ADN, débats-toi!

 

Mardi 16 avril 2013, le Conseil national, à l´initiative du président du PDC, Christophe Darbelay, acceptait la motion relative à la prise préventive de l´ADN sur "certains" requérants d´asile, par 92 voix contre 85, 12 abstentions. La motion avait été déposée le 28.09.2012, suite à l´avis que j´avais avancé dans une interview de la SonntagsZeitung et du Matin Dimanche le 18.08.2012. L´idée d´utiliser préventivement l´ADN est donc réactivée au niveau parlementaire après avoir été tuée dans l´œuf par le comité des Directeurs cantonaux de justice et police le 22.08.2012, puis par l´avis négatif du Conseil fédéral exprimé le 14.11.2012. Le débat est relancé, c´est bien.

Car, on l´aura compris, je milite, en tant que policier, pour que l´ADN soit "dédiabolisé" et, ainsi, qu´il soit considéré comme l´outil ultraperformant qu´il est bel et bien. L´ADN continue de faire peur, c´est certain, mais les considérations qu´il reflète sont en train de changer. Le Quotidien Jurassien avait d´ailleurs effectué un sondage (807 votants) et révélait que les sondés ne s´inscrivaient pas du tout dans les réticences politiques, avec 88% de oui à la question "Faut-il soumettre certains requérants d´asile à un test ADN?". Le décalage est surprenant. Encore plus surprenantes les réactions favorables des auditeurs dans l´émission de RSR LaPremière "En ligne directe" du 20.08.2012. L´ADN semble de plus en plus accepté par les personnes qui se sont manifestées, il semblerait qu´il a changé dans la représentation et la conscience populaires. Peut-être d´ailleurs grâce à l´immense succès des célèbres séries télévisuelles, comme Les Experts, Esprits criminels, NCIS ou NY-Unité Spéciale et bien d´autres pour ne pas dire toutes. L´efficacité a-t-elle sublimé le diable en matière de sécurité?

Parallèlement, il ne faut pas négliger non plus que le concept même de la protection de la sphère privée s´est totalement effondré ces dix dernières années, reléguant de plus en plus loin et profond les vieilles peurs du scandale de l´Affaire des fiches à la fin des années 80. Aujourd´hui, on se réveille à l´ère de la biométrie, on accepte sans sourciller de donner ses empreintes digitales lorsque l´on achète un passeport suisse, on accepte avec résignation de donner ses empreintes digitales et les photographies des iris oculaires lorsque l´on veut entrer aux Etats-Unis. On accepte de se faire filmer lorsque l´on retire de l´argent à un distributeur à billets. Et à l´ère des données biométriques, il faut ajouter encore l´étage Facebook et autres réseaux sociaux sur lesquels la pudeur inspirée par la protection de la sphère privée n´existe quasiment pas. Sans oublier la géolocalisation partagée volontairement sur les Iphones ou le contrôle des achats par les cartes de fidélité des grandes surfaces. Il y a là-derrière un nouveau concept sociétal qui a changé, à n´en pas douter et en un très court laps de temps, la participation consentie de la population à la sécurité, mais encore la mise à nu approuvée de l´individu. On peut le regretter et tenter de mettre des freins çà et là, l´élan interdit tout retour en arrière et coïncide plutôt à une fuite en avant.

Si le débat relatif à l´ADN judiciaire contribue à le dédiaboliser, il faut admettre que le résultat du vote du Conseil national montre un premier pas vers sa dépolitisation, c´est indéniable, même si la distance entre les oui et les non est bien courte. Si je le pouvais, je parierais que le refus aurait été terriblement cuisant il y a moins de dix ans. Je vois là, simplement, l´explicitation de la nouvelle place de la sécurité en politique suisse et citoyenne.

