Quand le capital risque est en crise et le système des start-ups dysfonctionnel

Cette semaine, le responsable de l’incubateur technologique Fongit basé à Genève, James Miners, publiait un article sur Linkedin pour faire l’apologie des start-ups “deep tech“. Pour mieux comprendre ce domaine, citons l’exemple de The Engine sis à Boston aux Etats-Unis qui se présente comme une organisation qui “soutient les fondateurs qui résolvent les plus grands problèmes du monde grâce à la convergence de la science de pointe, de l’ingénierie et du leadership.” En gros: des problèmes durs à résoudre qui nécessitent de gros efforts de recherche, d’importants moyens financiers et un de longues et fastidieuses années de développement avant une potentielle commercialisation. Les exemples dans les secteurs de l’énergie, du médical, de la construction, etc. sont légion.

 

L’auteur de l’article Jeffrey Funk s’intéresse néanmoins plus aux investissements dans certaines jeunes pousses et commence par un constat flagrant: malgré l’énorme attention et les colossaux investissements dont ont bénéficié des start-ups de la Silicon Valley, celles-ci n’ont fait que perdre de l’argent. Prenons Uber qui n’a jamais réussi à faire des bénéfices et dont les pertes cumulées dépassent les 25 milliards de dollars. Que se passe-t-il? Quelles sont les raisons derrière ces désastres financiers? Les avancées technologiques telles que l’IA, l’IoT, la blockchain, etc. ne devaient-elles pas occasionner une création de richesses si importante que nous serions même en mesure de soutenir les chômeurs avec un revenu de base universel?

 

A y regarder de plus près, le comportement des VCs américains semble conforter le constat que nous serions en train de vivre une période extrêmement innovante: leur financement a établi un record sur cinq ans entre 2015 et 2019, avec des investissements dans une grande variété de secteurs, et 2020 a établi un nouveau record sur une seule année.

 

L’analyse de l’auteur paraît sans appel: les énormes pertes subies par Uber, Lyft, WeWork, Pinterest et Snapchat (plus de 50% des revenus annuels!) ne sont que la partie émergée de l’iceberg. En effet, plus de 90% des “licornes” américaines, c’est-à-dire des start-ups évaluées à un milliard de dollars ou plus et détenues à titre privé (avant leur introduction en bourse), ont perdu de l’argent en 2019 ou 2020, alors que plus de la moitié d’entre elles ont été fondées il y a plus de dix ans. A noter qu’une tendance similaire s’observe pour les start-ups européennes, indiennes et chinoises.

 

De même, des analyses récentes des sociétés VC montrent que les rendements des investissements de capital risque ont à peine dépassé ceux des marchés boursiers publics au cours des 25 dernières années, et leurs pertes actuelles laissent penser que les rendements vont encore baisser. La faible rentabilité des start-ups semble être le reflet de tendances plus larges dans l’économie: ralentissement de la croissance de la productivité documenté par Robert Gordon, stagnation de l’innovation observée par Tyler Cowen, baisse de la productivité de la recherche notamment discutée par Anne Marie Knott, baisse de l’impact de la recherche des prix Nobel récemment constatée par Patrick Collinson et Michael Nielsen.

 

L’article est constitué en 5 parties dont les messages sont les suivants:

  • Les preuves de la faiblesse des rendements des investissements en capital-risque sur le marché actuel sont nombreuses (pour les sociétés créées entre 2000 et 2020). Malgré le risque associés à ces investissements, les retours excèdent rarement ceux des indices boursiers (sauf pour une poignée de VCs). Ceci peut s’expliquer de plusieurs façons: 1) on assiste à plus d’acquisitions que d’entrées en bourse et 2) une grande majorité des entreprises n’est pas profitable lors de leurs entrée en bourse. Un cercle vicieux se met en place et les prix de rachat de sociétés baissent. Des investissements “arrosoirs” qui rappellent une forme de loterie…

 

  • Les performances des start-ups fondées il y a vingt à cinquante ans (pre 2000), à une époque où la plupart des start-ups devenaient rapidement rentables et où les plus prospères atteignaient rapidement les cent premières capitalisations boursières, ne se maintiennent pas pour celles des cadettes plus récentes.

 

 

  • En comparant ces start-ups plus anciennes et plus prospères à l’ensemble actuel des licornes de la Silicon Valley, les start-ups les plus prospères d’aujourd’hui n’arrivent pas à la cheville de leurs aînées. Les performances réelles de ces licornes, tant avant qu’après l’étape de sortie du capital risque, contrastent fortement avec les succès financiers de la période précédente. En 2019, seules 6/73 licornes étaient rentables, tandis que pour 2020, 7/70 l’étaient et celles qui perdent de l’argent perdent un gros pourcentage de leurs revenus. De plus, il semble qu’il y ait peu de raisons de croire que ces jeunes pousses non rentables seront un jour en mesure de surmonter leurs pertes. Ce constat de répète dans d’autres pays comme l’Inde ou la Chine.

