Fragilités…

Qu’est-ce que la fragilité ? Quelle différence y a-t-il entre fragilité et vulnérabilité ? De nos cellules à nos sociétés, qu’est-ce qui nous rend fragiles ? Peut-on transformer nos fragilités en forces ?

C’est à ces questions qu’a décidé de répondre le festival Usinesonore, qui aura lieu dans la jolie ville de La Neuveville du 10 au 18 juin 2022, à travers un cycle de conférences à deux voix qui viendra se nicher entre deux week-ends de spectacles et de performances artistiques exceptionnelles.

En tant que qualité structurelle intrinsèque, la fragilité d’un objet ou d’un être n’est pas très intéressante en soi. Bien plus stimulante est la réflexion qui porte sur celles des conditions extérieures à cet être ou à cet objet qui exacerbent sa fragilité.

Car à bien y réfléchir, la bulle de cristal la plus fine n’est pas fragile lorsqu’elle flotte dans le vide intersidéral, loin de toute poussière cosmique. Mais qu’un météore l’effleure et elle volera en mille éclats.

Nous sommes un peu semblables à cette bulle de cristal : préservés de toute forme d’agression extérieure, nous sommes capables de préserver notre intégrité physique et psychique. Mais que survienne un choc, une frustration, voire même une tentation, et nous voilà précipités vers la douleur ou le malheur.

Ce qui est vrai pour les objets, le corps et l’esprit individuels reste vrai pour les systèmes géopolitiques, le corps social ou l’esprit démocratique. Autant d’entités fragiles, soumises à autant d’environnements fragilisants.

Du 12 au 16 juin, sous l’incroyable tente du festival Usinesonore, tous les jours à 18 heures, 10 conférencier·es prestigieux·ses se succéderont pour aborder tour à tour la notion de « fragilité(s) » au prisme de leurs expertises professionnelles et académiques respectives.

Un événement culturel interdisciplinaire conçu pour tous les goûts et toutes les sensibilités artistiques et intellectuelles : concerts, performances, défilés de mode, spectacles de danse et de cirque, activités de médiation culturelle et expérimentations sensorielles convoqueront des artistes sensationnels et feront frétiller de plaisir nos synapses frustrées par de trop longs mois de privation culturelle.

Le programme des conférences est présenté plus bas et de plus amples informations peuvent être trouvées sur le site du festival : www.usinesonore-festival.ch

 

Usinesonore Festival: zoom sur les conférences

Pour la première fois cette année, Usinesonore Festival accueille un cycle de conférences-agora Arts&Sciences. Philosophes, sportif·ve·s, médecins, ambassadeurs, historien·ne·s échangeront sur le thème des FRAGILITÉS, qui accompagne en filigrane la programmation du festival.

Du 12 au 16 juin à 18h, elles et ils se succéderont sous la Tente Usinesonore pour présenter leurs conceptions de la fragilité, partager leur expertise et échanger des idées et impressions avec le public. Ces soirées seront pensées pour tous les publics à partir de 14 ans. À la fin de chaque conférence, les discussions avec nos invité·e·s pourront se poursuivre autour du bar du festival. Un espace dédié, un climat convivial et des interventions artistiques seront la clé de soirées instructives, divertissantes et inclusives. Nous nous réjouissons de vous y retrouver!

Les billets sont en vente sur: usinesonore-festival.ch

LA FRAGILITÉ DANS LE SPORT : DES COLOSSES AUX PIEDS D’ARGILE

Dimanche 12 juin | 18h Avec Tony Chapron et Jean-Pierre Egger

20.- / 15.-

Tony Chapron et Jean-Pierre Egger

Arbitre international de football pendant 10 ans, Tony Chapron a fait le tour du monde avec un sifflet. Il a découvert des cultures multiples et un rapport à la fonction d’arbitre souvent complexe. Après une formation en sociologie, il devient enseignant-chercheur à l’université de Grenoble pendant quelques années. Il est aujourd’hui consultant pour Canal+ et anime une chronique hebdomadaire. Il vient également de réaliser un documentaire “dans la tête des hommes en noir”, et a écrit un livre “Enfin libre” qui décrit la vie d’arbitre.

Athlète et entraîneur suisse, Jean-Pierre Egger a voué son existence au sport. Instituteur et maitre d’éducation physique de formation, il fut neuf fois champion suisse du lancer du poids et trois fois au lancer du disque, avant d’entraîner de nombreux athlètes et équipes sportives de haut niveau. Auteur de l’ouvrage “The way to Excellence”, il dispense désormais des conférences et des séminaires de formation de cadres d’entreprises sur ce thème. Plébiscité par ses pairs, il a reçu en décembre 2020 l’Award du meilleur entraineur des 70 dernières années.

