Exploration spatiale

Madame Ekström, votre réquisitoire contre l’installation de l’homme sur Mars, est mal fondé

Sylvia Ekström, astrophysicienne de l’Université de Genève vient de publier aux Editions Favre, avec son mari, Javier Nombela, graphiste, un livre dont le titre est « Nous ne vivrons pas sur Mars ni ailleurs ». C’est un véritable réquisitoire et il me semble tout à fait mal fondé et mal argumenté. L’autrice part d’un a priori négatif sur l’installation de l’homme sur Mars, d’une méconnaissance du travail qui est fait pour apporter des solutions aux problèmes réels qui se posent, et aussi d’une incompréhension des motivations qui animent les partisans du projet. Me sentant personnellement agressé, je réponds.

La microgravité est présentée comme un obstacle rédhibitoire au voyage. J’ai déjà exposé dans ce blog que nous avons tout à fait conscience du problème. Pour y répondre il faut bien distinguer les tout premiers voyages où il n’y aura personne à l’accueil sur Mars et les voyages ultérieurs. Pour les premiers, les astronautes devront faire un effort particulier pour se maintenir « en forme » et on peut envisager la création à bord des vaisseaux, d’une gravité artificielle par force centrifuge. Le concept théorisé par Robert Zubrin, est de relier le nez d’un couple de vaisseaux-spatiaux par des filins (supposons le Starship d’Elon Musk) et de mettre le couple en rotation. En dehors de la gravité terrestre et de l’atmosphère, le mouvement se conserve une fois l’impulsion donnée sans qu’il soit nécessaire de fournir continument de l’énergie. Il suffirait d’un jeu de filins de quelques 170 mètres de longueur pour recréer dans les compartiments habitables des vaisseaux une gravité tout à fait suffisante, (de type martien pour 2 rotations du couple par minute). Pour les voyages suivants, étant donné qu’il y aura des personnes à l’arrivée, les passagers pourront supporter une période de quelques jours de « réacclimatation » à la gravité (dans l’hypothèse où la génération de gravité par force centrifuge s’avérerait trop compliqué à mettre en place). Sur Mars on n’aura certes qu’une gravité de 0,38g et il faudra l’expérimenter pour savoir si elle est supportable sur le long terme (c’est-à-dire suffisante pour le bon fonctionnement des organes à l’intérieur du corps) mais on peut déjà dire qu’avec 0,38g la verticalité (sens du haut et du bas, écoulement) qui manque en microgravité, serait restituée. On peut ajouter qu’on aura pour sortir sur la planète un équipement d’une masse de quelques dizaines de kg qu’il vaudra mieux pouvoir porter ; à l’intérieur des habitats, on pourra circuler avec des semelles lourdes (« de plomb ») et éventuellement avec une veste-antiradiations (type astrorad).

L’atmosphère ténue est le second facteur présenté comme rédhibitoire. C’est effectivement un problème puisque cela impose le port d’un scaphandre mais 610 pascals (en moyenne) ce n’est pas rien. C’est beaucoup plus que sur la Lune sans atmosphère aucune. Cela permet quand même de consumer les plus petites et les plus nombreuses des micrométéorites. Cela permet aussi d’avoir une ressource abondante d’éléments chimiques utiles pour la vie (carbone et oxygène puisque l’atmosphère est composée à 95% de gaz carbonique). Cela permet encore de faire voler certains engins ultra-légers. L’expérience de l’hélicoptère va être tentée par la prochaine mission de la NASA (Perseverance) mais on peut aussi envisager des ballons dirigeables pour transporter de petites masses, comme des instruments d’observation.

