-à-dire les activités de recherche associées aux secteurs non marchand et non lucratif (et donc non adossées à l’État ou à l’industrie). ALLISS promeut notamment le concept de « médiation de recherche », pensé pour permettre aux citoyen·nes de se réapproprier les enjeux et les bénéfices de la recherche, notamment lorsqu’elle est soutenue par des fonds publics.

 

En-tête du site www.alliss.org

 

Arrivés au terme de cet article, faisons le point. Si la médiation scientifique produit du sens, de la culture et de l’inclusion, est-il à ce point problématique qu’elle ne soit pas politiquement neutre ? Peut-être pas, en effet. Mais plus problématique, en revanche, serait de ne pas s’en apercevoir.


Ce texte a été publié dans sa version originale le 17 juin 2021 sur le site du média The Conversation et sous licence Creative Commons. Je tiens à remercier Bastien Lelu, Antoine Blanchard et Livio Riboli-Sasco pour les inspirations que je leur dois, les échanges qui ont motivé la rédaction de ce texte et leurs précieux conseils rédactionnels.

Science Show à Athènes.

Peut-on se former à la médiation scientifique ?

Vulgarisation ou médiation scientifique ? Les discussions durent depuis 20 ans… Ces termes sont-ils finalement équivalents ou pas, en termes de pratiques et de fonctions ? Fait étrange, les formations académiques et professionnelles initient au journalisme scientifique, à l’animation, à la médiation, mais rarement à la vulgarisation. Y aurait-il là une piste à suivre pour comprendre les spécificités de la médiation scientifique ?

 

 

Médiation et vulgarisation scientifiques

On pourrait dire en première approximation, et pour refléter la réalité historique du concept, que la vulgarisation scientifique rassemble un ensemble de pratiques descendantes et essentiellement frontales, voulues et opérées par des sachants (souvent des chercheurs et des chercheuses) à l’attention de non-sachants (que l’on appelle parfois le « grand public ») dans des domaines spécialisés de la science et de la technologie.

La médiation scientifique est plus récente et plus professionnalisée. Elle est issue de la vulgarisation et en englobe diverses pratiques, mais elle ne se confond pas avec elle. Car contrairement à la vulgarisation, la médiation scientifique n’a pas pour but de transmettre des connaissances complexes à un public plus ou moins considéré comme ignorant.

Sa fonction est bien plus générale et, dans sa version forte et citoyenne, on pourrait dire qu’elle consiste plutôt à « travailler » la place de la science et de la technologie en société : à soumettre ces dernières au débat public, le plus sereinement possible, à croiser les savoirs savants et les savoirs profanes. Jusqu’à permettre parfois d’évaluer la pertinence des politiques publiques en matière de choix technologiques à l’aune des opinions exprimées au sein de la société civile.

Oublier un peu le « message »

La médiation scientifique nécessiterait-elle alors de tels efforts qu’il faille imaginer des formations professionnelles dédiées, là où les vulgarisateurs amateurs avaient auparavant simplement besoin de bien connaître leurs sujets et de savoir les restituer clairement et simplement ? Là où pour exceller, il suffisait jusque-là de savoir faire usage d’anecdotes, de métaphores bien choisies, et d’enrober le tout dans un peu d’érudition, d’humour et de charisme ? N’était-ce pas suffisant pour, comme on l’entend souvent, « faire passer le message » ?

Et bien non car, dans la version forte de l’idée de médiation scientifique dont nous désirons témoigner ici, il n’y a justement pas de message à « faire passer ». Là où la vulgarisation scientifique cherche à nourrir la culture générale en sciences d’un grand public indifférencié dont elle croit parfois évaluer l’ignorance par des sondages portant sur des connaissances spécifiques et anecdotiques, la médiation cherche à développer une culture de science, sur la science. Dans la perspective de conférer à ses publics une autonomie de pensée, et pas une adhésion aveugle à la science et à ses applications.


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Des différences fondamentales

Mais précisons ces différences, au risque de les exagérer un peu, pour mieux comprendre ce qui se joue entre ces deux conceptions de la communication publique de la science. Là où la vulgarisation néglige délibérément les valeurs individuelles au profit de la connaissance pure, la médiation part de l’opinion pour rendre la connaissance nécessaire. Là où la technologie et le progrès scientifique sont souvent souhaitables pour la vulgarisation, la médiation s’interroge sur leur acceptabilité sociale. Là où la vulgarisation invente des formats qui placent les détenteurs du savoir à transmettre sur un piédestal, la médiation introduit l’usage d’outils participatifs permettant à tout un chacun de construire son savoir savant à partir de son savoir profane.

Vulgarisation ou médiation ?
Comment la vulgarisation et la médiation scientifiques, dans leurs versions extrêmes, considèrent les différents éléments du rapport science-société. Source : Richard-Emmanuel Eastes.