SCIENCE, INFORMATION ET OPINION : FORCES ET FRAGILITÉS

Lundi 13 juin | 18h Avec Etienne Klein et Laurence Kaufmann

20.- / 15.-

Etienne Klein et Laurence Kaufmann

Etienne Klein est physicien et philosophe des sciences. Il est directeur de recherches au CEA où il dirige depuis 2007 le Laboratoire de Recherche sur les Sciences de la Matière. Il est membre de l’Académie des Technologies et anime tous les samedis sur France culture l’émission “Science en questions “. Il s’intéresse à la question du temps et à d’autres sujets qui sont à la croisée de la physique et de la philosophie, tels que l’interprétation de la physique quantique, la question de l’origine de l’univers ou encore celle du statut du vide dans la physique contemporaine. Soucieux de la diffusion des connaissances scientifiques, il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages.

Laurence Kaufmann est professeure de sociologie à l’Université de Lausanne et chercheuse associée au Centre d’étude des mouvements sociaux (CNRS-EHESS). Recourant principalement à la sociologie mais aussi à l’histoire, la philosophie, la linguistique et la psychologie, ses recherches portent sur l’espace public, l’opinion publique et la constitution des collectifs, ainsi que sur l’autorité de la première personne et le rôle des émotions.

FRAGILITÉ DES SYSTÈMES TECHNIQUES ET GÉOPOLITIQUES

Mardi 14 juin | 18h

Avec Bernadette Bensaude-Vincent et Jean-Daniel Ruch

20.- / 15.-

Bernadette Bensaude-Vincent et Jean-Daniel Ruch

Bernadette Bensaude-Vincent, professeure émérite de philosophie à l’université de Paris1-Panthéon-Sorbonne travaille sur l’histoire et la philosophie des sciences et des technosciences comme sur les rapports entre science et société. Membre de l’Académie des technologies, elle siège dans plusieurs comités d’éthique, Elle a publié une quinzaine de livres en auteur et dirigé une douzaine d’ouvrages collectifs, notamment sur les enjeux philosophiques et culturels des sciences et des techniques.

Jean-Daniel Ruch est né à Eschert. Il a rejoint la diplomatie en 1992. Après divers engagements en Corée du Sud, pour l’OSCE à Vienne et Varsovie, et dans les Balkans, il a conseillé la procureure du Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie, Carla Del Ponte. Il est Ambassadeur de Suisse en Turquie depuis 2021, après avoir représenté la Suisse en Israël (2016-2021) et en Serbie (2012-2016). De 2009 à 2012, il s’est occupé des conflits au Moyen-Orient.

VULNÉRABILITÉS SANITAIRES ET SOCIALES

Mercredi 15 juin | 18h

Avec Delphine Berthod et Guillaume le Blanc

20.- / 15.-

Delphine Berthod et Guillaume le Blanc

Delphine Berthod est une valaisanne nomade qui a vécu au Mali dans son enfance. Elle a étudié la médecine pour pouvoir exercer son travail partout et l’infectiologie par intérêt pour les maladies tropicales. Elle a travaillé sur la maladie du sommeil avec Médecins sans Frontières au Congo. Devenue épidémiologiste, elle a été très occupée par le Covid-19. Particulièrement intéressée par les cultures diverses, et sensible aux vulnérabilités de ce monde, elle s’engage contre toute forme de discrimination et a à cœur de valoriser les différences.

Guillaume le Blanc est philosophe, écrivain, professeur de philosophie à l’Université́ de Paris-Diderot. Il est membre du comité de rédaction de la revue Esprit et directeur de la collection “Diagnostics” au Bord de l’Eau. Il est l’auteur, avec Fabienne Brugère, des livres, “Le peuple des femmes. Un tour du monde féministe” et “La fin de l’hospitalité”. Il a également publié “Vies ordinaires vies précaires”, “L’invisibilité sociale”, “Dedans dehors. La condition d’étranger”, “Que faire de notre vulnérabilité ?”. Il a en outre écrit un essai sur la course à pied intitulé “Courir. Méditations physiques”, qui a obtenu le prix lycéen de la philosophie.