Je regrette pourtant que l´ADN ne soit pas encore connu et reconnu à sa juste valeur. Il faut écouter le généticien, Denis Duboule, sur RSR LaPremière, dans l´émission "L´invité de la rédaction" du 19 avril 2013. Il dit, comme moi d´ailleurs, même s´il n´est pas favorable à la motion Darbelay, que l´ADN judiciaire n´a rien à voir avec le génome humain (protégé par la Constitution fédérale de la Confédération suisse), ni avec le génie génétique. Il est totalement comparable à l´empreinte digitale en ce sens qu´il ne veut rien dire sur les individus, que l´on ne peut rien savoir, à travers lui, sur les individus ni leur sphère privée, et qu´il n´est qu´une étiquette qui a pour seule vocation d´être comparée à celle d´une trace prélevée sur les lieux d´un délit ou d´un crime.

Techniquement[1], l´ADN est une molécule dont la moitié est donnée par la mère, l´autre par le père. L´ADN judiciaire repose sur 16 morceaux (appelés "loci") qui ne portent aucune information génétique (ADN non codant), mais dont on sait qu´ils sont extrêmement variables dans la population. Bref, ils permettent d´individualiser une personne avec un très haut degré de certitude. Si je publiais mon ADN, il ressemblerait à ceci: 16:13, 15:16, 10:11, 19:19, 15:16; 32,2:33,2; 19:23; 16:17; 11:14; 7:9; 24:25; 12:13; 15:16; 13:18,3; 18:21; 19:24,2. Et qu´est-ce que je risque? On ne peut rien en faire. En pourtant, c´est bel et bien cette suite insignifiante de chiffres qui figure dans la base de données ADN nationale qui se trouve à l´Institut universitaire de médecine légale de Zurich (en mains médicales!), qui fait encore peur sur un plan politique. Et en plus, toutes ces informations sont cloisonnées! En effet, lorsque la police prélève l´ADN d´une personne, elle lui attribue un numéro pour son analyse et elle transmet le prélèvement au laboratoire avec ce numéro uniquement, sans aucune autre donnée liée à l´identité de la personne sur laquelle l´ADN a été prélevé. Ce laboratoire analyse le prélèvement et envoie le résultat dans la base de données ADN à Zürich. Ni Zurich, ni le laboratoire ne connaissent l´identité de la personne. Parallèlement, la police envoie le numéro lié au prélèvement à l´Office fédéral de la police (OFP) avec l´identité de la personne dont est issu le prélèvement ADN. Lorsque la base de données montre une correspondance trace-trace ou trace-personne, l´Office fédéral de la police est averti et informe du résultat la police émettrice. Toute la procédure est placée sous l´autorité et la surveillance de la justice pour l´exploitation en procédure des résultats. Il n´y a donc aucune place pour l´abus d´utilisation de ces données, ni pour la peur d´ailleurs, dans une telle procédure. Enfin, il faut considérer que l´ADN est non invasif, ce qui est un avantage non négligeable, et qu´il ne fait prendre un risque qu´aux personnes qui commettent des délits, rien de plus.

Quant au principe de non-discrimination qui serait violé parce que le prélèvement serait effectué préventivement sur une population à risque, notamment sur les requérants d´asile répondant aux profils de délinquants sériels, il faut tout de même se rappeler que la Suisse connaît déjà de nombreuses règles de discrimination dont on peut s´étonner qu´elle ne font pas et n´ont pas fait débat sur un plan politique. Prenons l´exemple de la Loi sur les armes (LArm) qui interdit, par son article 7 et l´article 12 de son ordonnance, l’acquisition, la possession, l’offre, le courtage et l’aliénation d’armes, d’éléments essentiels d’armes, de composants d’armes spécialement conçus, d’accessoires d’armes, de munition, ainsi que le port d’armes et le tir avec des armes à feu, aux ressortissants des Etats suivants: Albanie, Algérie, Sri Lanka, Kosovo, Croatie, Macédoine, Monténégro, Bosnie et Herzégovine, Serbie, Turquie. Il s´agit clairement d´une discrimination préventive présumant que les ressortissants de ces pays sont potentiellement plus susceptibles d´utiliser une arme contre une autre personne qu´un Espagnol, un Italien, un Français ou un Suisse. Et si l´un des ressortissants de ces pays frappés de l´interdit obtient la nationalité suisse, il est autorisé à l´achat d´armes, c´est la magie de la croix blanche qui lave de tous soupçons. Et que l´on ne vienne pas dire que c´est à cause de la seule guerre que certains pays figurent encore aujourd´hui dans cette liste, la Croatie n´est plus en guerre depuis plus de 20 ans, par exemple. Dans l´intervalle, cela peut faire rire ou pleurer, à l´heure des événements terroristes de Boston, un ressortissant Tchétchène peut acheter une arme en toute légalité en Suisse. Et que dire des primes d´assurance liées à l´immatriculation et à la conduite de véhicules, plus élevées pour certains ressortissants de pays plutôt que d´autres? Et que dire du fait que l´on prend déjà les empreintes digitales à tous les requérants d´asile qui s´annoncent en Suisse? Ne s´agit-il pas aussi déjà d´une mesure discriminatoire? Mais, une fois encore, nous l´avons vu, l´ADN n´est absolument pas différent des empreintes digitales, deux moyens permettant d´identifier un individu ou de savoir s´il a commis un crime ou un délit.