C’est ainsi que des associations comme Les Atomes Crochus ou L’île Logique sont allés jusqu’à imaginer des spectacles de clowns de science. Non pas (ou du moins pas seulement) dans une perspective de vulgarisation, pour faire aimer la science aux jeunes en la dédramatisant par le rire et en leur refilant au passage quelques connaissances scientifiques qu’ils oublieront aussitôt ; dans une perspective de médiation, avec pour objectif premier de lutter contre l’autocensure de ces mêmes jeunes vis-à-vis de la science et de la technologie, de leur permettre de prendre confiance en leurs capacités à apprendre, à comprendre, à réussir, à entreprendre dans les domaines scientifiques.

Clown de science.
Le personnage du clown de science : le seul médiateur scientifique qui puisse se placer « au-dessous » de son public.

Une fonction sociale

Dès lors, le médiateur ou la médiatrice scientifique sont amenés à endosser plusieurs rôles aux divers points de rencontre entre les acteurs de la science et de la société, de la nature, de la technologie, de l’industrie, de l’information, des médias, de la politique, du militantisme, etc. Mais à cette intersection, leur fonction est fondamentale : ils et elles facilitent les échanges et écoutent les préoccupations de l’ensemble des parties prenantes, partagent et discutent de leurs valeurs avec eux, s’inspirent de leurs conceptions pour élaborer leurs activités de médiation et tentent finalement de promouvoir une compréhension réciproque entre la communauté scientifique et ceux et celles qui utilisent ou sont touchés par les découvertes qu’elle fait.

Des compétences diversifiées

Vaste programme, donc ! Nous classons les compétences nécessaires à la réalisation de cette mission en cinq catégories :

  • La pratique de la médiation scientifique nécessite bien sûr en premier lieu de connaître la science et la technologie : leurs contenus, leurs méthodes, leurs démarches. Cette forme de culture scientifique correspond à la part de notre « culture générale » qui porte sur la science et ses applications.
  • Or au-delà des applications de la science, il y a ses implications ! Pour toutes les raisons qui font sa spécificité par rapport à la vulgarisation, la médiation scientifique suppose en deuxième lieu une compréhension fine des relations entre science, politique, économie, société, c’est-à-dire des questions socialement vives liées à la mise en application des sciences. Et donc une compréhension de la société et des agents, humains et non humains, qui la peuplent et l’animent. C’est tout le reste de notre « culture générale », sa part sociétale en quelque sorte.
  • En conséquence, la pratique de la médiation scientifique ne peut se passer de la compréhension de la manière dont ses acteurs et interlocuteurs (scientifiques et non-scientifiques réunis) pensent, réagissent, comprennent, apprennent ou produisent des connaissances. Des disciplines comme les sciences de l’apprendre, l’épistémologie ou la sociologie des sciences peuvent dès lors jeter des éclairages particulièrement percutants sur les pratiques des médiatrices et des médiateurs. Elles leur permettent en effet d’abandonner leurs idées reçues spontanées et naïves sur la manière dont leurs publics apprennent et forgent leurs opinions, mais aussi sur la manière dont la connaissance scientifique se construit. C’est la culture de science (ou sur la science) évoquée plus haut.
  • La pratique de la médiation scientifique suppose bien sûr également une connaissance professionnelle des réseaux d’acteurs nationaux et internationaux de la communication publique de la science, ainsi que de ses outils et de ses pratiques : du journalisme à la muséologie en passant par la co-création art-science, les usages du numérique, le mouvement maker… Une sorte de « culture de la culture scientifique », en somme.
  • Mais surtout la médiation nécessite, comme un préalable que nous jugeons indispensable, de s’être interrogé sur les fonctions de cette communication publique de la science, c’est-à-dire sur les besoins sociétaux auxquels elle prétend répondre. Des besoins qui ne sont évidemment pas réductibles au désir qu’éprouvent les scientifiques de partager leurs connaissances et leur passion pour leur métier. Car bien au-delà de la transmission de savoirs ou de la promotion de la curiosité ou de l’esprit critique, ces fonctions vont de la construction d’une citoyenneté éclairée et active à l’empowerment des populations éloignées de la science, de la création de lien intergénérationnel à l’inclusion sociale, en passant par le divertissement intelligent, l’émerveillement, ou simplement le plaisir d’apprendre et de savoir… Cette réflexion sur notre rôle en tant que médiatrices et médiateurs, et la vérification que nos actions sont bien en adéquation avec nos objectifs, relève de ce que l’on nomme la « réflexivité » de la médiation scientifique.

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Un métier véritable

Pour ces cinq raisons, le terme de médiation ne peut donc raisonnablement plus être vu comme la nouvelle appellation d’un ancien terme jugé soudain insatisfaisant. Il s’agit bien au contraire d’un terme qui désigne un métier véritable, nécessitant des compétences complexes et diversifiées, auquel il est possible de se former de manière professionnelle autant qu’académique, et qui nécessite ensuite de perpétuelles mises à jour au gré des évolutions du rapport nature-science-technologie-société.

Ceux et celles qui ont choisi ce métier savent combien il est riche en découvertes intellectuelles et en relations humaines. Combien il est utile aussi, si on sait l’aborder avec humilité et qu’on n’arrête jamais de s’interroger sur le sens de ce que l’on fait.

 

Ce texte est issu de la vidéo éponyme de la chaîne YouTube « Savoirs en Société » développée par l’auteur à l’attention de la communauté des médiatrices et médiateurs scientifiques. Il est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.