Haut-Karabagh : le retour de la [vraie] guerre ? Partie 1 : Aspects militaires

[Suite de notre enquête de terrain] – Conséquence prévisible de près de 30 ans d’affrontements larvés, la guerre du Haut-Karabagh (2020) a marqué par sa nature de « haute-intensité ». L’Europe, peu habituée à la réalité de la guerre, a vécu cet affrontement comme un basculement aussi bien militaire que diplomatique. Comme le démontre la publication d’un rapport du Sénat français, sur le conflit, le 7 juillet 2021.

Avec Charles de Blondin

La France, première puissance militaire européenne, et parmi les premières mondiales, a suivi le conflit avec attention. Si la présence d’une forte communauté arménienne a nécessairement pesé, l’antagonisme qui l’oppose actuellement à la Turquie, partie prenante du conflit, a aussi largement joué.

On observe depuis quelques années la montée d’Etats-puissances en mesure de contester la suprématie militaire occidentale (Amérique et France). Dans cette optique, l’armée française a progressivement développé un nouveau corpus doctrinal, avec pour objectif de préparer les guerres du futur. Mais aussi de sensibiliser les décideurs politiques au retour des conflits conventionnels de haute-intensité.

Or, les principales caractéristiques de ce type de conflits étaient réunies lors de la guerre du Haut-Karabagh : engagement de grandes unités blindées, frappes massives depuis les airs (avions, drones), usage de mesures de « déni d’accès » (systèmes anti-aériens, guerre électronique, etc.), large ingérence de puissances étrangères.

Le 7 juillet dernier, le Sénat Français publiait un rapport sur les enseignements du conflit du Haut-Karabagh : militaires (retour de la haute-intensité), diplomatiques (dynamiser l’alliance avec l’Arménie) et géostratégiques (rivalité avec la Turquie et la Russie). La prise de position du Sénat n’est pas neutre et manifeste, de la part de la chambre haute de la république française, une volonté de prise de conscience quant à la nouvelle donne de l’ordre international.

Le retour de la guerre conventionnelle

Le conflit éclate le 27 septembre 2020 à l’initiative de l’Azerbaïdjan. En six semaines de combats vont tomber près de 8000 hommes dont plus de 3000 Azéris et près de 5000 arméniens. Des chiffres très élevés compte-tenu de la durée des combats et des populations respectives des deux pays (10 et 3 millions). Face aux 118 000 hommes de l’armée de terre Azéri, l’armée arménienne aligne seulement 40 000 hommes dans le Haut-Karabagh. Le différentiel entre les budgets des deux pays est également important, de l’ordre du double en faveur de l’Azerbaïdjan (1,2 milliards de dollars). Ce dernier largement dopé par sa rente pétrolière.

Les priorités matérielles des deux armées ont été différentes. L’Arménie a largement misé sur l’entraînement de ses forces terrestres et une artillerie très puissante (122 et 152 mm, lance-roquettes, missiles balistiques SCUD et Iskander). A la veille du conflit, son parc blindé se compose en outre de 100 chars T-72 (plus quelques T-80 et T-90) et de transports BMP-2. Son système de défense Anti-Aérienne (AA) est relativement dense. Multicouche, il regroupe notamment des batteries à longue portée S-300 PT (75km), protégés à courte portée par des systèmes Tor d’origine russe (très modernes) et Osal ainsi que des batteries de S-125 (23km)[1], théoriquement dotés de capacités C-UAS (anti-drones).  On note en revanche des capacités C4ISTAR[2] très insuffisantes en termes d’infrastructures (hormis des systèmes de brouillage) de détection et de communication, mais aussi de recueil de l’information ; notamment du fait de capacités ISR (Intelligence, surveillance et reconnaissance) aériennes faibles.

De son côté, l’Azerbaïdjan déploie un plus large spectre de capacités.  Ces dernières destinées à percer le dispositif résolument défensif et retranché d’Erevan et de Stepanakert. Dans cette optique, le pays aligne un grand nombre de blindés dont une centaine de chars modernes T-90 S d’origine russe ; et une masse plus imposante de 250 chars T-72, plus rustiques mais aussi plus maîtrisés et peu coûteux. Bakou peut aussi compter sur plusieurs systèmes antichars (missiles Spikes, chasseurs de chars, etc). Enfin, les forces sont appuyées par une composante aérienne solide composée d’une vingtaine de Sukhoi-25. Ces derniers, chasseurs-bombardiers, sont utiles pour les missions d’appui-sol. On compte aussi une centaine d’hélicoptères de combat et de transport de troupes (Mi-35, Mi-24, Mi 17)[3] conférant une souplesse d’emploi et une capacité de manœuvre plus large aux soldats Azéris : un avantage décisif face à un dispositif arménien rigide et peu mobile.

