ADN, débats-toi!

 

Mardi 16 avril 2013, le Conseil national, à l´initiative du président du PDC, Christophe Darbelay, acceptait la motion relative à la prise préventive de l´ADN sur "certains" requérants d´asile, par 92 voix contre 85, 12 abstentions. La motion avait été déposée le 28.09.2012, suite à l´avis que j´avais avancé dans une interview de la SonntagsZeitung et du Matin Dimanche le 18.08.2012. L´idée d´utiliser préventivement l´ADN est donc réactivée au niveau parlementaire après avoir été tuée dans l´œuf par le comité des Directeurs cantonaux de justice et police le 22.08.2012, puis par l´avis négatif du Conseil fédéral exprimé le 14.11.2012. Le débat est relancé, c´est bien.

Car, on l´aura compris, je milite, en tant que policier, pour que l´ADN soit "dédiabolisé" et, ainsi, qu´il soit considéré comme l´outil ultraperformant qu´il est bel et bien. L´ADN continue de faire peur, c´est certain, mais les considérations qu´il reflète sont en train de changer. Le Quotidien Jurassien avait d´ailleurs effectué un sondage (807 votants) et révélait que les sondés ne s´inscrivaient pas du tout dans les réticences politiques, avec 88% de oui à la question "Faut-il soumettre certains requérants d´asile à un test ADN?". Le décalage est surprenant. Encore plus surprenantes les réactions favorables des auditeurs dans l´émission de RSR LaPremière "En ligne directe" du 20.08.2012. L´ADN semble de plus en plus accepté par les personnes qui se sont manifestées, il semblerait qu´il a changé dans la représentation et la conscience populaires. Peut-être d´ailleurs grâce à l´immense succès des célèbres séries télévisuelles, comme Les Experts, Esprits criminels, NCIS ou NY-Unité Spéciale et bien d´autres pour ne pas dire toutes. L´efficacité a-t-elle sublimé le diable en matière de sécurité?

Parallèlement, il ne faut pas négliger non plus que le concept même de la protection de la sphère privée s´est totalement effondré ces dix dernières années, reléguant de plus en plus loin et profond les vieilles peurs du scandale de l´Affaire des fiches à la fin des années 80. Aujourd´hui, on se réveille à l´ère de la biométrie, on accepte sans sourciller de donner ses empreintes digitales lorsque l´on achète un passeport suisse, on accepte avec résignation de donner ses empreintes digitales et les photographies des iris oculaires lorsque l´on veut entrer aux Etats-Unis. On accepte de se faire filmer lorsque l´on retire de l´argent à un distributeur à billets. Et à l´ère des données biométriques, il faut ajouter encore l´étage Facebook et autres réseaux sociaux sur lesquels la pudeur inspirée par la protection de la sphère privée n´existe quasiment pas. Sans oublier la géolocalisation partagée volontairement sur les Iphones ou le contrôle des achats par les cartes de fidélité des grandes surfaces. Il y a là-derrière un nouveau concept sociétal qui a changé, à n´en pas douter et en un très court laps de temps, la participation consentie de la population à la sécurité, mais encore la mise à nu approuvée de l´individu. On peut le regretter et tenter de mettre des freins çà et là, l´élan interdit tout retour en arrière et coïncide plutôt à une fuite en avant.

Si le débat relatif à l´ADN judiciaire contribue à le dédiaboliser, il faut admettre que le résultat du vote du Conseil national montre un premier pas vers sa dépolitisation, c´est indéniable, même si la distance entre les oui et les non est bien courte. Si je le pouvais, je parierais que le refus aurait été terriblement cuisant il y a moins de dix ans. Je vois là, simplement, l´explicitation de la nouvelle place de la sécurité en politique suisse et citoyenne.

Je regrette pourtant que l´ADN ne soit pas encore connu et reconnu à sa juste valeur. Il faut écouter le généticien, Denis Duboule, sur RSR LaPremière, dans l´émission "L´invité de la rédaction" du 19 avril 2013. Il dit, comme moi d´ailleurs, même s´il n´est pas favorable à la motion Darbelay, que l´ADN judiciaire n´a rien à voir avec le génome humain (protégé par la Constitution fédérale de la Confédération suisse), ni avec le génie génétique. Il est totalement comparable à l´empreinte digitale en ce sens qu´il ne veut rien dire sur les individus, que l´on ne peut rien savoir, à travers lui, sur les individus ni leur sphère privée, et qu´il n´est qu´une étiquette qui a pour seule vocation d´être comparée à celle d´une trace prélevée sur les lieux d´un délit ou d´un crime.

