Quantum computing et au-delà

Quantique mon amour, et surtout celui des investisseurs en cette année de tous les records. Pitchbook nous annonçait déjà en septembre dernier que la barre symbolique du milliard de dollars investis dans des entreprises de quantum computing avait été franchie. Les plus aguerris, qui combinent un intérêt pour ce domaine de la physique et des poches pleines de capitaux, diront que ce n’est que le début.

 

Pour se plonger dans ce subtil monde des quanta et autres phénomènes perturbants à plus d’un titre, rien de tel que de se familiariser avec la série de Florian Fischbacher intitulée “Le Mystère Quantique” et publiée l’été passé dans les colonnes du journal hôte.

 

Intéressons-nous au monde de l’innovation et des entreprises actives dans le secteur. 2021 aura été marquée par le giga tour de financement de 450 millions de dollars PsiQuantum (mené par BlackRock) dont la valorisation a bondi à plus de 3.1 milliards de dollars. Notons encore l’entrée en bourse de Rigetti (via une SPAC), à l’instar de celle d’Arqit Quantum (idem) ou encore celle d’IonQ. Enfin, la semaine passée, Honeywell Quantum Solutions et Cambridge Quantum annonçaient leur fusion pour donner lieu à Quantinuum. Tout compte fait, cela fait un certain temps que l’on assiste à des projets menés par:

  • Google, qui a lancé un partenariat avec notamment la NASA pour créer son propre laboratoire QuAIL;
  • Intel, qui a annoncé avoir passé la barre des 100 qubits;
  • Microsoft, qui a développé Q#, son propre langage de programmation open source, qui sera utilisé pour développer et exécuter des algorithmes quantiques.
  • et d’autres encore.

 

Dans une vidéo récemment publiée par Verve Ventures, une analyste indique que toute l’activité dans ce secteur est le fruit d’une petite centaine d’entreprises, principalement réparties aux Etats-Unis (large soutiens politique et financier à la recherche), en Chine (qui a désigné les technologies quantiques comme prioritaires lors de son précédent plan quinquennal) et en Europe (Quantum Technologies Flagship lancé par la Commission Européenne en 2018). On pourrait donc qualifier cela de buzz mais cela ne serait pas honorer l’immense potentiel que la physique a à offrir avec toutes les applications possible. Focalisons-nous donc sur les principes sous-jacents pour mieux comprendre.

 

Tout d’abord, ces ordinateurs quantiques exploitent les propriétés de très petites particules, plus particulièrement de quelle façon elles interagissent. Dans un ordinateur classique, on traite avec des “bits”, à savoir des 1 et des 0. L’équivalent quantique est désigné comme un quantum bit ou plus simplement “qubit” et possède trois propriétés qui le rendent très intéressant d’un point de vue informatique:

  1. Superposition: à la différence d’un bit classique qui ne peut être que dans un seul état (0 ou 1, p.ex. le courant passe ou ne passe pas), le qubit peut être dans un état où les états 0 et le 1 sont superposés et où les états intermédiaires co-existent en même temps d’une certaine manière. Ce qui nous mène à la seconde propriété.
  2. Réduction de l’onde: lors de la mesure d’un système (p.ex. on veut observer dans quel état est le qubit à moment donné), le fait d’observer un système influence celui-ci et “détruit” la superposition. Pensons à l’expérience du chat de Schrödinger qui exemplifie cette situation qui a donné lieu à de longues discussions philosophiques.
  3. Intrication: deux particules intriquées partagent une forme de connexion très puissante; même extrêmement éloignées l’une de l’autre, au moment où vous modifiez l’état de l’une, quel que soit l’endroit où se trouve l’autre, elle prendra instantanément la même valeur (ce qu’Einstein décrivait comme une spooky action at a distance). Le brillant scientifique Alain Aspect parle de cette propriété et de ses démarches pionnières dans une passionnante interview sur France Culture.