 

  • Les raisons pour lesquelles les start-ups d’aujourd’hui réussissent moins bien que celles des générations précédentes:
    1. Loi des rendements décroissants: à mesure que le montant des investissements de capital risque sur le marché des start-ups a augmenté, une plus grande proportion de ces fonds a nécessairement été consacrée à des opportunités plus faibles; la rentabilité moyenne de ces investissements a donc diminué.
    2. Diminution du nombre de start-ups fondées après 2004 qui ont atteint une capitalisation boursière élevée (depuis 2000, seules Facebook et Tesla figurent parmi les cent entreprises les mieux valorisées de 2020; précisons au passage que Tesla ne représentait que 2% du marché automobile US en 2019 et qu’elle a atteint son seuil de rentabilité cette même année en profitant largement de subsides).
    3. Tendance à l’acquisition par les géants du numériques (“FAAMNG” Facebook, Amazon, Apple, Microsoft, Netflix, Google), ce qui pointe du doigt la relative proximité des start-ups avec une forme ou une autre des réseaux sociaux, à défaut d’impliquer des concepts, clients et applications véritablement nouveaux.
    4. Fondamentalement, il y a moins de technologies radicalement nouvelles à exploiter. La croissance exponentielle de la technologie informatique à la fin du XXe siècle a permis aux start-ups de l’époque de fixer des prix élevés et de s’assurer ainsi des bénéfices importants; cependant, les start-ups d’aujourd’hui ne peuvent pas compter sur des circonstances technologiques aussi favorables, notamment parce que le coût par transistor n’a pas sensiblement diminué depuis 2014 (voir la loi de Moore).

En bref, les jeunes entreprises d’aujourd’hui ont ciblé des industries à faible valeur ajoutée technologique et hautement réglementées avec une stratégie commerciale qui, en fin de compte, va à l’encontre du but recherché: lever des capitaux pour subventionner une croissance rapide et s’assurer une position concurrentielle sur le marché en sous-facturant les consommateurs.

 

  • Propositions sur ce qui peut être fait pour régler cette situation. Des changements majeurs sont nécessaires non seulement de la part des investisseurs en capital risque (souvent assimilés à des chasseurs de tendances mal informés), mais aussi dans les universités et écoles de commerce américaines (l’une des grandes erreurs des écoles de commerce serait de privilégier le modèle économique à la technologie). Blamer “l’uberisation” du monde du travail est un peu vain: si les gens travaillent encore pour ce genre de services, c’est aussi car il n’existe pas forcément d’alternatives. Les grands avantages de productivité nécessaires ne peuvent être obtenus qu’en développant des technologies de pointe, comme les circuits intégrés, les lasers, le stockage magnétique et les fibres optiques des époques précédentes.

 

En guise de conclusion, Funk déplore le manque d’accent mis sur le développement de technologies dites révolutionnaires qui permettraient une vraie création de valeur afin d’assurer une prospérité basée sur la science et non un modèle d’affaire (less hype!). Il déplore le chemin que la science a pris, en valorisant plus le nombre de citations que les avancées des sciences fondamentales et s’en enfermant dans une sur-spécialisation. L’aveuglement et le manque d’expertise des VCs est également mis en lumière. L’appel est lancé: revenir à une valorisation des sciences de base et appliquées et à leur commercialisation, surtout aux Etats-Unis.

 

Traditionnellement, la Suisse a toujours favorisé cette approche. Cela lui a valu des critiques car elle n’est pas le berceau de nombreuses licornes. Mais est-ce la voie qu’elle doit suivre? Cela contribuera-t-il à une création de valeur (connaissances, emplois, etc.) qui garantira sa réussite et, comme aime à le souligner Xavier Comtesse, sa résilience?

 

 

Source: American Affairs Journal

 

 

Un, deux, trois, SPAC!

La SPAC, ou Special Purpose Acquisition Company, est une société sans activité opérationnelle dont les titres sont émis sur un marché boursier (IPO) en vue d’une acquisition ou d’une fusion future dans un secteur particulier et avant une échéance déterminée. En d’autres termes, les SPAC sont des sociétés publiques fictives créées pour rendre publiques des entreprises cibles en fusionnant avec elles, ce qui évite à la cible de devoir passer par le processus traditionnel d’introduction en bourse (et de payer 5 ou 6 % de frais).

Les SPAC sont essentiellement l’inverse d’une introduction en bourse traditionnelle: une société s’introduit d’abord en bourse avec l’intention d’acquérir une société privée pour l’intégrer dans sa structure. Ce sont en fait des « coquilles vides » qui s’introduisent en bourse en amont, sans activités commerciales existantes ni résultats à présenter, tout en demandant aux investisseurs une sorte de chèque en blanc.