HYPERSENSIBILITÉ ET ÉCO-ANXIÉTÉ

Jeudi 16 juin | 18h Avec Nathalie Clobert et Sarah Koller

20.- / 15.-

Nathalie Clobert et Sarah Koller

Nathalie Clobert est psychologue clinicienne, hypnothérapeute, formatrice et auteure. Elle accompagne les personnes dotées d’une sensibilité élevée, ainsi que les personnes à haut potentiel. Elle a une double formation en philosophie des sciences et en psychologie. Elle a écrit plusieurs livres à destination des professionnels et du grand public, dont “Ma bible de l’hypersensibilité” (Leduc) et “Psychologie du haut potentiel” (De Boeck).

Sarah Koller est diplômée en psychologie et en sciences de l’environnement. Elle a participé à la création du réseau romand en écopsychologie (www.ecopsychologie.ch) et facilite des ateliers de reliance au vivant. Terminant une thèse sur les conditions psycho-existentielles d’une culture économique de la suffisance, elle développe un intérêt croissant pour les diverses modalités d’expression artistique de la recherche scientifique.

Non, la médiation scientifique n’est pas politiquement neutre

En tant que champ d’activités reliant la science et la société, la « médiation scientifique » regroupe un large ensemble de pratiques au périmètre incertain et en permanente évolution. Et c’est tant mieux, car c’est ce qui la maintient vivante, dynamique et créative, capable de s’adapter aux évolutions du monde et aux transformations de la société. Dans ces conditions, est-il tout de même possible de la définir sans l’enfermer ?

On oppose par ailleurs parfois l’idée de « médiation scientifique » à celle de « vulgarisation scientifique », ramenant cette dernière à une pratique descendante et un peu prosélyte dont les préoccupations seraient centrées sur les contenus scientifiques et techniques, et décrivant à l’inverse la médiation comme une démarche d’émancipation intellectuelle et sociale, centrée sur le dialogue avec les publics et la clarification de l’opinion. La différence est-elle si tranchée et la distinction si facile à faire ?


À lire aussi : Peut-on se former à la médiation scientifique ?


Pour répondre à ces questions, il n’est pas suffisant d’observer simplement les pratiques existantes et de les regrouper selon une typologie réduite à la description de leurs formats. Car, comme le rappelait déjà le groupe Traces en 2010 dans son manifeste Révoluscience, qui prônait alors une médiation scientifique « autocritique, émancipatrice et responsable », la communication publique de la science n’est pas neutre. Ni dans ses impacts, ni dans ses intentions ; ni dans les messages qu’elle promeut, ni dans les valeurs qu’elle propose ; ni dans les publics auxquels elle bénéficie ni dans la place de la science qu’elle installe dans la société.

 

Médiation scientifique : quels impacts sur quels publics ? Quelles intentions des médiateurs et médiatrices, et de leurs institutions ? Crédits : Ph. Levy, EPPDCSI (Universcience) No reuse

 

C’est pour tenter de contribuer au traitement de ces problématiques que j’ai lancé la chaîne de vidéos Savoirs en Société il y a 18 mois. En toile de fond des réflexions qui y sont proposées, le souci de promouvoir la réflexivité des praticien·nes de la médiation scientifique, c’est-à-dire leur autoanalyse et leur autocritique dans une perspective d’amélioration des pratiques.

Une vidéo, en particulier, s’attache à clarifier les relations entre les nombreuses actions de communication publique de la science et à articuler les concepts de communication, vulgarisation et médiation scientifiques. Elle présente un modèle simple qui permet à la fois de construire une typologie des actions et de faire émerger deux formes distinctes de médiation scientifique : une forme épistémique (relative aux savoirs, à ce que l’on sait) et une forme axiologique (relative aux valeurs, à ce à quoi l’on tient).

 

Un modèle pour comprendre la médiation scientifique. www.savoirs-en-societe.ch

 

En réalité, et au-delà de la typologie qu’il propose, ce modèle permet surtout de construire un cadre réflexif invitant les scientifiques engagé·e·s dans de telles actions à s’interroger sur leur rapport aux publics et aux savoirs, voire même à réfléchir à leur trajectoire personnelle dans le diagramme auquel s’adosse le modèle.