Or, dans le domaine de l´asile, un grand nombre de requérants n´ont simplement pas d´identité propre, pas de passeport, certains s´enregistrent sous une fausse identité. Il n´y a donc aucun moyen de savoir qui ils sont, contrairement à d´autres catégories d´individus. C´est un constat, ce n´est pas une critique, certains migrants n´ont pas le même statut que la population résidente permanente (indépendamment qu´elle soit constituée de nationaux ou d´étrangers). C´est pour cette raison que le prélèvement préventif de l´ADN de certains requérants d´asile ne saurait être intrinsèquement discriminatoire. L´ADN, comme les empreintes digitales, présente l´avantage de savoir s´ils ont déjà commis des délits graves ou sériels dans d´autres pays de l´espace Schengen avant de statuer sur l´issue de la procédure qui les concerne. Ce n´est pas un luxe et je m´inscris totalement dans cette perspective en tant que professionnel de la sécurité.

Relevons que le prélèvement ADN ne serait pas opportun pour les femmes ni pour les enfants. Le profil des auteurs de délits sériels coïncide irrémédiablement et dans l´immense majorité à des hommes âgés de 18 à 40 ans. Il ne serait pas pertinent non plus de prélever l´ADN sur des ressortissants du Tibet, du Sri Lanka ou de Turquie et de bien d´autres pays. Il faudrait donc fixer des critères fiables et aussi objectifs que possible, tout en considérant qu´une mesure comme celle-ci pourrait être levée si elle devenait inopportune. Elle a un caractère éphémère dans la mesure où elle est conjoncturelle et contextuelle.

L´ADN est incontestablement le moyen judiciaire le plus efficient, parce que le moins coûteux, le plus fiable, par rapport aux résultats qu´il offre, de toute la boîte à outils à disposition de la police et dans la lutte contre les délits sériels, comme les cambriolages ou les agressions sexuelles ou encore violentes. Il n´y a aucun doute à ce sujet. De 2008 à 2012, ce ne sont pas moins de 21´178 identifications (hits) qui ont été réalisées en Suisse. Il y en avait 3454 en 2008 et 5834 en 2012: l´ADN offre toujours plus d´efficacité. En 2012, il y a eu  3419 hits pour des vols par effraction, 1117 pour des vols, 197 pour des brigandages, 146 pour des lésions corporelles, 44 dans des affaires d´homicides. Ce sont des résultats spectaculaires, extrêmement performants. Il permet aussi de faciliter l´action de la justice, de favoriser sa célérité, de minimiser les risques d´erreurs judiciaires et le recours aux mesures de contrainte lors de procédures de contrôles à l´encontre de personnes sur lesquelles pouvaient reposer des soupçons.  

Enfin, si l´on se projette un peu dans un avenir proche, il faut aussi savoir que le Traité de Prüm (appelé aussi Schengen III)  prévoit un élargissement de l’échange de données ADN, d´empreintes digitales et de données à caractère personnel entre les États de l´espace Schengen, mais surtout de connecter les bases de données de ces  États entre elles. C´est l´avenir d´une nouvelle efficacité qui donnera des résultats encore plus rapides et plus extraordinaires.