 

Acceptant cette réalité des particules quantiques, on accède à de fantastiques opportunités de calcul. Par exemple, si l’on considère deux bits classiques, on peut obtenir quatre combinaisons (00, 01, 10, 11) alors qu’un seul qubit peut décrire toutes les combinaisons possibles grâce au principe de superposition susmentionné. On peut donc facilement comprendre le potential de scalabilité de tels système: 2 qubits pourraient décrire les combinaisons de 4 bits classiques, et 10 qubits: 2^10 bits, ce qui équivaut à plus de mille bits (1’024 pour être précis). Certains problèmes compliqués pour un ordinateur classique deviennent donc très accessibles à un ordinateur quantique (p.ex. étudier la meilleure route à suivre parmi toutes les possibilités, identifier des molécules candidates pour un médicament, résoudre des problèmes de machine learning, etc.).

 

Au niveau technologique, plusieurs approches concurrentes s’affrontent et se distinguent par le type de particules utilisé pour créer des qubits: électrons, atomes ou photons. Chacune présente des avantages et des inconvénients.

  • Electrons: proximité relatives aux architectures d’ordinateurs classiques, sensibilité à la perturbation (ce qui requiert des températures extrêmement basses), influence seule du plus proche voisin (donc un grand nombre d’électrons est nécessaire), etc.

 

 

  • Atomes: nécessité d’avoir des champs électriques ou magnétiques (car ce sont des particules chargée qui nécessitent d’être confinées), uniformité du système, pluralité des connexions inter-particules, intrication facilitée, stabilité nécessaires (vide et basse température), etc.

 

 

  • Photons (particule composante de la lumière, sans masse): la plupart des composants utilisent la lumière comme activation donc on peut tirer parti des composants actuels en utilisant des photons comme qubits, même potentiellement à température ambiante; difficulté de créer des photons spécifiques sur demande, etc.

 

 

 

En l’an 2000, le scientifique DiVincenzo postulait des critères éponymes qui décrivent les conditions nécessaires à la construction d’un ordinateur quantique, à savoir: a) scalabilité d’un système avec des qubits bien définis, b) initialisation des qubits dans un état repère (fiducial state), c) temps de décohérence très longs (i.e. longs intervalles avant que les qubits ne soient perturbés), d) set universel d’opérations quantiques (quantum gates), e) capacité de mesure spécifique au qubit (étant donné que le seul fait d’observer perturbe l’état du qubit).

 

Au final, il est très probable qu’une combinaison habile entre ordinateurs classiques et quantiques se profile afin de tirer le meilleur de leurs différents fonctionnements, parfois complémentaires. Aussi, la question des logiciels quantiques se pose car bien qu’une fois les machines créées, leurs approches sont fondamentalement différentes d’un point de vue physique et les calculs se feront donc de manière différente. Mais parler d’algorithme quantique signifie également monter dans la pyramide de valeur, ce qui pointe vers un développement croissant de l’écosystème général.

 

Envie d’en savoir encore plus? Alors allez savourer la connaissance et les talents d’orateur de Prof. Gisin de l’Université de Genève ce jeudi lors de sa leçon d’adieu. D’ici-là, let’s ask Ziggy!

 

 

Start-ups et fonds de pension: les fiançailles

Annonce quelque peu feutrée avant-hier sur le site de l’Office fédéral des assurances sociales: “À l’avenir, les caisses de pension pourront investir plus facilement dans des technologies innovantes et porteuses d’avenir en Suisse.” Une relecture s’impose pour dégager un trio attendu depuis fort longtemps dans le monde de l’entrepreneuriat helvétique: fonds de pension, investissement, start-ups. Allléluia!