 

Une grille de lecture pour clarifier les relations entre les différentes formes de communication publique de la science. Crédits : R.-E. Eastes, CC BY-NC-SA

 

Cette vidéo, comme l’ensemble de la chaîne, place ses réflexions dans le cadre théorique des « études de sciences » ou STS (pour Science and Technology Studies), à savoir la branche des sciences humaines et sociales qui étudie la science et la technologie. Inspirée par ces dernières, la chaîne ne se contente donc pas d’observer et de décrire les actions de communication publique depuis l’intérieur des sciences, au sens où elle ne circonscrit pas ses réflexions aux « contenus scientifiques à disséminer », aux « messages à faire passer » ou à la manière « d’améliorer l’image de la science ». Elle adopte au contraire un point de vue symétrique qui permet d’apprécier les enjeux et de décrypter les rouages des relations science-technologie-société dans leur globalité ; exactement comment le font les STS lorsqu’elles s’attachent aussi bien à décrire la manière dont la société agit (ou réagit) sur la science que la manière dont la science transforme la société.

 

Comment traiter des controverses sociotechniques dans la médiation scientifique ? www.savoirs-en-societe.ch

 

Cette posture, portée par un nombre croissant d’acteurs et actrices de la culture scientifique, privilégie naturellement les formes de médiation qui mettent la science en discussion, qui créent du lien social et donnent du pouvoir d’agir à leurs publics.

En ce sens, elle se démarque de formes de communication de la science plus archaïques qui se donnent pour mission d’instruire les foules ou de les éduquer à la rationalité, selon l’approche connue sous le nom de « deficit model ».


À lire aussi : Les jeux de discussion : comprendre et se comprendre


Elle se démarque plus encore des approches plus agressives de la communauté rationaliste hétéroclite agrégée au mouvement zététique qui, sous couvert de défense de la raison, finit souvent par instrumentaliser le rationalisme scientifique à des fins idéologiques, visant notamment la promotion du progrès technologique à tout prix ainsi que la tribune #NoFakeScience a récemment été accusée de le faire.


À lire aussi : Zététiciens et autres « debunkers » : qui sont ces vulgarisateurs 2.0 ?


À cet égard, la posture défendue par la chaîne Savoirs en Société reste pour le moment assez représentative de celle d’une grande partie de la communauté des acteurs et actrices de la médiation scientifique. Très consciente des enjeux socio-éducatifs et socioculturels associés à une certaine manière de « mettre la science en culture », cette communauté a en effet largement tendance à éviter d’interroger la dimension politique de ses activités.

Non qu’elle ne se préoccupe pas de l’émancipation et de l’inclusion sociale des publics et des « non-publics » ! C’est même là l’une de ses principales préoccupations actuelles, comme en atteste la variété des projets et formations qui s’en revendiquent. Si nous employons ici le terme politique, c’est dans un sens beaucoup plus fort : celui des rapports de force et de pouvoir qui sont, souvent malgré nous, perpétués et renforcés par nos efforts de diffusion de la culture scientifique. Qui produit le savoir ? Qui le partage ? Qui en choisit les thèmes et les méthodes ? Au véritable bénéfice de qui ?

 

Lutter contre l’autocensure vis-à-vis des sciences et des techniques : un atelier de créativité technique à l’Espace des sciences Pierre-Gilles de Gennes (ESPCI Paris, Vᵉ). Crédits : Association Traces.

 

Car le monde de la culture scientifique, très corporatiste et soudé autour de ses missions, apparaît particulièrement enclin à éluder les questions susceptibles de le diviser ; au risque de friser parfois la pusillanimité et le paradoxe, notamment au regard des sources de financement de ses activités.

Un malaise qu’il contourne en se concentrant sur la problématique de l’appropriation culturelle de la science par la société et en perpétuant les réflexions sur la nature des savoirs à partager, menée de plus longue date par les actrices et acteurs de la vulgarisation scientifique.


À lire aussi : Un musée de science… à quoi ça sert ?


En restant dans une approche de la médiation scientifique essentiellement culturelle (dont témoigne l’usage ubiquitaire de l’expression « culture scientifique et technique »), en considérant que des médiateurs et des médiatrices scientifiques sont en capacité de faciliter l’émancipation de populations plus ou moins « éloignées de la science », mais surtout en n’interrogeant pas les rapports de pouvoir qui en découlent, cette posture ne reste-t-elle pas enfermée dans une sorte de deficit model « politique », deficit model qu’elle était pourtant parvenue à surmonter peu ou prou sur le plan culturel ?

Un imposant travail de critique des sciences existe pourtant dans le monde occidental depuis des décennies, et en France avec des auteurs comme Alexandre Grothendieck. Hormis au travers de ses formes les plus modérées, portée par des auteurs comme Jean‑Marc Lévy-Leblond ou Jacques Testart, la critique politique des sciences ne semble toutefois jamais avoir vraiment pénétré les réflexions et les pratiques du monde de la culture scientifique, restant plus ou moins cantonnée aux sphères académiques ou anarchistes, et transparaissant seulement dans quelques rares initiatives confidentielles.

