Perspectives de médiation

Et la poutre qui est dans ton œil ? Une analyse commentée du livre de S. Keshavjee

Le livre « L’islam conquérant – Petit guide pour dominer le monde, Textes – Histoire – Stratégies » de Shafique Keshavjee fait parler de lui. Ayant lu les interviews de l’auteur dans lesquels il affirmait par exemple « qu’il n’y a pas de différence entre l’islamisme et l’islam »[1] ou que « pendant trois siècles, aucun chrétien n’a tué qui que ce soit »[2] c’était manifestement une œuvre à tendance missionnaire et hostile à l’islam et aux musulmans. Mes suppositions se sont largement confirmées, bien au-delà de ce que j’aurais pu imaginer et je propose ici mon analyse commentée de l’ouvrage.

J’aurais aimé échanger de vive-voix avec M Keshavjee, malheureusement il a refusé le débat avec moi dans le cadre de l’UP Vevey comme il avait déjà refusé le débat aux Terreaux. Poser des questions insistantes sans vouloir en discuter les réponses me semble une démarche peu honnête.

Le contexte

Concernant le contexte de la publication, le premier élément qui attire l’attention est la maison d’édition, à savoir l’Institut pour les questions relatives à l’islam (IQRI), une organisation proche du Réseau évangélique suisse. Selon Philippe Gonzalez, chercheur à l’Université de Lausanne et expert des courants évangéliques, cet ouvrage serait donc proche d’une perspective évangélique qui développerait un agenda politique particulier en Suisse et ailleurs.[3] A cet égard, c’est Daniel Marguerat, ancien doyen de la Faculté de théologie de Lausanne, qui laisse entendre que le timing de la publication en serait également une conséquence puisque la Fédération évangélique vaudoise et l’Union Vaudoise des Association Musulmanes (UVAM) viennent de déposer une demande d’intérêt public auprès de l’Etat de Vaud.[4]

La réception

Quant à la réception du livre, force est de constater que parmi les institutions et les experts, elle a été particulièrement négative. Les églises reconnues ainsi que l’Arzilier, Maison du dialogue, pourtant cofondé par M Keshavjee, ont pris leur distance. Des personnalités politiques comme Jacques Neirynck[5] ou spirituelles comme Jean-Marc Tétaz[6], Armin Kressmann[7] ou des chercheurs tels que Philippe Gonzalez[8] ou Wissam Halawi, professeur d’histoire culturelle et sociale de lʹIslam et des mondes musulmans à l’Université de Lausanne[9] ont été sévèrement critiques sur  la vision et la scientificité de l’ouvrage.
A présent, une seule personnalité, à notre connaissance, à pris la défense de M Keshavjee, il s’agit de Daniel Marguerat cité ci-dessus. Cependant, il le contredit sur ses thèses fondamentales, ainsi affirme-t-il que M Keshavjee « ne cesse de répéter qu’il y a de nombreuses familles dans l’islam, de multiples manières d’être musulman, et qu’il y a des pacifistes. », en réalité, c’est la thèse évidente et principale de M Keshavjee, l’islam serait violent et conquérant dans son essence même[10].

Mais le désaccord entre M Keshavjee et son défenseur porte également sur son intention, pour M Marguerat « ce livre témoigne sans doute d’une réticence évangélique face à l’islam », alors que l’auteur du livre nous assure que : « ce n’est pas d’abord le chrétien qui parle, mais le chercheur qui veut être honnête intellectuellement. »[11]

Le contenu

La vision du monde de l’auteur

« L’homme est un loup pour l’homme. »

Quant au contenu du livre, il me semble important tout d’abord d’exposer la conception de l’Homme et la vision du monde de l’auteur à travers son écrit. M Keshavjee fait preuve d’une vision déterministe et manichéen[12], voire annonciateur de l’Armageddon[13]. Ainsi, sur sa toute première ligne de texte, son introduction commence par « Nous vivons dans un monde féroce. », suivi de la citation « L’homme est un loup pour l’homme. »[14]. Il affirme que « durant tous les siècles de l’histoire humaine, des collectivités on été en lutte les unes contre les autres. », qu’« un “système suprême”  est une “vision du monde” qui cherche à dominer, encadrer, neutraliser ou expliquer toutes les autres visions du monde. »[15] et que « chaque être humain, sans même s’en rendre compte, est habité par le rêve d’un “système suprême.” »[16] Pour M Keshavjee « les textes fondateurs de l’islam encouragent et justifient la violence de son système, les textes fondateurs du christianisme la limitent et l’orientent vers l’amour de chaque personne. »[17], et « alors que dans l’islam, l’alliance avec Allah est un pacte de soumission, global, prescriptif et militaire, dans le judaïsme et le christianisme, l’alliance avec le Dieu de la Bible est une alliance de libertés. »[18], « l’islam est à la fois une spiritualité communautaire, un projet politique et une stratégie militaire qui a l’obligation de dominer les autres nations. En cela il se différencie de tous les autres systèmes qui ont une visée locale ou suprême.»[19]