Les radiations sont le troisième obstacle mentionné par Madame Ekström. Leur niveau constitue effectivement un problème mais sur la moitié de la planète (aux altitudes les plus basses telles que dans les Basse terres du Nord, le Bassin d’Hellas, le fond des grands cratères) ce niveau des radiations est atténué par la pression légèrement plus élevée de l’atmosphère (1100 pascals au fond du bassin d’Héllas). Partout, il l’est par le sol de la planète qui fait écran à une bonne partie de ce qu’on pourrait recevoir dans l’espace profond à la même distance du Soleil. Le résultat c’est que sur Mars, dans le fond du Cratère Gale (où elles ont été mesurées par l’instrument RAD du rover Curiosity), on ne reçoit que la moitié de ce qu’on reçoit dans l’espace profond et la même dose que l’on reçoit dans la Station Spatiale Internationale (ISS). Par ailleurs, une fois sur Mars, on n’aura pas besoin de passer des heures à l’extérieur des habitats ou des véhicules protégés. La plupart des hommes d’aujourd’hui passe-t-il plus de deux heures chaque jour « à l’extérieur » ?  Ce qui est important c’est que les hommes sur Mars pourront commander, en direct, partout en surface de la planète, des robots qui agiront pour eux. Le gros problème pour les scientifiques aujourd’hui c’est qu’il y a un décalage de temps entre les ordres que l’on donne aux robots et la prise de connaissance que l’on a de leur action. Les deux planètes sont séparées de 55 millions à 400 millions de km et cela représente un décalage incompressible de 3 à 22 minutes pour que la lumière transporte les messages, dans chaque sens. Les robots ne peuvent donc pas être commandés en direct depuis la Terre, ils doivent être programmés. Rien que pour cette raison le séjour de l’homme sur Mars serait justifié (et celui sur la Lune ne l’est pas sauf pour de brèves incursions).

L’isolement et le confinement sont le quatrième obstacle mentionné par Madame Ekström. Cela n’est pas sérieux ! Les premiers explorateurs seront effectivement isolés mais ce seront des explorateurs, c’est-à-dire des gens tout à fait particuliers par rapport à la population générale. A-t-on évoqué ce problème vis-à-vis d’Ernest Shackleton avant qu’il parte explorer l’Antarctique ? Pour la suite il y aura probablement de moins en moins d’appréhension pour les partants, l’inconnu devenant de plus en plus connu et le nombre de personnes présentes sur Mars augmentant. Les gens qui séjournent aujourd’hui dans la Station Concordia au cœur de l’Antarctique ne sont pas particulièrement malheureux. Quant au confinement, le questionnement de Madame Ekström serait presque risible. Certes pendant le voyage de 6 mois je veux bien que les conditions soient un peu difficiles de ce point de vue mais d’autres astronautes ont déjà traversé des périodes aussi longues dans la Station Spatiale Internationale sans que cela leur soit inusportable. Par contre, une fois sur Mars, étant donné l’immensité de la planète, précisément vide d’habitants, comment parler de « confinement » alors qu’ils auront la possibilité de sortir de l’habitat ? Madame Ekström se sent-elle confinée quand elle se trouve dans son appartement en Suisse plutôt que dans la rue ? Pour renforcer le côté « noir » de son tableau, Madame Ekström évoque en plus le fait que les habitats n’auraient pas de fenêtre. Quelle drôle d’idée ! Même dans la Station Spatiale Internationale il y a une pièce avec hublot (la « coupole »). Pourquoi n’y en aurait-il pas sur Mars, en plusieurs exemplaires, alors qu’on pourra y produire du verre (de l’épaisseur qu’on voudra) à partir de la silice locale (abondante) et qu’on pourra en agrémenter soit les habitats creusés dans les pentes, soit ceux qu’on aura construits avec le fer (donc l’acier) qu’on pourra exploiter sur place. Supposer que l’on va vivre dans des bidons pressurisés sans fenêtre est une insulte aux personnes qualifiées qui ont déjà fait un travail important sur les habitats martiens (la NASA mais aussi, entre autres, « The Mars Homestead project » dirigé par Bruce McKenzie, ingénieur diplômé du MIT qui travaille sur le sujet depuis le milieu des années 1990, bien sûr la Mars Society américaine et moi-même avec l’aide d’un ingénieur polytechnicien français, Richard Heidmann).