 

En-tête du site www.sciences-critiques.fr

 

Des ponts existent toutefois entre ces réflexions et le champ des actions science-société. Ainsi celui que tente de bâtir le collectif ALLISS, qui vise à développer les coopérations entre les établissements publics d’enseignement supérieur et de recherche d’une part, et le tiers secteur de la recherche d’autre part, c’est-à-dire les activités de recherche associées aux secteurs non marchand et non lucratif (et donc non adossées à l’État ou à l’industrie). ALLISS promeut notamment le concept de « médiation de recherche », pensé pour permettre aux citoyen·nes de se réapproprier les enjeux et les bénéfices de la recherche, notamment lorsqu’elle est soutenue par des fonds publics.

 

En-tête du site www.alliss.org

 

Arrivés au terme de cet article, faisons le point. Si la médiation scientifique produit du sens, de la culture et de l’inclusion, est-il à ce point problématique qu’elle ne soit pas politiquement neutre ? Peut-être pas, en effet. Mais plus problématique, en revanche, serait de ne pas s’en apercevoir.


Ce texte a été publié dans sa version originale le 17 juin 2021 sur le site du média The Conversation et sous licence Creative Commons. Je tiens à remercier Bastien Lelu, Antoine Blanchard et Livio Riboli-Sasco pour les inspirations que je leur dois, les échanges qui ont motivé la rédaction de ce texte et leurs précieux conseils rédactionnels.

Science Show à Athènes.

Peut-on se former à la médiation scientifique ?

Vulgarisation ou médiation scientifique ? Les discussions durent depuis 20 ans… Ces termes sont-ils finalement équivalents ou pas, en termes de pratiques et de fonctions ? Fait étrange, les formations académiques et professionnelles initient au journalisme scientifique, à l’animation, à la médiation, mais rarement à la vulgarisation. Y aurait-il là une piste à suivre pour comprendre les spécificités de la médiation scientifique ?

 

 

Médiation et vulgarisation scientifiques

On pourrait dire en première approximation, et pour refléter la réalité historique du concept, que la vulgarisation scientifique rassemble un ensemble de pratiques descendantes et essentiellement frontales, voulues et opérées par des sachants (souvent des chercheurs et des chercheuses) à l’attention de non-sachants (que l’on appelle parfois le « grand public ») dans des domaines spécialisés de la science et de la technologie.

La médiation scientifique est plus récente et plus professionnalisée. Elle est issue de la vulgarisation et en englobe diverses pratiques, mais elle ne se confond pas avec elle. Car contrairement à la vulgarisation, la médiation scientifique n’a pas pour but de transmettre des connaissances complexes à un public plus ou moins considéré comme ignorant.

Sa fonction est bien plus générale et, dans sa version forte et citoyenne, on pourrait dire qu’elle consiste plutôt à « travailler » la place de la science et de la technologie en société : à soumettre ces dernières au débat public, le plus sereinement possible, à croiser les savoirs savants et les savoirs profanes. Jusqu’à permettre parfois d’évaluer la pertinence des politiques publiques en matière de choix technologiques à l’aune des opinions exprimées au sein de la société civile.

Oublier un peu le « message »

La médiation scientifique nécessiterait-elle alors de tels efforts qu’il faille imaginer des formations professionnelles dédiées, là où les vulgarisateurs amateurs avaient auparavant simplement besoin de bien connaître leurs sujets et de savoir les restituer clairement et simplement ? Là où pour exceller, il suffisait jusque-là de savoir faire usage d’anecdotes, de métaphores bien choisies, et d’enrober le tout dans un peu d’érudition, d’humour et de charisme ? N’était-ce pas suffisant pour, comme on l’entend souvent, « faire passer le message » ?

Et bien non car, dans la version forte de l’idée de médiation scientifique dont nous désirons témoigner ici, il n’y a justement pas de message à « faire passer ». Là où la vulgarisation scientifique cherche à nourrir la culture générale en sciences d’un grand public indifférencié dont elle croit parfois évaluer l’ignorance par des sondages portant sur des connaissances spécifiques et anecdotiques, la médiation cherche à développer une culture de science, sur la science. Dans la perspective de conférer à ses publics une autonomie de pensée, et pas une adhésion aveugle à la science et à ses applications.