 

Leaders mondiaux en terms d’investissements dans l’innovation, les Etats-Unis ont depuis longtemps facilité cette possibilité d’investissement “alternatif” pour leurs fonds de pension, avec des chiffres stratosphériques pour 2021. Alors que le Royaume-Uni n’a pas encore les coudées franches avec cette manne financière nationale, l’Inde a emboîté le pas à la Suisse en annonçant en mars dernier que les fonds de retraite privés seraient autorisés à investir jusqu’à 5% de leur excédent investissable dans notamment des fonds de capital-risque (VC en anglais). La Suède a déjà mis en place un tel système depuis de longues années déjà et Spotify est un exemple des société non cotées qui a pu bénéficier de l’argent de fonds de pension. Au même titre que l’Autriche, l’Allemagne est également plus frileuse, signe de scepticisme quant au retour sur investissement de tels placements.

 

On le sait, la Suisse manque de fonds pour investir dans ses jeunes pousses et la provenance des importants tours de financement est traditionnellement étrangères (p.ex. Etats-Unis). Cette nouvelle disposition légale pourra renforcer le pays en étoffant ses capacités d’investissement nationales. A partir de 1er janvier prochain, une catégorie distincte pourra être créée dans le catalogue des placements autorisés pour les caisses de pension, avec une limite fixée à 5 % de la fortune de placement.

 

Comme le souligne le Ministère des Finances indien: “Dans un environnement à faible rendement, les investisseurs institutionnels mondiaux courent après la croissance afin de répondre à leurs repères de rendement interne et les startups indiennes sont apparues comme un fort moteur de croissance.” Il semblerait que les politiciens suisses voient la chose de la même manière. La notion de risque évoluerait-elle donc positivement dans notre pays?

 

Prenez cet argent vous dis-je!

Si l’argent est le nerf de la guerre, il l’est tout autant dans l’innovation: pas de fonds, pas de recherche; pas de recherche, pas d’avancées; pas d’avancées, pas de découvertes. Dans le monde de l’entrepreneuriat, qui s’attèle à développer une entreprise et un modèle d’affaire autour d’une innovation, on assiste – ô manne bienvenue – à une ruée des financements vers les entreprises. L’argent afflue de tous les côtés, les entrées en bourse se multiplient (même sans que les sociétés démontrent une quelconque profitabilité), les valorisations explosent, les investisseurs se pressent au portillon des start-ups.

 

Un comble direz-vous? Une opportunité que bon nombre d’entrepreneurs ont saisi sans forcément créer de la valeur à proprement parler. C’est un jeu à qui mieux mieux, à qui voudra écouter une (belle) histoire et dépenser plus que les précédents et bien vouloir débourser de l’argent sonnant et trébuchant pour des parts (des miettes?) d’une entreprise que les fondateurs et managers voudront bien leur allouer.

 

Dans un système économique où la croissance est LA métrique de succès prônée, les investissements qui multiplient leurs valeur sont perçus comme une réussite. Par voie de conséquence, ceux ou celles qui les initiés sont auréolés d’une intelligence commerciale, d’une prescience digne de respect de la part des acteurs du marché (et pas que). Compte tenu des tendances actuelles qui confirment ces rendements parfois stratosphériques, un curieux sens de l’optimisme prévaut jusqu’à flirter avec un sentiment de risque fortement diminué. Bizarre, non? vu que les statistiques indiquent qu’une infime proportion de start-ups survivra et sera profitable sur le long terme.

 

Selon Pitchbook, rien que sur les neuf premiers mois de l’année en cours, les investisseurs, les fondateurs et les employés ont reçu 582 milliards de dollars en valeur liquide de la vente de participations dans des entreprises états-uniennes financées par des fonds de capital-risque (venture capital VC en anglais), soit plus du double du record de 2020. En termes macro-économiques, cela équivaut presque à un produit intérieur brut annuel d’un pays comme la Pologne – et les trois derniers mois de 2021 restent encore à être comptabilisés! De quoi donner le tournis.