La mauvaise qualité organoleptique de la nourriture à laquelle on serait obligé de recourir est le cinquième obstacle mentionné par Madame Ekström. Elle n’aime apparemment pas le « lyophilisé ». Est-ce si grave ? la nourriture lyophilisée ou congelée (que l’on pourra aussi stocker pendant la durée de 30 mois de la mission) est excellente (aussi bien au goût que, me semble-t-il, pour la santé). Moi-même je m’en nourri volontiers, sur Terre, même lorsque j’ai le choix alternatif d’une nourriture « fraiche ». Les produits que l’on trouve chez les commerçants équipés et fournis démontrent bien que la population les consomme, sans aucune retenue. C’est pratique, c’est très sain, c’est très bon. Par ailleurs dès les premières expéditions on tentera de cultiver des produits frais sous serre (et on en disposera en petites quantités) car il est évidemment inutile d’emporter sa nourriture avec soi depuis la Terre (ce qui représente de la masse et du volume) si on peut la produire sur place. Le rythme circadien de Mars (jours de 24h39) et l’irradiance solaire à cette distance du Soleil le permettra même s’il faudra sans doute fournir un surplus ou un « back-up » d’énergie (très certainement nucléaire) pour la saison froide australe (où l’irradiance est la plus faible) et pour pallier l’insuffisance d’énergie « naturelle » pendant les tempêtes de poussière. Quant à l’eau, Madame Ekström ne le sait peut-être pas (?) mais il y a de l’eau sur Mars, beaucoup en certains endroits (même si évidemment il y en a moins que sur Terre), celle des banquises aux latitudes moyennes et même basses, formées lors des périodes de glaciation récentes (changement périodique d’inclinaison de l’axe de rotation de la planète sur le plan de l’écliptique). Donc avec de l’eau, du Soleil, des graines, des fertilisants (qu’il faudra bien sûr importer à moins de les fabriquer sur place…ce qui viendra car il y a les éléments chimiques nécessaires notamment de l’azote), on pourra très bien cultiver des produits frais sur Mars dans des bacs et par hydroponie (pour ne pas gâcher l’eau, les produits fertilisants et éviter la poussière de sels de perchlorates couvrant le sol).

Le risque de manquer d’ergols pour revenir sur Terre est le sixième obstacle rédhibitoire mentionné par Madame Ekström. Elle n’a sans doute jamais entendu parler de la proposition de Robert Zubrin, fondateur de la Mars Society aux Etats-Unis (et chimiste de formation) même si elle est très connue là-bas, y compris à la NASA qui l’envisage très sérieusement. Il s’agit tout simplement d’exploiter le gaz carbonique de l’atmosphère pour produire du méthane et de l’oxygène par réaction de Sabatier moyennant l’apport d’une partie d’hydrogène pour 18 de CO2 (que l’on peut obtenir facilement par électrolyse de la glace d’eau martienne). La réaction de Sabatier est connue depuis la fin du 19ème siècle et l’utiliser ne présente aucune difficulté particulière moyennant un apport d’énergie que l’on peut obtenir d’un petit réacteur nucléaire (même d’un RTG, générateur thermoélectrique à radioisotope, instrument à faible puissance mais qui est très robuste). Le méthane brule très bien dans l’oxygène et les deux forment un couple carburant / comburant tout à fait exploitable par nos fusées. Pour la première mission habitée, l’idée de Robert Zubrin, reprise d’ailleurs par la NASA, est de produire ces ergols par une mission robotique lors de la fenêtre de lancement précédente et de ne faire partir cette première mission habitée qu’après avoir constaté que les ergols ont été effectivement correctement produit et stockés. Pour « la suite » ce sera plus facile.

Le risque de ne pas pouvoir supporter la poussière est le septième obstacle rédhibitoire mentionné par Madame Ekström. Ce problème n’est pas non plus insurmontable. On ne sortira évidemment pas, sauf urgence, pendant les tempêtes de poussière. Et si les tempêtes globales (a priori les plus longues) ne sont pas exceptionnelles (toutes les 3 années martiennes, soit tous les 8 à 9 ans), elles ne sont pas non plus permanentes et en dehors de ces périodes il y a très peu de poussière en suspension dans l’air (l’atmosphère est trop ténue). Il faudra simplement prévoir un dépoussiérage des équipements utilisés en extérieur et un nettoyage efficace des scaphandres dans les sas d’entrée des habitats. Ce n’est pas une impossibilité technologique.