À lire aussi : Le numérique en culture(s)


Des différences fondamentales

Mais précisons ces différences, au risque de les exagérer un peu, pour mieux comprendre ce qui se joue entre ces deux conceptions de la communication publique de la science. Là où la vulgarisation néglige délibérément les valeurs individuelles au profit de la connaissance pure, la médiation part de l’opinion pour rendre la connaissance nécessaire. Là où la technologie et le progrès scientifique sont souvent souhaitables pour la vulgarisation, la médiation s’interroge sur leur acceptabilité sociale. Là où la vulgarisation invente des formats qui placent les détenteurs du savoir à transmettre sur un piédestal, la médiation introduit l’usage d’outils participatifs permettant à tout un chacun de construire son savoir savant à partir de son savoir profane.

Vulgarisation ou médiation ?
Comment la vulgarisation et la médiation scientifiques, dans leurs versions extrêmes, considèrent les différents éléments du rapport science-société. Source : Richard-Emmanuel Eastes.

C’est ainsi que des associations comme Les Atomes Crochus ou L’île Logique sont allés jusqu’à imaginer des spectacles de clowns de science. Non pas (ou du moins pas seulement) dans une perspective de vulgarisation, pour faire aimer la science aux jeunes en la dédramatisant par le rire et en leur refilant au passage quelques connaissances scientifiques qu’ils oublieront aussitôt ; dans une perspective de médiation, avec pour objectif premier de lutter contre l’autocensure de ces mêmes jeunes vis-à-vis de la science et de la technologie, de leur permettre de prendre confiance en leurs capacités à apprendre, à comprendre, à réussir, à entreprendre dans les domaines scientifiques.

Clown de science.
Le personnage du clown de science : le seul médiateur scientifique qui puisse se placer « au-dessous » de son public.

Une fonction sociale

Dès lors, le médiateur ou la médiatrice scientifique sont amenés à endosser plusieurs rôles aux divers points de rencontre entre les acteurs de la science et de la société, de la nature, de la technologie, de l’industrie, de l’information, des médias, de la politique, du militantisme, etc. Mais à cette intersection, leur fonction est fondamentale : ils et elles facilitent les échanges et écoutent les préoccupations de l’ensemble des parties prenantes, partagent et discutent de leurs valeurs avec eux, s’inspirent de leurs conceptions pour élaborer leurs activités de médiation et tentent finalement de promouvoir une compréhension réciproque entre la communauté scientifique et ceux et celles qui utilisent ou sont touchés par les découvertes qu’elle fait.

Des compétences diversifiées

Vaste programme, donc ! Nous classons les compétences nécessaires à la réalisation de cette mission en cinq catégories :

  • La pratique de la médiation scientifique nécessite bien sûr en premier lieu de connaître la science et la technologie : leurs contenus, leurs méthodes, leurs démarches. Cette forme de culture scientifique correspond à la part de notre « culture générale » qui porte sur la science et ses applications.
  • Or au-delà des applications de la science, il y a ses implications ! Pour toutes les raisons qui font sa spécificité par rapport à la vulgarisation, la médiation scientifique suppose en deuxième lieu une compréhension fine des relations entre science, politique, économie, société, c’est-à-dire des questions socialement vives liées à la mise en application des sciences. Et donc une compréhension de la société et des agents, humains et non humains, qui la peuplent et l’animent. C’est tout le reste de notre « culture générale », sa part sociétale en quelque sorte.
  • En conséquence, la pratique de la médiation scientifique ne peut se passer de la compréhension de la manière dont ses acteurs et interlocuteurs (scientifiques et non-scientifiques réunis) pensent, réagissent, comprennent, apprennent ou produisent des connaissances. Des disciplines comme les sciences de l’apprendre, l’épistémologie ou la sociologie des sciences peuvent dès lors jeter des éclairages particulièrement percutants sur les pratiques des médiatrices et des médiateurs. Elles leur permettent en effet d’abandonner leurs idées reçues spontanées et naïves sur la manière dont leurs publics apprennent et forgent leurs opinions, mais aussi sur la manière dont la connaissance scientifique se construit. C’est la culture de science (ou sur la science) évoquée plus haut.
  • La pratique de la médiation scientifique suppose bien sûr également une connaissance professionnelle des réseaux d’acteurs nationaux et internationaux de la communication publique de la science, ainsi que de ses outils et de ses pratiques : du journalisme à la muséologie en passant par la co-création art-science, les usages du numérique, le mouvement maker… Une sorte de « culture de la culture scientifique », en somme.
  • Mais surtout la médiation nécessite, comme un préalable que nous jugeons indispensable, de s’être interrogé sur les fonctions de cette communication publique de la science, c’est-à-dire sur les besoins sociétaux auxquels elle prétend répondre. Des besoins qui ne sont évidemment pas réductibles au désir qu’éprouvent les scientifiques de partager leurs connaissances et leur passion pour leur métier. Car bien au-delà de la transmission de savoirs ou de la promotion de la curiosité ou de l’esprit critique, ces fonctions vont de la construction d’une citoyenneté éclairée et active à l’empowerment des populations éloignées de la science, de la création de lien intergénérationnel à l’inclusion sociale, en passant par le divertissement intelligent, l’émerveillement, ou simplement le plaisir d’apprendre et de savoir… Cette réflexion sur notre rôle en tant que médiatrices et médiateurs, et la vérification que nos actions sont bien en adéquation avec nos objectifs, relève de ce que l’on nomme la « réflexivité » de la médiation scientifique.