Cependant, la différence s’est avant tout faite grâce à leurs architectures de commandement et de contrôle moderne (défenses AA intégrées, brouillage, radars de contre-batterie, capacités ISR aériennes- et spatiales-). D’où un emploi rationnel et efficace d’un grand nombre de drones de types variés (tactiques, stratégiques, munitions errantes) en mesure de répondre à un large spectre de missions (ISR, bombardement tactique, appui-sol, contre-batterie, etc).

En effet, les capacités C4ISTAR, dopées par l’endurance des drones, confèrent une initiative importante à leur détenteur, via l’accélération du tempo de bataille. Il s’agit de la boucle décisionnelle OODA[4]. On note cependant chez les forces azéries une coordination aéroterrestre (appui-sol) au contact peu efficace. Ce type de manœuvre interarmes est cependant complexe et maîtrisé par un club restreint de pays.

Saturation des drones

Les frappes air-sol ce sont avérées décisives. Le plus gros du conflit s’est en effet joué sur la capacité à gagner la liberté d’action dans la 3e dimension : la maîtrise du ciel. Dans cette optique les drones, plus que les aéronefs, ce sont taillés la part du lion.

Dans cette optique, les missions SEAD (Suppression Ennemy Air Defence) ont été les effets majeurs du conflit. Le ciblage et la destruction de la défense AA arménienne fut une priorité pour les forces Azéris dès le début des affrontements. Réputés denses, malgré la relative ancienneté de leur parc, les systèmes anti-aériens d’Erevan ce sont avérés vulnérables, voire mal défendus. Cela malgré la présence de systèmes basse-couche Tor, cependant en nombre trop réduit. Ce type de système SHORAD (Short Range Air Defense) est pourtant indispensable à la survie de batteries longue portées comme les S-300 ou les S-400 (notamment contre les drones).

Cependant, plusieurs analyses ont mené à poser la question de l’efficacité des capacités de commandement et de contrôle arméniennes, qui ont révélé des défauts dans la chaîne de décision ainsi que dans la coordination.

Très rapidement, les forces arméniennes ce sont retrouvées sans protection dans la 3e dimension, et par voie de conséquence, très exposées aux munitions errantes (drones Harop, Harpy, Skystrikers). De facto, les pertes Arméniennes furent très lourdes : de l’ordre de plusieurs centaines de chars, d’obusiers et de véhicules. Cependant, il faut noter la solidité importante des forces terrestres arméniennes quand elles ne sont pas soumises à des appui-feux depuis la 3e dimension. Ainsi, l’assaut d’une colonne blindée, le 27 septembre, sur le flanc Est (en direction de Stepanakert), fût un échec cuisant pour les forces Azéris (ici dépourvues de soutien aérien)[5].

Enseignements militaires de l’affrontement

Les nations occidentales ne sont plus les seules à disposer de matériels de haute-technologie. Un pays comme l’Azerbaïdjan, certes armé par la Russie et la Turquie, serait en mesure de mettre en échec la majorité des armées européennes (en dehors de la France et la Grande-Bretagne). En effet, les Azéris disposent d’un outil militaire capable de répondre à un spectre de mission plus large que beaucoup de pays de l’UE.

De facto, des Etats-puissances, et leurs clients, sont aujourd’hui en capacités de déployer massivement des mesures de déni d’accès (A2AD) face aux armées occidentales.  Elles ont été précisément pensées (par la Russie ou la Chine) pour contrer les avantages comparatifs des armées occidentales (arme aérienne, infovalorisation, ect).