Ces quelques exemples mettent en lumière la vision sombre, violente et dichotomique du monde et de la nature humaine que véhicule l’auteur. Une fois enfermé dans cette logique, il est bien entendu difficile de tirer une conclusion autre que celle présentée dans le livre. Le fait que l’auteur utilise de manière exclusive le terme Allah (arabe pour Dieu) en parlant de l’islam et le terme français, donc Dieu, en parlant du christianisme ou du judaïsme n’est qu’une notule qui illustre sa volonté de souligner l’altérité.

L’approche

Sur le fond ensuite, on peut résumer la démarche de l’auteur de manière suivante : cherchez le pire de ce qui existe dans le vaste univers de l’Islam et présentez-le comme l’unique et véridique essence de la religion. Présentez deux, trois contrépreuves et dévoilez-les comme faisant partie de la dissimulation, utilisée comme tactique avec le seul et unique but de dominer le monde : « La possibilité donnée au musulman de la dissimulation” de ses intentions rend problématique tout dialogue avec lui. Le protagoniste musulman dit-il la vérité ?… », « sous la paix est camouflée une guerre. »[20] Prenez ensuite, les plus belles choses dans le vaste univers du Christianisme, occultez le reste, et présentez-les comme l’unique et véridique essence de la religion. Présentez ensuite deux, trois contrépreuves et disqualifiez les comme étant seulement l’expression d’une mauvaise compréhension de ceux qui les pratiquent. Pour souligner ses propos, M Keshavjee nous présente une théorie triptyque entre a) le normatif, donc les sources, b) l’interprétatif, donc l’interprétation que les Hommes en font et c) l’effectif, ce qu’ils en mettent en œuvre. Cela l’amène ensuite de constater que « Le christianisme […] a souvent été vécu comme un système terrifiant qui écrase. Et cela loin de ses idéaux. Malgré la beauté du normatif, la violence de l’effectifa pu être désastreuse. »[21] et que « Des enseignements normatifs exemplaires n’induisent pas forcément des comportements effectifs exemplaires. Cela est vrai en particulier dans l’histoire des Eglises chrétiennes. Et des enseignements blâmables n’induisent pas forcément des comportements effectifs négatifs. Cela est vrai dans la pratique concrète  de nombreux musulmans. »[22]

Tous dangereux

La pose de ce cadre théorique permet ensuite à M Keshavjee d’entamer la pièce centrale de sa thèse et d’alerter : Attention, ils sont tous dangereux !

« L’islam, dans ses textes fondateurs, est à la fois a. une spiritualité communautaire, b. un projet politique et c. une stratégie militaire. »[23]. « Des musulmans fins connaisseurs de la stratégie militaire déployée par Mohamed et les premiers califs pour étendre l’islam des origines, s’efforcent à leur tour d’être fidèles à ces prescriptions et de les transmettre autour d’eux. », « ils veulent que leur islam domine le monde. »[24] « Il est devenu un lieu commun de différencier islam et islamisme, le premier étant respectable, car apolitique, tolérant et pacifique, le second étant problématique, car politique, radical et polémique. Rien dans les textes normatifs de l’islam ni dans son histoire effective ne justifie une telle opposition. »[25]

