Exploration spatiale

L’énigme de la matière noire

Ce que nous voyons dans le ciel avec nos yeux mais aussi, jusqu’à présent, avec nos instruments d’observation les plus sophistiqués, pourrait n’être que « la partie visible de l’iceberg » de la « densité d’énergie totale » de l’Univers observable, dit autrement, de la totalité des composants de l’Univers observable, matière et énergie comprises. La matière commune dite « baryonique » ne constituerait en effet selon le « modèle standard de la cosmologie », que quelques 4,9 % de cette « densité », dont les 100% comprendraient, outre la totalité de cette matière baryonique, la totalité des photons, la totalité des neutrinos, ainsi que la « matière noire » et l’« énergie sombre » (les neutrinos pouvant cependant faire partie de la matière noire). Les deux derniers composants constitueraient l’essentiel de cette même densité (26,8% pour le premier et 68,3% pour le second)…mais ils restent hypothétiques. La réalité nous force à constater leurs effets gravitationnels sans pouvoir les observer directement et il est très frustrant de constater l’invraisemblance intuitive que le premier, la matière noire, exprime alors que nous avons fait des progrès énormes en astronomie ces dernières décennies. Le second, l’énergie sombre, tout aussi mystérieuse mais qui est de toute façon moins « visible » (elle se manifeste dans le temps et dans les vitesses de récession exprimées sur les spectres des émissions électromagnétiques) et qui est une sorte d’antigravité, constitue une autre énigme qui ne sera traitée qu’accessoirement dans cet article…même si, peut-être, elle est intrinsèquement liée à la matière noire autant qu’à la matière baryonique.

Le constat

L’idée qu’il « manque quelque chose » s’est insinué dans les raisonnements depuis 1933 grâce à l’honnêteté et au courage de l’astronome suisse Fritz Zwicky (diplômé de l’ETHZ, enseignant au CalTech) qui avait observé une discordance entre la « masse dynamique » (dispersion des vitesses affectant les masses et résultant de la gravitation) et la « masse lumineuse » (estimation de la masse résultant de la quantité de lumière émise constatée) d’un groupe de galaxies dans un amas, la première étant beaucoup plus élevée que la seconde. Depuis cette époque ce « manque » a été observé mainte fois avec des équipement beaucoup plus performants (on pouvait douter de la précision des données recueillies à l’époque de Fritz Zwicky) et dans d’autres contextes. Une des façons de le percevoir est de porter attention à la vitesse de rotation des étoiles autour des cœurs de galaxie spirales par examen de leurs spectres de rayonnements électromagnétiques. D’après la troisième loi de Kepler, plus on s’éloigne du centre de gravité d’une galaxie, plus la vitesse des étoiles devraient décroître (cf ce qui se passe dans notre système solaire pour les planètes). Or, comme l’a constaté l’astronome Vera Rubin dans les années 1970 sur la base des spectres de la galaxie d’Andromède, la vitesse de rotation des étoiles (notée sur des « courbes de révolution ») en périphérie du centre est quasiment la même que celles des étoiles qui sont proches du centre, tout comme si la galaxie était beaucoup plus étendue en masse et en volume que sa simple partie visible, et la différence n’est pas marginale (de l’ordre de 95%!). Cette observation fut confirmée dès que l’on put, en 1999 avec le télescope spatial Subaru, observer les galaxies sur les longueurs d’ondes de l’infrarouge, hors de l’atmosphère terrestre (ce rayonnement permettant d’observer bien davantage de sources que les seules étoiles visibles). De même la vitesse d’expansion de l’univers est compatible avec une certaine masse de 30% de la densité critique et sans la matière noire cette masse serait évidemment insuffisante (sans prendre en compte l’accélération qui s’exprime depuis 6 à 7 milliards d’années et qui, elle, devrait résulter de l’« énergie sombre »).

De quoi cette matière noire pourrait-elle être constituée ?