 

Si on assume un nombre donné de start-ups et que de plus en plus d’argent est sur la table, on comprend vite que le jeu tourne à qui arrivera à placer son argent dans n’importe quelle quelque start-up. Et qui dit investisseurs avides de placer leur argent dit compétition: compétition pour placer l’argent. Ô comble! Un partenaire de la société d’investissement early stage Two Sigma Ventures résume: “Les gens doivent prendre des décisions plus rapidement. Ils doivent faire moins d’efforts. Ils doivent payer plus.” Et si la dynamique de l’offre et de la demande est inversée, alors les entrepreneurs (qui se retrouvent du côté de l’offre) font grimper les valorisations qui ne répondent plus à des logiques très rationnelles.

 

En restant privées (en comparaison avec entrées en bourse), les entreprises profitent de la situation en levant des montants très (trop?) importants sans avoir à s’embarrasser des procédures administratives pour être mises sur un marché, dévoiler leur comptabilité, gérer des actionnaires, faire face à des pratiques financière de marché (p.ex. short sell), etc. De plus, des dispositions légales propices aux jeunes pousses aux Etats-Unis (notamment la loi “Faire décoller nos entreprises” – Jumpstart our Business Startups en anglais – votée sous Obama en 2012) favorise cette situation, à savoir rester en main privées. Le commissaire de la SEC, l’organisme fédéral américain de réglementation et de contrôle des marchés financiers, l’indique lui-même: “En raison de l’ampleur des capitaux disponibles, de l’assouplissement des restrictions légales et des possibilités accrues de retrait pour les fondateurs et les premiers investisseurs, les entreprises peuvent rester sur les marchés privés presque indéfiniment.”

 

De plus, les entreprises privées sont aux commandes en ce qui concerne la communication et ce qu’elles disent au public. A ce titre, vous pouvez “cacher la merde aux chats” comme diront les plus cyniques; plus posément, on dira que l’histoire sera enjolivée et que que l’écran de fumée sera plus au moins opaque. Vous vous souvenez de la débâcle de Theranos? de la descente aux enfers de WeWork géré par le sulfureux Adam Neumann? Tant d’autres en plus de ces deux exemples étaient des entreprises privées qui échappaient au reality check des actionnaires, du marché et des autorités en continuant à “laver son linge sale en famille”.

 

Un cycle se met en place: ces entreprises grossissent grâce à l’augmentation du capital-risque, et plus de capital-risque est injecté dans les entreprises afin d’y entrer suffisamment tôt pour en récolter les fruits. Pourquoi cet engouement? Car les entrées en bourse dissipe souvent le brouillard et les retours sur investissement sont moindres. A nouveau, l’offre et la demande biaisent le tout et on se retrouve dans un marché où “les investisseurs sont des preneurs de prix [price takers], plutôt que des faiseurs de prix [price makers]” selon Rotman, fondateur de QED Investors. Les valorisations ne sont plus en lien avec la réalité des finances de l’entreprises. On donne de l’argent sonnant et trébuchant à des ruses financières ou à de l’innovation à proprement parler?

 

Dès lors, une danse qui s’assimile à du speed dating se met en place: la forme (quantité) prend le dessus sur le fond (qualité) et les investisseurs n’ont que peu de temps pour prendre une décision, d’où un sentiment de FOMO (la peur de passer à côté d’une opportunité – Fear Of Missing Out en anglais).

 

J’ai une belle histoire à vous raconter, on prend un café via Meet et je vous envoie mon IBAN?

 

 

Source: The Great Competition to Give Away Money, VICE (article)

 

Quand le capital risque est en crise et le système des start-ups dysfonctionnel

Cette semaine, le responsable de l’incubateur technologique Fongit basé à Genève, James Miners, publiait un article sur Linkedin pour faire l’apologie des start-ups “deep tech“. Pour mieux comprendre ce domaine, citons l’exemple de The Engine sis à Boston aux Etats-Unis qui se présente comme une organisation qui “soutient les fondateurs qui résolvent les plus grands problèmes du monde grâce à la convergence de la science de pointe, de l’ingénierie et du leadership.” En gros: des problèmes durs à résoudre qui nécessitent de gros efforts de recherche, d’importants moyens financiers et un de longues et fastidieuses années de développement avant une potentielle commercialisation. Les exemples dans les secteurs de l’énergie, du médical, de la construction, etc. sont légion.