 

 


[1] comme je l´avais déjà publié dans une chronique du journal LeMatin le 31.08.2012

 

Souriez! Vous êtes filmé. Mais que dit la recherche?

Par Olivier Guéniat, commandant de la police cantonale jurassienne, et Francisco Klauser, professeur assistant en géographie politique à l´Université de Neuchâtel ([email protected])

Aujourd’hui, en Suisse comme ailleurs, l’utilisation de caméras de surveillance fixes et mobiles se généralise et se banalise progressivement. Coup sur coup, en ce début du mois d´avril, on apprenait que Genève envisage de répondre à ses problèmes sécuritaires par la pose de 21  caméras de surveillance, que la commune de Lutry était autorisée par le Tribunal cantonal vaudois à poser des caméras dans deux établissements scolaires et à enregistrer les espaces extérieurs durant les heures de cours, que le canton du Jura a le projet d´équiper les axes routiers de transit de caméras reliées à des bases de données répertoriant les plaques d´immatriculation signalées volées, que le corps des gardes-frontière a le projet d´équiper des centaines de caméras aux postes frontières. Que se passe-t-il? Quel est l´élément agitateur de cette effervescence? L´évolution du sentiment d´insécurité, de l´insécurité tout court ou une réponse à une volonté de répondre et de résoudre les problèmes liés à une criminalité ciblée? Des questions difficiles auxquelles les réponses ne sont pas véritablement connues et souvent difficilement compréhensibles sur un plan rationnel. Ce qui est certain, c´est que l´ambiance sécuritaire a produit une octave jamais atteinte publiquement dans l´histoire de notre pays.  Les médias insistent avec une certaine lourdeur sur les enjeux sécuritaires, mettent en scène les faits divers de manière souvent exagérée parce que la recette fait simplement vendre, entre la rubrique people et sportive. Il s´ensuit que la population développe légitimement ses peurs et réclame de la sécurité et des mesures concrètes et que  le monde politique se doit de proposer des solutions convaincantes, au risque d´être disproportionnées, limite populistes,  pour paraître crédibles. La spirale s´emballe-t-elle? La vidéosurveillance est-elle une des réponses appropriées à la criminalité? Il est temps de faire le point sur les résultats de la recherche et de les confronter aux espoirs de la politique-politicienne, citoyenne. Car, ne l´oublions jamais, seule la recherche est crédible et susceptible de nous faire prendre les bonnes décisions, indépendamment des croyances, des ambitions politiciennes, des a priori et des espoirs. Voici donc ce que dit la recherche!

La vidéosurveillance, quelle efficacité?

En matière d´éclaircissement des crimes, la vidéosurveillance est relativement efficace pour enregistrer et résoudre des crimes, surtout lorsque des caméras sont utilisées dans des périmètres restreints comme dans les trains, les bus, les supermarchés, les banques, les aéroports, etc. Dans ces cas, la vidéosurveillance permet non seulement d’identifier des délinquants, mais aussi de comprendre le déroulement et l’organisation du crime.

Dans les aéroports, par exemple, la vidéosurveillance permet incontestablement une efficacité avérée lorsqu´il s´agit de comprendre comment et surtout où se déroulent les vols commis par les pickpockets. Il y a des enquêteurs spécialisés dans le décryptage des comportements derrière les écrans et des équipes d´interpellation dans les zones qui ont été ciblées par l´analyse des données enregistrées. La recette est efficace et fonctionne, il n´y a aucun doute à ce sujet. La même méthodologie donne des résultats efficients s´il s´agit, dans une zone délimitée, de comprendre comment le mode opératoire se met en place, quelles sont ses forces et ses faiblesses, de définir, en quelque sorte, son rodage, toujours dans le but d´identifier son talon d´Achille, de le mettre à mal et de développer une stratégie adaptée. La recette est totalement probante, il n´y a aucune discussion à ce sujet, elle a été démontrée à de réitérées reprises. D´ailleurs, il est commun que la police utilise des caméras de vidéosurveillance dans l´espace public pour mieux comprendre ce qu´il s´y passe et pour s´appuyer sur cet outil afin de développer un plan inhibiteur efficace, tout en minimisant l´engagement de ressources humaines fort coûteuses. C´est le cas notamment en matière de lutte contre la vente de produits stupéfiants, de vols à l´astuce commis en série ou de vols à la tire ou encore de vols à l´arrachée. Dans ce cadre-là, les forces sécuritaires sont hautement efficaces, elles voient les délits (enregistrés), ciblent et obtiennent des succès convaincants. Une fois encore, que du bonheur, de la facilité et de l´efficience. Mais, une fois le problème résolu, les caméras sont retirées, parce qu´elles n´étaient qu´un outil opérationnel hautement efficace, mais éphémère. Elles se différencient donc des autres caméras permanentes, celles qui perdurent sans réelle stratégie. Qu´en est-il de celles-là?

