De la carte papier au jumeau numérique du territoire

Pour lancer la saison des colloques swisstopo, la thématique des jumeaux numériques a été présentée. La première fois que j’ai entendu ce terme, c’était il y a presque dix ans lorsqu’un ami entrepreneur avait lancé sa start-up, Akselos, qui propose un outil de simulation de structures mécaniques, par exemple des éoliennes. En effet, ce terme a d’abord été utilisé dans l’industrie, pour concevoir des composants ou des systèmes mécaniques. Lors du processus de développement d’un système, les objets sont d’abord créés de manière digitale afin de tester leurs bons fonctionnements et de rectifier les erreurs. Les composants physiques sont fabriqués à la fin, une fois le design optimisé, pour éviter de produire de nombreux prototypes.

Durant le colloque, l’université de Melbourne a présenté sa plateforme de jumeau numérique dans un contexte urbain. L’idée est d’appliquer le même concept, mais à l’échelle d’une ville. Cette plateforme combine plusieurs sources de données du territoire et les visualise en trois dimensions (voir en quatre dimensions si l’on rajoute l’évolution dans le temps). Lorsque des changements majeurs sont planifiés dans cet environnement urbain, l’impact peut être testé et simulé dans le monde virtuel avant d’être mis en œuvre dans le monde réel.

On peut classer les applications de ces jumeaux numériques du territoire en deux grandes catégories.

Maintenance des infrastructures et augmentation de la résilience

Planifier la rénovation des infrastructures a été la motivation première pour les projets de jumeaux numériques de l’université de Melbourne. Un audit effectué en 2015 concluait que la majorité des infrastructures australiennes seraient en 2030 dans un état de qualité inférieure aux normes.  Au vu de l’ampleur des défis, des recherches ont été lancées pour créer une plateforme d’aide à la prise de décision sur les travaux de rénovation prioritaires à effectuer.

Dans le canton de Neuchâtel, toutes les routes cantonales viennent d’être « scannées » (acquisition d’images et de nuages de points avec des capteurs sur un véhicule). Ces informations permettent au service des routes de planifier les travaux de maintenance sans avoir à aller sur le terrain. Dans le futur, en intégrant sur une même plateforme les données de trafics fournies par les caméras, il sera par exemple possible d’évaluer quelles sont les routes les plus fréquentées et prévoir un calendrier de rénovation basé sur le taux d’utilisation.

Ces jumeaux numériques peuvent également jouer un rôle dans la prévention des catastrophes naturelles et augmenter la résilience de nos villes. Un projet est en cours à l’université de Melbourne pour modéliser les flux d’eau générés par les orages sur un jumeau numérique d’un réseau routier en transformation. Cela permettra de proposer des améliorations pour augmenter la capacité d’absorption d’eau lors d’orages abondants, et ainsi d’éviter des inondations.

Planification urbaine et développement participatif

Ce sont probablement les applications les plus rependues actuellement : intégrer les nouveaux projets de construction dans un jumeau numérique afin de visualiser son impact et de modéliser différents scénarios de construction. La ville de Zürich utilise déjà cette solution pour la sélection de projets à l’occasion des concours d’architectures pour le développement de nouveaux quartiers. Combiner avec des outils de réalité mixte permet aux architectes, promoteurs et administrations publiques de s’« immerger » dans le futur quartier.

Ces applications ne doivent cependant pas se limiter aux professionnelles de la construction. Une utilisation plus large en intégrant la population permettra de construire des quartiers répondant mieux aux besoins de ces utilisateurs. Des initiatives sont en cours pour explorer comment introduire de telles solutions dans la planification et sensibiliser les habitants. Dans un quartier d’Helsinski, une application permet aux résidents de rajouter des espaces verts, arbres ou buisson sur une application contenant un jumeau numérique de leur espace de vie. Une manière ludique d’impliquer le citoyen et de voir de quelle manière il peut contribuer à l’évolution de son quartier.

De nouveaux services à imaginer

Ces jumeaux numériques vont faire émerger de nouveaux services. Un projet passionnant sur la mobilité, enjeu majeur de nos villes, a été lancé par la ville d’Helsinki : « Digital Twin for mobility ». Dans ce projet, une liste de nouveaux services potentiels a été imaginée, il concerne le transport de marchandises, la gestion dynamique des espaces de stationnement en passant par l’amélioration des services de micro-mobilité.

L’acquisition aérienne des données du territoire à une fréquence de plus en plus élevée, le déploiement de nombreux capteurs, l’évolution des standards et finalement l’accès à des outils de développement performant (notamment ceux créés par l’industrie des jeux vidéo pour la visualisation) permettront de généraliser ces jumeaux numériques.

Améliorer nos lieux de vie en expérimentant sur un territoire virtuel, c’est finalement l’un des objectifs de ces jumeaux numériques urbains.