Techniquement[1], l´ADN est une molécule dont la moitié est donnée par la mère, l´autre par le père. L´ADN judiciaire repose sur 16 morceaux (appelés "loci") qui ne portent aucune information génétique (ADN non codant), mais dont on sait qu´ils sont extrêmement variables dans la population. Bref, ils permettent d´individualiser une personne avec un très haut degré de certitude. Si je publiais mon ADN, il ressemblerait à ceci: 16:13, 15:16, 10:11, 19:19, 15:16; 32,2:33,2; 19:23; 16:17; 11:14; 7:9; 24:25; 12:13; 15:16; 13:18,3; 18:21; 19:24,2. Et qu´est-ce que je risque? On ne peut rien en faire. En pourtant, c´est bel et bien cette suite insignifiante de chiffres qui figure dans la base de données ADN nationale qui se trouve à l´Institut universitaire de médecine légale de Zurich (en mains médicales!), qui fait encore peur sur un plan politique. Et en plus, toutes ces informations sont cloisonnées! En effet, lorsque la police prélève l´ADN d´une personne, elle lui attribue un numéro pour son analyse et elle transmet le prélèvement au laboratoire avec ce numéro uniquement, sans aucune autre donnée liée à l´identité de la personne sur laquelle l´ADN a été prélevé. Ce laboratoire analyse le prélèvement et envoie le résultat dans la base de données ADN à Zürich. Ni Zurich, ni le laboratoire ne connaissent l´identité de la personne. Parallèlement, la police envoie le numéro lié au prélèvement à l´Office fédéral de la police (OFP) avec l´identité de la personne dont est issu le prélèvement ADN. Lorsque la base de données montre une correspondance trace-trace ou trace-personne, l´Office fédéral de la police est averti et informe du résultat la police émettrice. Toute la procédure est placée sous l´autorité et la surveillance de la justice pour l´exploitation en procédure des résultats. Il n´y a donc aucune place pour l´abus d´utilisation de ces données, ni pour la peur d´ailleurs, dans une telle procédure. Enfin, il faut considérer que l´ADN est non invasif, ce qui est un avantage non négligeable, et qu´il ne fait prendre un risque qu´aux personnes qui commettent des délits, rien de plus.

Quant au principe de non-discrimination qui serait violé parce que le prélèvement serait effectué préventivement sur une population à risque, notamment sur les requérants d´asile répondant aux profils de délinquants sériels, il faut tout de même se rappeler que la Suisse connaît déjà de nombreuses règles de discrimination dont on peut s´étonner qu´elle ne font pas et n´ont pas fait débat sur un plan politique. Prenons l´exemple de la Loi sur les armes (LArm) qui interdit, par son article 7 et l´article 12 de son ordonnance, l’acquisition, la possession, l’offre, le courtage et l’aliénation d’armes, d’éléments essentiels d’armes, de composants d’armes spécialement conçus, d’accessoires d’armes, de munition, ainsi que le port d’armes et le tir avec des armes à feu, aux ressortissants des Etats suivants: Albanie, Algérie, Sri Lanka, Kosovo, Croatie, Macédoine, Monténégro, Bosnie et Herzégovine, Serbie, Turquie. Il s´agit clairement d´une discrimination préventive présumant que les ressortissants de ces pays sont potentiellement plus susceptibles d´utiliser une arme contre une autre personne qu´un Espagnol, un Italien, un Français ou un Suisse. Et si l´un des ressortissants de ces pays frappés de l´interdit obtient la nationalité suisse, il est autorisé à l´achat d´armes, c´est la magie de la croix blanche qui lave de tous soupçons. Et que l´on ne vienne pas dire que c´est à cause de la seule guerre que certains pays figurent encore aujourd´hui dans cette liste, la Croatie n´est plus en guerre depuis plus de 20 ans, par exemple. Dans l´intervalle, cela peut faire rire ou pleurer, à l´heure des événements terroristes de Boston, un ressortissant Tchétchène peut acheter une arme en toute légalité en Suisse. Et que dire des primes d´assurance liées à l´immatriculation et à la conduite de véhicules, plus élevées pour certains ressortissants de pays plutôt que d´autres? Et que dire du fait que l´on prend déjà les empreintes digitales à tous les requérants d´asile qui s´annoncent en Suisse? Ne s´agit-il pas aussi déjà d´une mesure discriminatoire? Mais, une fois encore, nous l´avons vu, l´ADN n´est absolument pas différent des empreintes digitales, deux moyens permettant d´identifier un individu ou de savoir s´il a commis un crime ou un délit.