Si jusque là certains voudraient encore considérer que peut- être M Keshavjee ne parle pas de tous les musulmans, mais seulement d’une frange radicale, c’est sans compter avec la détermination de l’auteur… : « Le fait que des soufis (musulmans mystiques) […] aient enseigné, admirablement, que la guerre véritable est intérieure et non pas extérieure, ne change rien. Ces mêmes soufis, que l’occasion se présentait, pouvaient parfaitement allier intériorité mystique et combat militaire. »[26] car « aujourd’hui, une majorité de musulmans en occident se définit peut-être comme apolitiqueou pacifique”. Mais qu’en sera-t-il demain lorsque les enseignements fondateurs de l’islam seront revalorisés et mis en pratique ? »[27] Vous n’y croyez toujours pas ? C’est parce que « l’islam conquérant progresse camouflé. Et l’aveuglement d’une partie des élites occidentales est interpellant. »[28]

La guerre civile

Pour M Keshavjee, « dès la mort de Mohamed, les armées musulmanes sont parties en guerre, en imitant leur chef“. Et, depuis, la guerre n’a jamais cessé. »[29] « Ce qui protège encore l’Occident, c’est que la production technologique de l’armement de pointe est aujourd’hui entre ses mains. »[30] Mieux vaut être vigilant nous assure l’auteur, car « aujourd’hui, des partenaires musulmans peuvent vous assurer que ces textes violents, qu’il faut replacer dans leur contexte historique, sont dépassés. Mais tant que ces textes ne sont pas mis en lumière, réinterprétés, voire bannis, rien n’assure que demain des citoyens musulmans, voulant être fidèles à leurs sources, ne les réactivent. Et dans ce cas, une guerre civile est assurée. »[31] Cela explique probablement le timing de la publication en phase avec la demande de reconnaissance de l’UVAM, car « une reconnaissance politique des communautés musulmanes, sur la simple parole de leurs responsables affirmant qu’ils se conforment aux droits de l’homme, serait suicidaire. »[32] En conséquence, M Keshavjee se permet même de proposer des mesures discriminatoires et anti-démocratiques : « Un des grands défis aujourd’hui est que beaucoup de nos contemporains […] veulent […] traiter l’islam de manière égale aux autres religions. Ils considèrent que cette religion est formellement une religion égale aux autres. Et, pour éviter toute forme de discrimination, ils affirment que l’islam comme religion doit être traité de manière égale aux autres religions. »[33] C’est ici qu’il faut se rappeler les propos de M Gonzalez (voir Contexte ci-dessus), selon lesquels les cercles de M Keshavjee développeraient un agenda politique particulier en Suisse et ailleurs.[34] Inévitablement on pense aux liens entre l’extrême droite, des réseaux évangéliques et des leaders autocrates du style de Trump et Bolsonaro. Et c’est à ce moment là qu’on se rend compte que les idées de l’auteur sont dangereuses pour nos valeurs et notre démocratie.

Conclusions

En résume, le texte de M Keshavjee nous dit que l’islam, dans son essence, serait violent et conquérant et que de ce fait, tous les musulmans seraient potentiellement dangereux. S’ils sont d’apparence apolitique et pacifique c’est qu’il s’agit d’une stratégie de dissimulation. Le livre fait preuve d’une violence inouïe à laquelle je ne m’attendais pas.

« Voilà l’antichrist, celui qui nie le Père et le Fils »

La vision de l’auteur est profondément essentialiste et manichéenne, elle fait preuve d’une forte conscience missionnaire. Après avoir rappelé avec insistance que l’islam rejetait l’idée de la Trinité, M Keshavjee nous dévoile un autre élément profond de sa pensée : « ils [les musulmans] devaient connaître cette parole incisive du Nouveau Testament : Voilà l’antichrist, celui qui nie le Père et le Fils »[35]

Dans ce livre, M Keshavjee nous propose une vision de l’histoire qui serait le produit de l’action d’un groupe occulte agissant dans l’ombre pour dominer le monde. Pour lui, « une étude sereine de l’histoire peut pousser à la conclusion suivante : la Première Guerre mondiale n’a pas commencé en 1914, mais en 630 quand Mohamed envoya ses troupes à la conquête des autres empires. Et cette guerre ne s’est jamais arrêtée depuis. »[36]

Des fausses accusations contre une communauté religieuse en reprochant à ses adeptes de vouloir conquérir le monde à travers un complot, et ceci dans l’objectif de convaincre les responsables politiques à plus de fermeté avec cette communauté, c’est un déjà-vu : M Keshavjee nous présente une ébauche du Protocole des Sages de Sion pour les musulmans.