Les armées occidentales sont en majorité organisées pour faire face à des conflits asymétriques dans le cadre du contre-terrorisme ou du maintien de la paix. De fait, des pays comme la France ou les Etats-Unis ce sont habitués à un certain confort opérationnel depuis près de vingt ans : supériorité aérienne acquise, centres logistiques peu ou pas menacés, etc. Une situation qui a conduit à la relégation, voire l’abandon, des doctrines de guerre conventionnelles, et de certaines capacités matérielles (AA, SEAD, Guerrellec, etc). Enfin, l’organisation, voire le dimensionnement (la masse) des forces, ne sont actuellement pas adaptés à des conflits de haut-intensité. Cependant, ces questions font l’objet d’une prise en compte croissante, notamment l’armée française.

A noter également la guerre de l’information particulièrement dense à laquelle ce sont livrés les deux pays. Dopées par les réseaux sociaux, les guerres de l’information deviennent un composante à part entière de la conflictualité contemporaine.  Avec des répercussions décisives sur les opinions publiques, et donc potentiellement, les réactions diplomatiques.

Cet état de fait annonce de profondes mutations géopolitiques mondiales. Car tout rééquilibrage militaire s’accompagne mécaniquement de l’irruption de nouveaux agendas politiques sur la scène internationale. C’est ce que l’on appelle avoir les « moyens de sa diplomatie ».

 

[1] GRASSER Pierre, RETEX – 44 jours sur le Haut-Karabakh, Varia, Irsem, 2021

[2] Commandement, Contrôle, Communication, Computer, Intelligence, Surveillance, Reconnaissance, Targetting, Assess.

[3] GRASSER Pierre, op.cit.

[4] Observation, Orientation, Décision, Action

[5] Ibid

Pierre d'Herbès

Diplômé de la Sorbonne Paris-IV et de l’École de Guerre Économique, Pierre d'Herbès est Consultant [indépendant] en intelligence économique. Il s'intéresse aux rapports de forces internationaux et en décrypte les mécaniques d'influence. Il est spécialisé dans les questions de défense, d'énergie, d'aérospatiale et de sécurité internationale.

7 réponses à “Haut-Karabagh : le retour de la [vraie] guerre ? Partie 1 : Aspects militaires

  1. Merci pour votre analyse très intéressante. En tant que béotien, j’avais crû comprendre que les drones Azéri avaient joué un rôle prépondérant. Est-ce le cas? Et est ce que les pays occidentaux sont en mesure d’affronter de larges déploiements de drones?

    1. Cela dépend lesquelles, mais globalement c’est très insuffisant. Cependant de nombreuses contre-mesure anti-drones sont de plus en plus déployées. A l’échelle sub-tactique (fusil anti-drone) et sur certains blindés pour contrer des mini et micro-drones. Le traitement des drones tactiques et stratégiques nécessite en revanche des capacités AA plus classiques. Et c’est justement là ou le bât blesse avec des capacités finalement pas suffisamment développées en occident, surtout contre une saturation de l’espace aérien par des drones Une conséquence de trente années sans aucune contestation dans et depuis les airs.

      En revanche il s’agit bien là de l’existant. Et les armées françaises comme américaines, ont d’ores et déjà commencé la conversion de leur doctrines. Même si la variable politique pourrait largement ralentir le processus en France.

  2. Cet article apporte des informations interessantes sur les technologies et armements utilisés, mais il est bien trop commode de renvoyer dos-à-dos 2 pays en guerre pour cause de conflit territorial

    La dernière guerre du Haut-Karabakh qui a duré 44 jours est totalement asymétrique dans la mesure où elle a opposé l’Arménie seule face à l’Azerbaïdjan soutenu par la Turquie, l’Israël et des mercenaires djihadistes venus de Syrie, Afghanistan, Libye, …

    Il faut souligner le rôle exécrable de l’Israël qui a apporté son soutien militaire à la politique génocidaire de l’Azerbaïdjan en échange de centres d’écoutes pour espionner l’Iran.

    La Turquie a assuré le transfert vers l’Azerbaïdjan des mercenaires djihadistes, a pris le contrôle du commandement militaire de l’Azerbaïdjan, a envoyé des experts militaires, des drones sophistiqués et des combattants très entraînés

    La Russie, qui a armé les 2 camps pendant des années, a été incapable de faire respecter les cessez-le-feu, puis a signalé la fin de la guerre une fois que son objectif de reprendre pied durablement en Azerbaïdjan a été atteint.