Selon les théories, elle pourrait être chaude (rapide) ou froide (lente) en fonction de la nature des particules qui la constituent. Dans le premier cas, le neutrino serait un bon candidat et l’univers se serait formé à partir de grandes masses qui se seraient ensuite fragmentées. Dans le second cas, des particules lourdes comme les « WIMP » (« Weakly Interactive Massive Particles ») auraient provoqué ou contribué à provoquer/amplifier les anisotropies du plasma primitif (jusqu’à la Recombinaison) et l’Univers se seraient développé à partir de petites masses qui se seraient agglomérées ensuite et qui continuent encore aujourd’hui à le faire (plutôt la tendance dans la théorie d’aujourd’hui).

Pour dire les choses autrement, on a d’abord pensé « tout bêtement » (avant de passer à autre chose) que la matière noire pourrait être de la matière baryonique inobservable car difficilement visible avec nos instruments d’observation. Les nuages de gaz (hydrogène) enveloppant de nombreuses galaxies et s’étirant entre elles auraient pu être un bon candidat mais, autour des galaxies, leur vitesse et leur température semblent être plutôt la preuve de l’attraction de la masse de ces galaxies renforcée par la matière noire. Les objets périphériques massifs et très denses (MACHO pour « Massive Compact Halo Objects ») également du fait de leur petitesse apparente, tels qu’étoiles à neutrons, naines blanches, naines brunes, ou trous noirs, pourraient aussi être des candidats puisqu’ils sont difficiles à détecter et qu’ils contribuent évidemment à beaucoup de matière, dans l’ensemble. Cependant l’hypothèse étoiles à neutrons et naines blanches impliquent que ces étoiles auraient été autrefois « vivantes » et que donc le ciel ancien (ou lointain) aurait été plus brillant que le ciel contemporain (ou voisin), ce qui n’est pas le cas. Quant aux naines brunes (étoiles avortées ou quasi-étoiles), on n’a pu, jusqu’à présent, constater d’occultations suffisantes permettant de démontrer qu’elles atteignent une abondance suffisante. Les hypothétiques trous noirs périphériques constituent une piste également abandonnée car ils ne présentent pas les perturbations de leur environnement qu’ils devraient provoquer.

Les WIMP sont toutes sortes de particules lourdes « non-baryoniques » interagissant très faiblement avec la matière. Ce sont, après éliminations des autres possibilités, les meilleurs candidats à la matière noire (ceux qui « restent »). On les envisage en extrapolant le principe de « supersymétrie » du modèle standard de la physique des particules, chaque boson étant associé à un fermion (ces fermions ont des propriétés identiques, notamment de masse, aux bosons mais avec un spin différent de ½). A noter que les WHIMP ne sont pas des éléments d’antimatière qui seraient aussi des baryons (on sait que la matière et l’antimatière interagissent extrêmement facilement et vigoureusement). Les neutrinos pourraient être aussi une partie de l’explication ; contrairement au WIMP on connaît maintenant leur existence et leur omniprésence mais non pas leur abondance.

Identifier l’invisible

Depuis des décennies on s’efforce d’en savoir plus et d’abord en tentant de faire interagir, même très marginalement, la matière visible avec la matière noire (WIMP et/ou neutrinos). On a cherché et on cherche encore partout ces interactions, soit dans les accélérateurs de particules (notamment dans le plus puissant, le LHC – Grand Collisionneur de Hadrons), soit dans de multiples installations souterraines (pour éliminer le maximum de rayonnements « parasites » c’est-à-dire tous ceux qui interfèrent facilement avec la matière): CDMS (Cryogenic Dark Mater Search), XENON dark matter research project, WARP (WIMP ARgon Program), EDELWEISS (Expérience pour DEtecter Les WIMP En SItes Souterrains), CRESST (Cryogenic Rare Event Search with Superconducting Thermometers), EURECA (European Underground Rare Event Calorimeter Array) ou LUX (Large Underground Xenon experiment), soit sous la glace (IceCube, en Antarctique) ou dans l’espace (le spectromètre AMS, conçu par UniGe et qui est posé sur la Station Spatiale Internationale). La multiplicité des expériences marque à la fois l’intérêt et sans doute la frustration des scientifiques, pensant « tenir quelque chose » mais incapables de le prouver car…les résultats sont toujours nuls ou, si l’on veut rester optimistes, repoussent toujours plus loin la « section efficace » de la matière noire (celle qui interagirait avec la matière). Un nouveau satellite, « Euclid » doit être lancé en 2022 par l’ESA pour tenter la détection. La conception de la charge utile est réalisée par Airbus et Thalès sous la direction du « consortium Euclid », constitué d’un grand nombre de laboratoires européens (une centaine dans 16 pays, ce qui témoigne de l’intérêt !) qui assureront aussi l’exploitation des données. Il doit rechercher les effets de l’énergie sombre mais, relativement à la matière noire, son principe est d’étudier, en « s’appuyant » sur la gravité, seule force, apparemment, qui ait un effet sur les deux types de matière, les effets de lentilles gravitationnelles faibles. La méthode consiste à mesurer la déformation de la forme des galaxies sous l’effet de la lentille gravitationnelle des matières visible et noire présentes entre la Terre et ces galaxies. Le degré de distorsion doit permettre de déduire comment se répartit la matière noire, en soustrayant l’effet de la matière observable, et observée.