Il ne se passe pas une semaine sans que l’on ait vent d’une entreprise qui fasse son entrée en bourse via une SPAC. Il est à noter qu’en 2020, les SPAC ont levé plus de fonds lors de leurs introductions en bourse que durant toute la décennie précédente. Rien que l’an dernier, pas moins de 250 SPACs sont entrées en bourse, quatre fois plus que les années précédentes. On assiste en effet à  une SPAC-mania.

Penchons-nous d’abord sur le fonctionnement d’une SPAC comme le présentent Michael Klausner (Université de Stanford), Michael Ohlrogge (NYU) et Emily Ruan (Université de Stanford) qui, en novembre dernier, ont publié A Sober Look at SPACs.

 

Processus classique d’une acquisition via une SPAC

a) Les investisseurs publics achètent des unités composées d’actions et de bons de souscription lors de l’introduction en bourse d’une SPAC; le sponsor reçoit le mêmes type d’unités avec une promotion de 25 % et contribue également en espèces au paiement des frais de fonctionnement de la SPAC en échange d’un plus grand nombre d’unités.
b) Dans un délai de deux ans, la SPAC propose une fusion par laquelle une société privée devient cotée en bourse.
c) Les actions des investisseurs publics (souvent, bien plus des deux tiers du total de la SPAC) sont offertes au rachat.
d) Simultanément à la fusion, le sponsor et/ou des tiers achètent des actions dans le cadre de placements privés (PIPE) pour reconstituer une partie des liquidités que la SPAC a versées pour racheter les actions.
e) La fusion cible est réalisée.
f) Les actionnaires publics restants de la SPAC possèdent une petite partie des capitaux propres de la société issue de la fusion, et
g) le promoteur et les investisseurs privés tiers détiennent également de petites parts du capital de la société.

 

Les auteurs de l’article analysent les 47 SPACs ayant conclu des opérations de fusion entre le 1er janvier 2019 et le 30 juin 2020. Alors Oncle Picsou: le jeu en vaut-il la chandelle?

 

Quelques points sont à considérer:

  • Droit de rachat des investisseurs: l’une des principales caractéristiques de la SPAC est que les investisseurs publics de l’IPO de la SPAC ont le droit de racheter leurs actions avant la fusion cible à un prix de rachat égal au prix qu’ils ont payé plus un rendement; ils conservent également les bons (et les droits). Cet investissement, essentiellement sans risque, a permis d’obtenir un rendement annualisé moyen de 11,6 % pour les investisseurs qui ont racheté leurs actions lors des 47 opérations.
  • Trois causes de dilution: les causes de dilution sont (i) la “promotion” de 25 % par le sponsor, (ii) les frais de souscription de l’introduction en bourse de la SPAC, et (iii) la dilution des actions post-fusion causée par les bons de souscription (et parfois les droits) de la SPAC. Et comme la plupart des investisseurs rachètent leurs actions (au plein prix plus le rendement), l’impact de ces coûts sur la dilution du reste des actions de la SPAC en circulation est arithmétiquement amplifié.
  • Coûts de dilution: Klausner, et al. ont calculé que le coût médian des trois sources de dilution dans les 47 opérations était de 14,1% de la valeur des actions cibles après la fusion – 7,7% provenant de la promotion, 2,3% des frais d’opération et 4% des warrants et droits. Les 6 % pour souscrire à une introduction en bourse traditionnelle ne semblent donc comparativement pas si mauvais…

 

Et là, surprise ! Tous les participants à l’opération ne gagnent pas d’argent.

  • Performance de la SPAC: elle tient en deux mots – pas bonne. Le rendement moyen des actionnaires dans les trois mois suivant la fusion pour les 47 opérations est de 2,9 %. Six et douze mois après la fusion, le rendement moyen des 47 opérations était respectivement de -12,3 % et -34,9 %. Les rendements moyens comparés à l’indice des introductions en bourse sont négatifs sur toutes les périodes. Les performances des SPAC à long terme après la fusion sont également faibles, les rendements moyens des SPAC pour chacune des dix dernières années étant inférieurs de 10 à 75 % à ceux de l’indice Russell 2000 (référence la plus courante pour les fonds communs de placement qui s’identifient comme étant de petite capitalisation).
  • Cause des mauvaises performances: les auteurs ont constaté que la dilution de la SPAC est fortement corrélée aux pertes des actionnaires de la SPAC.
  • Rendement des sponsors: le rendement médian 3 mois après la fusion pour les sponsors des 47 opérations sur leurs liquidités investies est de 202%.
  • Net, Net: les sponsors prennent un certain risque et s’en sortent très bien. Les investisseurs des introductions en bourse réalisent un rendement hors normes sans risque. Et les actionnaires cibles après la fusion (dont le groupe comprend les investisseurs non rachetés) perdent de l’argent.

 

Effet de mode ou leurre, les SPAC ne sont pas prêtes à disparaître mais gare aux beaux discours qui cachent la réalité des chiffres.