Par souci de « brièveté » nous n’avons pas mis en lumière les nombreuses erreurs factuelles ou conceptionelles ni les fausses cohérences dans le livre présenté.[37] Mais il m’est important de souligner, dans une vision humaniste du monde et des Hommes, que tout comme les chrétiens sont capables de lire l’ancien Testament à la lumière du nouveau, les musulmans le sont pour lire les Sourates médinoise à la lumière des Sourates mecquoises.

Force est de constater que depuis 50 ans de présence musulmane organisée en terre vaudoise[38], aucun problème particulier directement lié à celle-ci a pu être constaté. Au contraire, les membres de l’UVAM ont cofondé les principales institutions du dialogue interreligieux dans le Canton, à savoir l’Arzilier et le groupement Musulmans Chrétiens pour le Dialogue et l’Amitié (MCDA), ils fournissent des services d’intérêt public de manière bénévole depuis 20 ans[39] et ils se sont engagés avec les autorités dans une démarche longue et lourde de reconnaissance étatique, confirmant ainsi leur volonté d’être un acteur citoyen dans l’intérêt de toutes et tous.

Je n’ai connaissance d’aucune personnalité ou responsable musulman du Canton de Vaud qui aurait autant péché par calomnie ou autant nuit au dialogue interreligieux dans notre Canton que M Keshavjee. J’aimerais donc lui rappeler la citation suivante d’un des Prophètes les plus importants en islam, Jésus de Nazareth :

« Qu’as-tu à regarder l’écharde qui est dans l’œil de ton frère ? Et la poutre qui est dans ton œil, tu ne la remarques pas ? »

 

[1] https://www.24heures.ch/vaud-regions/L-Etat-de-Vaud-ne-peut-pas-ignorer–la-violence-contenue-dans-le-Coran/story/23119439
S’inscrivant ainsi dans la même logique d’un Eric Zemmour, d’un Sami Aldeeb ou encore d’un Kevin Grangier.

[2] https://www.24heures.ch/vaud-regions/L-Etat-de-Vaud-ne-peut-pas-ignorer–la-violence-contenue-dans-le-Coran/story/23119439

[3] https://lafree.ch/info/suisse/lausanne-pas-vraiment-de-debat-aux-terreaux-autour-du-dernier-livre-de-shafique-keshavjee

[4] https://www.24heures.ch/vaud-regions/temps-musulmans-sortent-silence/story/29833980

[5] https://blogs.letemps.ch/jacques-neirynck/2019/05/12/un-musulman-est-un-suisse-comme-un-autre/

[6] https://www.24heures.ch/vaud-regions/La-vision-de-l-islam-de-Shafique-Keshavjee-est-une-caricature/story/22014139

[7] http://www.ethikos.ch/10992/lislam-conquerant-lettre-ouverte-a-mon-ami-shafique-keshavjee

[8] Voire présentation dans le cadre du débat aux Terreaux à Lausanne

[9] https://www.rts.ch/play/radio/babel/audio/islam-conquerant-les-objections-de-wissam-halawi?id=10277430

[10] lire le développement ci-dessous

[11] https://www.24heures.ch/vaud-regions/L-Etat-de-Vaud-ne-peut-pas-ignorer–la-violence-contenue-dans-le-Coran/story/23119439

[12] une attitude consistant à simplifier les rapports du monde, ramenés à une simple opposition du bien et du mal

[13] combat final entre le bien et le mal.

[14] Page 23

[15] Page 23

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[20] Page 114 et suivantes

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[30] Page 118

[31] Page 166

[32] Page 64

[33] Page 194

[34] https://lafree.ch/info/suisse/lausanne-pas-vraiment-de-debat-aux-terreaux-autour-du-dernier-livre-de-shafique-keshavjee

[35] Page 176

[36] Page 130

[37] Par exemple le fait de citer qu’« Il n’existe pas une seule mosquée bâtie en Occident sans une contribution de l’Arabie à son financement. », page 51 ; l’age d’Aïcha, épouse du Prophète qui selon l’auteur aurait eu 6 ans au moment du mariage, page 55 ; le tableau à la page 36 qui dit que plus on rajoute de sources à la sharia plus elle devient dangereuse

[38] La première mosquée membre de l’UVAM a été créée en 1970

[39] Projets sociaux et d’intégration, aumônerie, etc.

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