 

L’auteur de l’article Jeffrey Funk s’intéresse néanmoins plus aux investissements dans certaines jeunes pousses et commence par un constat flagrant: malgré l’énorme attention et les colossaux investissements dont ont bénéficié des start-ups de la Silicon Valley, celles-ci n’ont fait que perdre de l’argent. Prenons Uber qui n’a jamais réussi à faire des bénéfices et dont les pertes cumulées dépassent les 25 milliards de dollars. Que se passe-t-il? Quelles sont les raisons derrière ces désastres financiers? Les avancées technologiques telles que l’IA, l’IoT, la blockchain, etc. ne devaient-elles pas occasionner une création de richesses si importante que nous serions même en mesure de soutenir les chômeurs avec un revenu de base universel?

 

A y regarder de plus près, le comportement des VCs américains semble conforter le constat que nous serions en train de vivre une période extrêmement innovante: leur financement a établi un record sur cinq ans entre 2015 et 2019, avec des investissements dans une grande variété de secteurs, et 2020 a établi un nouveau record sur une seule année.

 

L’analyse de l’auteur paraît sans appel: les énormes pertes subies par Uber, Lyft, WeWork, Pinterest et Snapchat (plus de 50% des revenus annuels!) ne sont que la partie émergée de l’iceberg. En effet, plus de 90% des “licornes” américaines, c’est-à-dire des start-ups évaluées à un milliard de dollars ou plus et détenues à titre privé (avant leur introduction en bourse), ont perdu de l’argent en 2019 ou 2020, alors que plus de la moitié d’entre elles ont été fondées il y a plus de dix ans. A noter qu’une tendance similaire s’observe pour les start-ups européennes, indiennes et chinoises.

 

De même, des analyses récentes des sociétés VC montrent que les rendements des investissements de capital risque ont à peine dépassé ceux des marchés boursiers publics au cours des 25 dernières années, et leurs pertes actuelles laissent penser que les rendements vont encore baisser. La faible rentabilité des start-ups semble être le reflet de tendances plus larges dans l’économie: ralentissement de la croissance de la productivité documenté par Robert Gordon, stagnation de l’innovation observée par Tyler Cowen, baisse de la productivité de la recherche notamment discutée par Anne Marie Knott, baisse de l’impact de la recherche des prix Nobel récemment constatée par Patrick Collinson et Michael Nielsen.

 

L’article est constitué en 5 parties dont les messages sont les suivants:

  • Les preuves de la faiblesse des rendements des investissements en capital-risque sur le marché actuel sont nombreuses (pour les sociétés créées entre 2000 et 2020). Malgré le risque associés à ces investissements, les retours excèdent rarement ceux des indices boursiers (sauf pour une poignée de VCs). Ceci peut s’expliquer de plusieurs façons: 1) on assiste à plus d’acquisitions que d’entrées en bourse et 2) une grande majorité des entreprises n’est pas profitable lors de leurs entrée en bourse. Un cercle vicieux se met en place et les prix de rachat de sociétés baissent. Des investissements “arrosoirs” qui rappellent une forme de loterie…

 

  • Les performances des start-ups fondées il y a vingt à cinquante ans (pre 2000), à une époque où la plupart des start-ups devenaient rapidement rentables et où les plus prospères atteignaient rapidement les cent premières capitalisations boursières, ne se maintiennent pas pour celles des cadettes plus récentes.