Or, dans le domaine de l´asile, un grand nombre de requérants n´ont simplement pas d´identité propre, pas de passeport, certains s´enregistrent sous une fausse identité. Il n´y a donc aucun moyen de savoir qui ils sont, contrairement à d´autres catégories d´individus. C´est un constat, ce n´est pas une critique, certains migrants n´ont pas le même statut que la population résidente permanente (indépendamment qu´elle soit constituée de nationaux ou d´étrangers). C´est pour cette raison que le prélèvement préventif de l´ADN de certains requérants d´asile ne saurait être intrinsèquement discriminatoire. L´ADN, comme les empreintes digitales, présente l´avantage de savoir s´ils ont déjà commis des délits graves ou sériels dans d´autres pays de l´espace Schengen avant de statuer sur l´issue de la procédure qui les concerne. Ce n´est pas un luxe et je m´inscris totalement dans cette perspective en tant que professionnel de la sécurité.

Relevons que le prélèvement ADN ne serait pas opportun pour les femmes ni pour les enfants. Le profil des auteurs de délits sériels coïncide irrémédiablement et dans l´immense majorité à des hommes âgés de 18 à 40 ans. Il ne serait pas pertinent non plus de prélever l´ADN sur des ressortissants du Tibet, du Sri Lanka ou de Turquie et de bien d´autres pays. Il faudrait donc fixer des critères fiables et aussi objectifs que possible, tout en considérant qu´une mesure comme celle-ci pourrait être levée si elle devenait inopportune. Elle a un caractère éphémère dans la mesure où elle est conjoncturelle et contextuelle.

L´ADN est incontestablement le moyen judiciaire le plus efficient, parce que le moins coûteux, le plus fiable, par rapport aux résultats qu´il offre, de toute la boîte à outils à disposition de la police et dans la lutte contre les délits sériels, comme les cambriolages ou les agressions sexuelles ou encore violentes. Il n´y a aucun doute à ce sujet. De 2008 à 2012, ce ne sont pas moins de 21´178 identifications (hits) qui ont été réalisées en Suisse. Il y en avait 3454 en 2008 et 5834 en 2012: l´ADN offre toujours plus d´efficacité. En 2012, il y a eu  3419 hits pour des vols par effraction, 1117 pour des vols, 197 pour des brigandages, 146 pour des lésions corporelles, 44 dans des affaires d´homicides. Ce sont des résultats spectaculaires, extrêmement performants. Il permet aussi de faciliter l´action de la justice, de favoriser sa célérité, de minimiser les risques d´erreurs judiciaires et le recours aux mesures de contrainte lors de procédures de contrôles à l´encontre de personnes sur lesquelles pouvaient reposer des soupçons.  

Enfin, si l´on se projette un peu dans un avenir proche, il faut aussi savoir que le Traité de Prüm (appelé aussi Schengen III)  prévoit un élargissement de l’échange de données ADN, d´empreintes digitales et de données à caractère personnel entre les États de l´espace Schengen, mais surtout de connecter les bases de données de ces  États entre elles. C´est l´avenir d´une nouvelle efficacité qui donnera des résultats encore plus rapides et plus extraordinaires.

 

 


[1] comme je l´avais déjà publié dans une chronique du journal LeMatin le 31.08.2012

 

Olivier Guéniat

Chef de la police judiciaire neuchâteloise depuis 1997, Docteur en Sciences forensiques, Olivier Guéniat est né en 1967. Son grand dada: les stupéfiants. Ses sphères de compétences: les statistiques de la criminalité, les violences conjugales, les interrogatoires et les auditions de police, la délinquance des jeunes. Il est aussi chargé de cours à l’Ecole des sciences criminelles de l’UNIL et à l’Institut de psychologie et éducation de l’UNINE.