À lire aussi : De la réflexivité dans la culture scientifique


Un métier véritable

Pour ces cinq raisons, le terme de médiation ne peut donc raisonnablement plus être vu comme la nouvelle appellation d’un ancien terme jugé soudain insatisfaisant. Il s’agit bien au contraire d’un terme qui désigne un métier véritable, nécessitant des compétences complexes et diversifiées, auquel il est possible de se former de manière professionnelle autant qu’académique, et qui nécessite ensuite de perpétuelles mises à jour au gré des évolutions du rapport nature-science-technologie-société.

Ceux et celles qui ont choisi ce métier savent combien il est riche en découvertes intellectuelles et en relations humaines. Combien il est utile aussi, si on sait l’aborder avec humilité et qu’on n’arrête jamais de s’interroger sur le sens de ce que l’on fait.

 

Ce texte est issu de la vidéo éponyme de la chaîne YouTube « Savoirs en Société » développée par l’auteur à l’attention de la communauté des médiatrices et médiateurs scientifiques. Il est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

De la réflexivité dans la culture scientifique

Les 19 et 20 septembre, à Bienne, a eu lieu la conférence ScienceComm organisée par le Fondation Science et Cité sur le thème « I trust Science, but … ». Le Réseau romand Science et Cité y présentait un outil d’aide à la conception et au suivi des projets de communication publique de la science, La moulinette, qu’il met gracieusement à la disposition des acteurs et actrices de la médiation scientifique depuis le printemps 2019.

Cet outil inédit ne s’accompagne d’aucun conseil méthodologique, ne contient aucune recette toute faite. On pourrait s’en étonner, mais c’est ce qui constitue sa force et sa spécificité. La réflexivité et l’empowerment, tels sont en effet les objectifs de ses concepteurs.

 

Séance de préparation du projet de médiation scientifique Yakaton’18 à la Haute Ecole Spécialisée de Suisse Occidentale (HES-SO) en juin 2018. R-E Eastes, CC BY-ND 

 

Rappelons que la médiation n’est pas qu’une pratique d’éducation informelle d’un public béotien, consistant à simplifier des savoirs complexes. Il s’agit plus largement d’un ensemble de démarches et pratiques destinées à rapprocher la connaissance spécialisée des besoins auxquels elle pourrait répondre, à l’appliquer aux questions socialement vives et à favoriser l’élaboration commune de connaissances entre spécialistes et groupes de citoyens concernés.

 

Indispensable réflexivité

Pratiquer la médiation culturelle, c’est exercer un véritable métier. Les connaissances techniques et académiques en sont l’un des piliers, certes. Mais la connaissance des publics, la maîtrise de la pédagogie et la compréhension des modes de production et de diffusion des savoirs y sont tout aussi essentielles. Ces missions nécessitent donc une démarche aussi réflexive que possible, interrogeant les objectifs de ses acteurs à l’aune des attentes et besoins de leurs publics.

Pourtant, cette réflexivité est difficile à atteindre, car cela suppose de remettre en question des approches intuitives, souvent mues par la passion et par le désir de partager ses propres connaissances. Pour ne pas être simplement égoïste ou prosélyte, voire condescendante et finalement contre-productive, elle doit donc miser sur une décentration radicale.

Dans le cas de la science et de la technologie, il est probable que le besoin de réflexivité soit encore plus fort que dans celui de toute autre forme de médiation culturelle, à proportion même de leur impact sur l’évolution de la société.

Tout « progrès » scientifique et technologique disruptif s’accompagne en effet de bouleversements de l’ordre social, de controverses sociotechniques, d’effets secondaires d’ordres sanitaire ou environnemental, voire de questions éthiques qui interrogent in fine son acceptabilité sociale.