Madame Ekström ajoute à son argumentation qu’Elon Musk veut promouvoir l’installation de l’homme sur Mars, simplement à des fins d’enrichissement personnel (il « vend du rêve pour vendre quelque chose derrière » dit-elle !). C’est absolument méconnaître Elon Musk et je le connais suffisamment (indirectement via mes amis américains car il a été un des membres fondateurs de la Mars Society) pour pouvoir affirmer que c’est totalement faux. Elon Musk est habité par la volonté d’installer une branche de l’humanité sur Mars. C’est cela qui le motive, l’argent qu’il gagne dans ses différentes entreprises est totalement au service de cette ambition. On peut lui reprocher certaines choses, comme le lancement des constellations « Starlink » dans l’espace terrestre proche (qui pour moi induit une pollution inacceptable de ce milieu), mais pas la passion de l’argent pour l’argent. Il n’est pas nécessaire de joindre l’insulte à l’incompréhension.

Pour terminer, Madame Ekström constate que l’homme est le produit de son environnement terrestre et qu’il n’est pas envisageable qu’il vive ailleurs que sur Terre. Si elle avait vécu il y a quelques 50.000 ans (pour donner une date, mais on a trouvé des traces de nos ancêtres datant de 45.000 ans en Bulgarie !) dans une tribu d’homo-sapiens en Afrique et que l’écriture ait été inventée, aurait-elle déclaré que l’homme ne pourrait jamais vivre en dehors de sa savane natale ? C’était vrai à une certaine époque et puis l’évolution technologique a fait que cette limitation a évolué. Aujourd’hui nous pouvons vivre partout sur Terre, même en Antarctique, et notre technologie nous permet d’envisager de vivre sur Mars. Pourquoi ne pas essayer ?

En conclusion j’ai lu que Madame Ekström est une spécialiste des étoiles-primordiales ce qui est un sujet passionnant qui m’intéresse également beaucoup et que son mari, Monsieur Nombela, est un « graphiste spécialisé dans la représentation visuelle du temps ». Ce n’est pas pour autant qu’ils sont des spécialistes de Mars et encore moins de l’ingénieurie qui permettrait de s’y installer. Maitrîser la problématique de la compréhension du fonctionnement des étoiles n’implique pas la maitrise de la problématique de l’installation de l’homme sur Mars. Il me semble que Madame Ekström a plutôt moins de légitimité que moi pour en parler de de façon pertinente. Je travaille sur le sujet depuis 1995 et Madame Ekström depuis beaucoup moins longtemps (elle n’a obtenu son doctorat sur les étoiles-primordiales qu’en 2004 et s’est spécialisée ensuite sur les étoiles-massives ; je pense qu’elle ne s’est pas précipitée alors pour étudier la faisabilité de l’installation de l’homme sur Mars!). J’accepte volontiers que l’on ne partage pas affectivement (c’est-à-dire en dehors de toute considération rationnelle ou scientifique) notre projet et que l’on exprime des critiques si elles sont constructives. Ce que je reproche à ces personnes c’est une opposition a priori et, à mon avis, de mauvaise foi. La caution de Michel Mayor spécialiste des exoplanètes ne change rien au tableau.

Illustration de titre: l’homme sur Mars, vue d’artiste, crédit NASA/CalTech. L’homme en scaphandre contemple le paysage de son nouveau monde. Il est arrivé sur ce promontoire avec un rover pressurisé. Le cercle qui encadre la vue est un des hublots du véhicule au travers duquel ses compagnons ont pris la photo. Au fond, loin devant, des lumières brillent, celles de la base, leur foyer. Je suis certain qu’il ne se sent ni seul, ni confiné.

Pour (re)trouver dans ce blog un autre article sur un sujet qui vous intéresse, cliquez sur :

Index L’appel de Mars 20 12 29

Quitter la version mobile