 

Jumeaux numériques, les éléments clés à mettre en œuvre :

La mobilité passe à l’ère du Big Data

Les expériences pilotes visant à introduire des véhicules autonomes se multiplient. Le site de l’EPFL a été un des précurseurs, avec ses six navettes qui ont desservi le campus entre avril et juin 2015. En mai dernier, l’université de Genève a été désignée pour piloter le consortium européen Avenue, dont le but est de tester le transport collectif de personnes sans chauffeur en milieu urbain.

La mobilité de demain ressemblera à cette animation créée par le MIT Senseable City Lab :

L’impact attendu est la réduction massive du nombre d’accidents et la disparition des embouteillages. Pour rappel, le nombre d’heures d’embouteillage en Suisse a doublé depuis 2009, avec 24’000 heures en 2016 selon l’OFS.

Les données numériques vont jouer un rôle clé pour rendre cette vision possible. Pour orchestrer tous ces flux de véhicules à l’échelle de la ville, l’aide d’un aiguilleur sera nécessaire. Cet aiguilleur devra avoir accès à des milliards de données de mobilité.

Comment cet aiguilleur peut-il acquérir ces géodonnées ?

Nos voitures, nos vélos électriques, les capteurs sur les routes produisent des géodonnées. Nous générons également des traces numériques au travers :

Du smartphone que nous avons tous dans notre poche. Collectivement, nos smartphones génèrent par exemple sur le réseau Swisscom plus de 20 milliards de données par jour qui permettent de visualiser nos déplacements comme le montre cette animation faite en ville de Zurich :

D’un bracelet connecté à notre poignet. Les données produites peuvent également permettre de visualiser nos déplacements comme le montre cette vidéo du MIT Senseable City Lab en ville de Boston et à San Francisco :

Qui se profile comme l’aiguilleur de notre mobilité ?

Des entités publiques et privées proposent déjà un service pour nous aider à optimiser nos trajets. Prenons deux exemples :

Le Canton de Genève a déployé des centaines de capteurs routiers connectés sur tout son territoire. Ces données sont à la fois une source d’information précieuse pour la planification urbaine, et d’autre part, elles sont également mises à disposition du citoyen sur le portail infomobilité.

Google propose l’application Waze. Celle-ci nous indique le meilleur itinéraire en fonction des conditions du trafic. L’application combine à la fois les données de positionnement de notre smartphone et les informations sur le trafic remontées par les utilisateurs.

Quels sont les objectifs visés par ces aiguilleurs ?

Suivant le type d’entité qui jouera le rôle d’aiguilleur, les objectifs ne seront pas les mêmes. Si on reprend nos deux exemples :

Réduire le trafic au centre-ville est l’objectif visé par le Canton de Genève. Il a pour cela défini une hiérarchie de réseau : les voitures qui passent par le centre-ville mais qui ne s’y arrêtent pas doivent contourner le centre en utilisant les routes extérieures comme indiqué sur le schéma ci-dessous.

Minimiser le temps de parcours individuel de leurs utilisateurs est l’objectif de Google. En conséquence, si le chemin le plus court pour vous rendre à votre destination consiste à passer par des petites ruelles du centre-ville, c’est le chemin qui vous sera proposé.

Comment assurer l’intérêt commun ?

Il y a donc un conflit d’intérêts entre d’un côté une application qui vise à vous proposer une solution individuelle et de l’autre, les nuisances que cela engendre sur tout un quartier. C’est un phénomène en forte augmentation dans toutes les villes du monde.

L’enjeu pour piloter la mobilité de demain est donc double :

Développer des collaborations qui permettent de combiner les différentes sources de données pour obtenir une compréhension complète de la dynamique du trafic.

Aligner les objectifs des algorithmes développés de sorte que les itinéraires proposés garantissent le fonctionnement adéquat de la mobilité pour toute la population, ainsi que l’assurance de la cohérence avec les politiques publiques en matière d’urbanisme et de transport.

Le rôle de l’Etat est appelé à évoluer car il n’est déjà plus en mesure de rivaliser avec les acteurs privés qui possèdent beaucoup plus de données.

A Genève, c’est une opportunité pour positionner le Système d’Information du Territoire (SITG), structure précurseur sur ces enjeux de la géoinformation. La mission du SITG ne sera certainement pas d’être l’aiguilleur de la mobilité de demain, mais il pourrait devenir la plateforme qui collecte et garantit la qualité des multiples sources de géodonnées. Il pourrait assurer la cohérence dans les développements de solutions de guidage proposées par les acteurs qui utiliseront ces données.

La cité du bout du lac est la plus congestionnée de Suisse selon le dernier classement d’INRIX, elle a maintenant le potentiel de devenir exemplaire dans le pilotage de la mobilité de demain en maîtrisant la gouvernance du Big Data des géodonnées.

Sur ce même thème, ma présentation au Forum des 100 le 24 mai dernier :