À lire aussi : Apprendre à construire le désaccord pour réinventer le dialogue sociétal

 

Mission citoyenne

Dans ce processus, la médiation scientifique et technique est un acteur déterminant, au sens où elle a tout autant pour mission de promouvoir les applications vertueuses des avancées de la science que d’en interroger les éventuels effets pervers. Sans compter qu’elle tire autant sa légitimité de sa capacité à écouter les peurs et objections de ses publics qu’elle doit souvent ses financements à sa capacité supposée à fabriquer de l’acceptabilité sociale, justement.

À lire aussi : Les jeux de discussion : comprendre et se comprendre

Face à tant de pressions et d’enjeux, les acteurs de la culture scientifique peuvent avoir besoin d’outils pour trouver la juste voie entre l’enthousiasme zélé qui les a probablement poussés dans cette voie professionnelle, et la prudence. Une prudence éminemment nécessaire, face à des publics qui ne souhaitent plus seulement collectionner des informations mais également les articuler à leurs valeurs, pour exercer leur pouvoir de citoyens et de consommateurs.

Dans ce contexte, il convient de promouvoir par tous les moyens une médiation scientifique autocritique et responsable. C’est dans cet esprit que « La moulinette » a été élaborée par des spécialistes de la médiation scientifique suisses et français, universitaires comme acteurs de terrain.

Le résultat prend la forme d’un site web, structuré autour de 11 questions ou chapitres telles que : Pourquoi ? Comment ? Quand ? Avec quels risques ? Il propose à ses utilisateurs un cheminement à géométrie variable en fonction de leurs besoins.

Une fois les questions sélectionnées, le site génère automatiquement des fiches au format pdf, chacune comprenant à son tour des sous-questions qui invitent les utilisateurs à positionner leurs réponses sur différents diagrammes : sliders, pourcentages, matrices, QCM, etc.

 

Accompagnement sur mesure

En passant son projet au crible des catégories proposées par « La moulinette », on génère ainsi des réflexions précieuses concernant l’ensemble des facettes de l’action envisagée : de ses propres motivations initiales aux impacts escomptés et réels, de la nature des publics visés aux formes possibles de l’activité en passant par la recherche de fonds et les risques encourus.

Un effort particulier a notamment été porté sur l’analyse des motivations (individuelles ou institutionnelles) ayant présidé à la conception de l’activité de médiation et sur la réflexion relative à ses « non-publics », c’est-à-dire aux catégories de personnes s’en trouvant exclues pour des raisons conscientes ou inconscientes.

Par ailleurs, ce travail aidera les médiatrices et médiateurs scientifiques à mieux décrire leurs projets quand ils devront les présenter au grand public, à une structure de financement ou encore à un nouvel employeur. « La moulinette » est donc non seulement un outil de réflexivité, mais également un outil d’empowerment des actrices et acteurs de la culture scientifique, comme doivent l’être leurs propres actions pour leurs publics.

 

 

Multiples usages

Ces fiches imprimables ont été pensées pour répondre aux multiples situations auxquelles sont en général confrontés les professionnels de la médiation, seuls ou en groupes. La moulinette peut en effet être utilisée en tant qu’outil :

  • d’aide à la conception d’un projet, pour n’oublier aucune de ses dimensions importantes (check list),
  • de suivi de projet, sous forme de guidelines permettant de conserver le cap initial,
  • d’évaluation a posteriori d’un dispositif, éventuellement par comparaison avec les réponses aux mêmes questions données lors de sa conception,
  • de formation initiale des médiateurs et médiatrices, dans leurs cursus de formation et/ou lors de leur arrivée dans une organisation de culture scientifique,
  • de documentation d’activités stabilisées, voire de formation des médiateurs et médiatrices sur un dispositif donné (rôle de transmission),
  • de formation continue pour se replacer de temps en temps dans une posture réflexive,
  • de communication avec l’équipe de médiation, la direction, les partenaires, les bailleurs de fonds… autour d’un dispositif de médiation donné.

Mettre en pièces son projet de médiation et ses idées d’activités pour en interroger toutes les dimensions, en recenser les différentes facettes, les analyser et assumer ses choix en toute connaissance de cause, tel est le service que tente de rendre « La moulinette » à celles et ceux qui partagent leurs connaissances scientifiques au quotidien.

Mis gracieusement à disposition en échange de leurs retours sur leurs usages, l’outil se veut collaboratif pour servir au mieux et le plus longtemps possible les intérêts de la communauté.

The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.