La première conclusion inaliénable aujourd´hui nous permet de conclure, à l´appui de la recherche et de l´expérience, que la vidéosurveillance est efficace si elle s’inscrit dans un système plus large, dans lequel des mesures humaines prédominent. Il découle de ce principe que la vidéosurveillance "permanente" ne saurait être efficace que si elle est associée à un concept élaboré et ciblé. Elle ne saurait ainsi à elle seule substituer l´intelligence humaine et les ressources humaines policières garantes de son efficacité ou de son efficience. Cette technologie est donc plus coûteuse que l’on peut l´imaginer, si l’on veut obtenir des résultats probants. Or, certains politiciens ont tendance à privilégier un peu trop vite des solutions purement technologiques, parce qu’elles paraissent simples, efficaces et bon marché au premier regard, alors que du côté de la police, souvent, on préférerait d’avantage d’investissement dans des mesures humaines. Nous sommes là devant une division d´intérêts divergents.

Et qu´en est-il alors de l´effet préventif? Un vaste corpus de recherches empiriques suggère que les effets préventifs des caméras sur la criminalité doivent être interprétés de façon plutôt critique[1]. Le Gouvernement britannique vient d´ailleurs de publier deux études remarquables à ce sujet. Pensons seulement que ce pays bénéficie de plus de cinq millions de caméras vidéo! Ces études proposent une réévaluation de 35 projets, dont les statistiques disponibles permettent une analyse approfondie. On y apprend que la vidéosurveillance possède un certain potentiel, mais connaît aussi des limites…Tiens donc! Lesquelles?

Il apparaît surtout et avant tout que la propension des caméras à dissuader les individus de s’adonner à des actes criminels diminue au fil du temps. Les délinquants s’habituent aux caméras, et finissent même par les oublier (Gill et Spriggs, 2005)

En ce qui concerne la vidéosurveillance de places et de bâtiments publics, ces évaluations démontrent une réduction moyenne des actes délictueux de 2 à 4%, c´est bien peu. Gill et Spriggs, les auteurs de l’une de ces études, concluent ainsi que «la vidéosurveillance produit peu de bénéfices, par rapport aux coûts investis. Cela n’est pas surprenant parce que les installations connaissent très peu d’effets au niveau de la criminalité, mais aussi parce que la complexité des systèmes cause des coûts tout de même assez élevés…». Si, d’une manière générale, l’efficacité de la vidéosurveillance paraît incertaine, il faut aussi mentionner que les caméras connaissent un succès grandissant, en particulier dans la surveillance de parkings. Mais à quelques exceptions près, la vidéosurveillance connaît une efficacité préventive limitée. C´est évidemment embêtant!

La recherche nous permet d´identifier quatre facteurs prépondérants qui expliquent les limites de l’efficacité préventive de la vidéosurveillance.