 

 

  • En comparant ces start-ups plus anciennes et plus prospères à l’ensemble actuel des licornes de la Silicon Valley, les start-ups les plus prospères d’aujourd’hui n’arrivent pas à la cheville de leurs aînées. Les performances réelles de ces licornes, tant avant qu’après l’étape de sortie du capital risque, contrastent fortement avec les succès financiers de la période précédente. En 2019, seules 6/73 licornes étaient rentables, tandis que pour 2020, 7/70 l’étaient et celles qui perdent de l’argent perdent un gros pourcentage de leurs revenus. De plus, il semble qu’il y ait peu de raisons de croire que ces jeunes pousses non rentables seront un jour en mesure de surmonter leurs pertes. Ce constat de répète dans d’autres pays comme l’Inde ou la Chine.

 

  • Les raisons pour lesquelles les start-ups d’aujourd’hui réussissent moins bien que celles des générations précédentes:
    1. Loi des rendements décroissants: à mesure que le montant des investissements de capital risque sur le marché des start-ups a augmenté, une plus grande proportion de ces fonds a nécessairement été consacrée à des opportunités plus faibles; la rentabilité moyenne de ces investissements a donc diminué.
    2. Diminution du nombre de start-ups fondées après 2004 qui ont atteint une capitalisation boursière élevée (depuis 2000, seules Facebook et Tesla figurent parmi les cent entreprises les mieux valorisées de 2020; précisons au passage que Tesla ne représentait que 2% du marché automobile US en 2019 et qu’elle a atteint son seuil de rentabilité cette même année en profitant largement de subsides).
    3. Tendance à l’acquisition par les géants du numériques (“FAAMNG” Facebook, Amazon, Apple, Microsoft, Netflix, Google), ce qui pointe du doigt la relative proximité des start-ups avec une forme ou une autre des réseaux sociaux, à défaut d’impliquer des concepts, clients et applications véritablement nouveaux.
    4. Fondamentalement, il y a moins de technologies radicalement nouvelles à exploiter. La croissance exponentielle de la technologie informatique à la fin du XXe siècle a permis aux start-ups de l’époque de fixer des prix élevés et de s’assurer ainsi des bénéfices importants; cependant, les start-ups d’aujourd’hui ne peuvent pas compter sur des circonstances technologiques aussi favorables, notamment parce que le coût par transistor n’a pas sensiblement diminué depuis 2014 (voir la loi de Moore).

En bref, les jeunes entreprises d’aujourd’hui ont ciblé des industries à faible valeur ajoutée technologique et hautement réglementées avec une stratégie commerciale qui, en fin de compte, va à l’encontre du but recherché: lever des capitaux pour subventionner une croissance rapide et s’assurer une position concurrentielle sur le marché en sous-facturant les consommateurs.

 

  • Propositions sur ce qui peut être fait pour régler cette situation. Des changements majeurs sont nécessaires non seulement de la part des investisseurs en capital risque (souvent assimilés à des chasseurs de tendances mal informés), mais aussi dans les universités et écoles de commerce américaines (l’une des grandes erreurs des écoles de commerce serait de privilégier le modèle économique à la technologie). Blamer “l’uberisation” du monde du travail est un peu vain: si les gens travaillent encore pour ce genre de services, c’est aussi car il n’existe pas forcément d’alternatives. Les grands avantages de productivité nécessaires ne peuvent être obtenus qu’en développant des technologies de pointe, comme les circuits intégrés, les lasers, le stockage magnétique et les fibres optiques des époques précédentes.

 

En guise de conclusion, Funk déplore le manque d’accent mis sur le développement de technologies dites révolutionnaires qui permettraient une vraie création de valeur afin d’assurer une prospérité basée sur la science et non un modèle d’affaire (less hype!). Il déplore le chemin que la science a pris, en valorisant plus le nombre de citations que les avancées des sciences fondamentales et s’en enfermant dans une sur-spécialisation. L’aveuglement et le manque d’expertise des VCs est également mis en lumière. L’appel est lancé: revenir à une valorisation des sciences de base et appliquées et à leur commercialisation, surtout aux Etats-Unis.