    Le conflit est loin d’être terminé pour plusieurs raisons :

    – l’Azerbaïdjan occupe une partie du Haut-Karabakh et n’a pas respecté ses engagements de reglement pacifique du conflit dans le cadre du groupe de Minsk
    – l’Azerbaïdjan viole l’intégrité territoriale de l’Arménie dans plusieurs zones frontalières et poursuit l’objectif de s’emparer du corridor de Syunik, et même d’autres régions dont la capitale Erevan
    – l’Azerbaïdjan retient illégalement en otage plusieurs dizaines de combattants et citoyens arméniens innocents capturés pendant la guerre
    – l’Azerbaïdjan poursuit son génocide culturel en éliminant systématiquement toute trace de présence arménienne dans les territoires occupés du Haut-Karabakh, mais aussi Nakhitchevan et dans le reste de l’Azerbaïdjan
    – conformément aux voeux de la France, co-présidente du groupe de Minsk (OSCE), un statut et des frontières administratives doivent être définies pour le Haut-Karabakh afin de garantir une paix durable pour les arméniens
    – l’Arménie, pays enclavé, est soumis à un blocus terrestre à la fois de la part de la Turquie et de l’Azerbaïdjan depuis plus de 20 ans

    1. Merci monsieur pour vos éléments. Vous avez factuellement raison sur plusieurs points. Cependant le but de l’article n’est pas de prendre position pour ou contre un camp. Mais bien d’examiner les enseignements “techniques” du conflit.

      La deuxième partie du papier devrait paraitre aujourd’hui. Les aspects de relations internationales y sont plus développés. Le présent article étant plus dédié à l”analyse strictement militaire du conflit.

    2. Le principal problème pour l’avenir c’est la fin de la main mise occidental accompagné de sa corruption et la remise en question des règles du jeux Américaines. En effet l’ONU demande depuis des années à se que les terroriste araméophones quittent le HK qui est reconnu territoire azéri. Comme les occidentaux sont plutôt pro arméniens et ne veulent pas respecter cette règle du jeux, ils se sont lancé dans une guerre d’usure ou conflit froid. C’est pourquoi l’Azerbaïdjan à décidé d’agire apres 20 années de gestion du conflit par le groupe RUSSO FRANCO AMERICAIN infructueux. L’Arménie c’est fait vitrifier par les drones azéri. Malgré se que sa propagande à voulu faire croire elle c’est pris une déroute monumental, et son armée comme la si bien souligné cette article est composé d’incapable à son commandement.

      Cela nous montre que si les occidentaux ne respectent pas leurs propres règle on ne peut leur faire confiance et que des pays relativement armée n’auront plus peur d’agir pour la liberté et la justice de leur peuple.

  3. Pour entrer dans le détail des opérations de ce conflit, il faudrait connaitre précisément à quel point la participation de la Turquie a permis à l’Azerbaïdjan de mener le combat. La chaine de commandement qui a fait défaut aux arméniens était semble-t-il aux mains d’officiers turcs du côté azéri. Il en va de même pour l’utilisation des drones. Dans ces conditions, je pense que vous surestimez la puissance azérie qui serait supérieure à de nombreux pays de l’UE (hors France et GB). Une armée azérie sans soutien turc ne fait pas le poids. Au final, il faut se méfier de la Turquie, facteur N°1 de déstabilisation.

    1. Vous avez absolument raison ! Sur l’intervention précise des officiers de liaison, je n’ai que peu d’informations en ma possession. Mais vous avez entièrement raison sur leur emploi probable. Vous avez également raison sur le rôle géopolitique de la Turquie que nous abordons dans l’article qui parait aujourd’hui même.

      Mais le fait est que même soutenu, l’Azerbaïdjan dispose de capacités plus importante que de nombreux pays européen. En outre ce conflit leur fait bénéficier d’un retex important.En définitive ce n’est pas tant la puissance militaire intrinsèque des Azéris qui me semble centrale, que la faiblesse de nombreuses nations européennes habituées à intervenir sous patronage américain. Surtout que celui-ci ne durera pas éternellement.

      Par ailleurs, outre les capacités de commandement&contrôle (qui ne sont pas maitrisés en Europe hors France), les Azéris disposent de solides capacités de déni d’accès qui empêcherait ou rendrait très difficile une intervention européenne. Encore plus si soutenues par la Turquie. Dés lors la baisse d’influence géopolitique européenne parait, virtuellement, à ce stade, patente.

      Je vous encourage à lire le prochain article qui peut-être répondra plus en détail à votre commentaire !

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