Compte tenu des « résultats » décevants (à ce jour !), l’explication du mystère viendra-t-elle de théories alternatives ? La théorie MOND (Modification Of the Newtonian Dynamic) de Mordehai Milgrom propose une version modifiée des lois de la gravité (grande ou faible accélération selon que la masse est importante ou non). L’Univers de Dirac-Milne propose l’existence d’antigravité liée à l’antimatière (les particules d’antimatière, de masse négative, auraient une force de répulsion gravitationnelle). De son côté André Maeder (Université de Genève) propose l’hypothèse de l’« invariance de l’échelle du vide », autrement dit que le vide et ses propriétés ne changent pas par suite d’une dilatation ou d’une contraction. Il remarque que cette hypothèse de départ de n’a pas été prise en compte dans la théorie du Big bang or le vide joue un rôle primordial dans les équations d’Einstein (il intervient dans la définition de la constante cosmologique). Appliqué aux observations astronomiques, il montre que son modèle prédit l’accélération de l’expansion de l’Univers sans qu’aucune particule ni énergie noire ne soient nécessaires. Si la moisson des données d’Euclid n’est pas concluante ou si l’une de ces théories alternatives prévaut auprès de la communauté des astrophysiciens dans les tests répétés fait pour les démontrer, on abandonnerait les WIMP qui apparaitraient alors comme un mirage; sinon toute une nouvelle physique passerait du champ théorique au champ observable. C’est ainsi que progresse la Science.

NB : cet article, très général, ne prétend pas épuiser le sujet de la matière noire mais seulement le mettre en évidence pour faire prendre conscience de la difficulté de la recherche (par définition on ne sait jamais ce qu’on va trouver). Il faut, sur la base des connaissances existantes, émettre des hypothèses pour résoudre les questions que posent la réalité des choses et sans relâche et en toute honnêteté, tester ces hypothèses avec les moyens forcément limités et le plus souvent indirectes dont on dispose.

Image de titre :

Une possibilité de représentation de l’énergie noire (que l’on n’a toujours pas vue*). Etant donné que l’on n’est toujours pas certain de l’existence de la matière noire, j’ai ajouté un point d’interrogation. *NB: les nuages d’hydrogène présents sur la photo, ici probablement le reste d’une supernova, ne seraient pas suffisants pour rendre compte de la totalité de la matière noire. Crédit de la photo (sans point d’interrogation !) : NASA, ESA, M. J. Jee and H. Ford et al. (Johns Hopkins Univ.)

Liens : 

https://www.futura-sciences.com/sciences/definitions/physique-matiere-sombre-46/

https://fr.wikipedia.org/wiki/Euclid_(t%C3%A9lescope_spatial)

https://www.unige.ch/communication/communiques/2017/cdp211117/

https://www.nasa.gov/multimedia/imagegallery/image_feature_827.html

Image ci-dessous:

Les observations des courbes de révolution des étoiles autour du centre de leur galaxie montrent qu’elles tournent trop vite si l’on se base sur la loi de la gravitation de Newton ou sur la masse déduite de la luminosité des galaxies. © Gianfranco Bertone.

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Index L’appel de Mars 19 11 05

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