 

Traditionnellement, la Suisse a toujours favorisé cette approche. Cela lui a valu des critiques car elle n’est pas le berceau de nombreuses licornes. Mais est-ce la voie qu’elle doit suivre? Cela contribuera-t-il à une création de valeur (connaissances, emplois, etc.) qui garantira sa réussite et, comme aime à le souligner Xavier Comtesse, sa résilience?

 

 

Source: American Affairs Journal

 

 

Ces méga-investissements qui déforment la réalité

Dans son édition à paraître, le New Yorker Magazine publie un article intitulé “How Venture Capitalists are Deforming Capitalism” où l’histoire rocambolesque de WeWork, notamment l’ego trip de son fondateur Adam Neumann, est présentée en trame de fond. Cela a fait réagir Hervé Lebret qui souligne ces déviances dans le monde l’investissement depuis un certain temps: “Aujourd’hui, les startups lèvent des centaines de millions de dollars avant d’entrer en bourse et font d’énormes pertes même au moment de l’offre publique de vente [IPO en anglais].” On peut citer l’exemple de Snowflake qui est entrée en bourse à la mi-septembre alors que les opérations de l’entreprise ne couvraient en aucun cas ses dépenses (le pari est que la croissance et les marges opérationnelles renversent cette tendance).

 

Le phénomène n’est pas nouveau mais il est intéressant de réfléchir derechef à cette déformation des règles que l’argent induit. “Même la startup la plus mal gérée peut battre ses concurrents si les investisseurs la soutiennent.” est-il indiqué dans le chapeau de l’article du New Yorker Magazine. Le soutien prend avant tout une forme financière mais il peut également se traduire par un appui de “réputation” – on peut penser au Board assez prestigieux de Theranos qui conférait un certain prestige à cette startup qui a défié la chronique.

 

En 2018, Martin Kenney de l’Université de Californie à Davis et John Zysman de l’Université de Californie à Berkeley publiait un article qui soulignait également les nouveaux dilemmes de la finance entrepreneuriale: ” La croissance simultanée du nombre et de la taille des sources de financement privées a entraîné une situation dans laquelle les nouvelles entreprises peuvent se permettre de subir des pertes massives pendant de longues périodes afin de déloger les entreprises en place […]. Cette situation a déclenché des bouleversements remarquables dans de nombreux secteurs industriels autrefois stables car les nouveaux venus, alimentés par les investissements en capital, ont réduit les prix et affaibli les services des entreprises en place. Le résultat final est que les nouveaux entrants, ayant accès à des quantités massives de capitaux, peuvent survivre à des pertes pendant une période suffisamment longue pour supplanter les entreprises existantes et, par conséquent, transformer les écosystèmes industriels antérieurs.”

 

La création de méga-fonds tels que les Vision Funds pilotés par Softbank (le premier fond était de 100 milliards de dollars pour 18 milliards de pertes et le second fond annoncé est de 108 milliards) a donné lieu à des investissements défiant toute attente. Avec de telles sommes en jeu, la logique du bon sens ne prévaut pas nécessairement, comme le déclarait un ancien dirigeant du groupe WeWork au journaliste du New Yorker Magazine: “Au fond, nous avons choisi l’ignorance délibérée et l’avidité plutôt que d’admettre que cela était manifestement de la folie [batshit crazy en anglais].” Quand l’appât du gain corrompt à ce point, il n’est pas difficile de comprendre de quelle manière des milliards de dollars partent en fumée. En tire-t-on vraiment des leçons ou continue-t-on à parier sur d’autres chevaux pour se refaire la main? Il semblerait que la responsabilité des investisseurs soit rarement remise en cause alors qu’il suffirait qu’un des leurs montrent l’exemple (et prenne sur lui, rende des comptes) pour que les pratiques changent radicalement dans cette industrie dont les rouages s’apparentent à ceux d’un club.

 

Comme me le disait le directeur d’une école de management: “Il n’y a pas de fumée sans feu; mais il peut y avoir beaucoup de fumée si vous avez quelqu’un pour agiter un tapis au-dessus des flammes.” So, who wants money?!