Premièrement, il faut mentionner le facteur temporel. Si l’installation de caméras de surveillance peut améliorer la sécurité d’un espace à court terme, les effets préventifs à long terme s’avèrent beaucoup moins clairs (Welsh and Farrington, 2002; Gill and Spriggs, 2005; Armitage, 2002[2]). Il apparaît alors que la propension des caméras à dissuader les individus de s’adonner à des actes criminels diminue au fil du temps. Les délinquants s’habituent aux caméras et finissent même par les oublier (notamment si les ressources humaines à disposition sont insuffisantes ou inopérantes). Ce résultat est décevant ou nous laisse évidemment dubitatifs, enclins aux doutes. Il semblerait donc qu´une caméra abordable à quelques milliers de francs rime avec plusieurs centaines de milliers de francs s´il faut l´accompagner de policiers opérants. N´oublions pas qu´il faut, au minimum, douze agents pour espérer en voir deux, 24/24 heures, dans l´espace public, répondant aux sollicitations de ce qu´on l´on voit derrière les écrans suggérés par les caméras. Douze agents, pour avoir une patrouille H24, plus un(e) collaborateur(trice) derrière l´écran, dont le coût unitaire est d´environ CHF 190´000.- (coût réel, infrastructures comprises), cela représente quand même environ CHF 3´500´000.-, par zone contrôlée. Autrement dit, il faut bien méditer cette perspective.

Deuxièmement, de nombreuses études démontrent que le rôle préventif de la vidéosurveillance n’est pas seulement limité dans le temps, mais aussi dans l’espace. Autrement dit, si la vidéosurveillance peut – à court terme – améliorer la sécurité dans un espace filmé, elle ne fait souvent que déplacer le problème vers une autre zone non-contrôlée (Tilley, 1998[3]; Skinns, 1998).

Troisièmement, la littérature scientifique suggère que l’efficacité de la vidéosurveillance dépend du type de crime analysé. Dans le cas de la criminalité rationnelle, qui intègre une réflexion « coût-bénéfice » explicite de la part du délinquant, l’acte délictueux se déplace souvent au-dehors du champ de la caméra (Brown, 1995[4]; Welsh and Farrington, 2002; Gill and Spriggs, 2005). Par contre, lorsque la criminalité est affective ou émotionnelle ou encore impulsive, par exemple sous l’effet d’alcool ou de drogues, la caméra n’est que très peu remarquée. Ce constat explique pourquoi la vidéosurveillance peut effectivement diminuer le vol dans les voitures dans des parkings placés sous surveillance, alors que son utilité pour combattre des problèmes de vandalisme, des agressions, des bagarres ou des troubles de l´ordre public sous l’effet d’alcool reste dramatiquement minime (Brown, 1995).

Quatrièmement, les effets de la vidéosurveillance dépendent de facteurs relatifs aux systèmes eux-mêmes. Comment expliquer simplement ce constat? Il s´agit de considérer que les collaborations entre les différents acteurs impliqués (opérateurs, patrouilles de police, etc.) ou encore la qualité du matériel lui-même (Gill and Spriggs, 2005) soutient que la vidéosurveillance est efficace si elle s’inscrit dans un système plus large, dans lequel des mesures humaines et technologiques se complètent idéalement. Il faudrait pour cela améliorer la fréquence des patrouilles policières, avoir des opérateurs derrière les écrans dans une centrale de contrôle, favoriser l’animation de rue, organiser des patrouilles de quartier, etc. La technologie est plus coûteuse qu´on ne l´imagine, si l’on veut garantir l´efficience (l´organisation adaptée à l´efficacité ou aux coûts pour obtenir des résultats). Or, il est avéré que certains politiciens ont tendance à privilégier un peu trop vite des solutions purement technologiques, parce qu’elles paraissent simples, efficaces et bon marché au premier regard, alors que du côté de la police, souvent, on préférerait d’avantage d’investissement dans des mesures humaines (Welsh and Farrington, 2002). Bref, le discours et les grandes déclarations sans réel concept sonnent simplement creux, on l´aura compris.

Quelle est la perception de la vidéosurveillance par les citoyens?

En d´autres mots, quels sont les résultats des études portant sur la perception de la vidéosurveillance par les usagers des espaces surveillés? Il y a quelques études qui répondent et soulignent les effets limités des caméras pour améliorer le sentiment de sécurité de la population à long terme et donc pour revitaliser durablement des zones urbaines rencontrant des problèmes spécifiques ou particuliers. Qu´en est-il de cette question cruciale en Suisse ou quels enseignements les politiciens doivent-ils en tirer? Voici les résultats d´une recherche portant sur les expériences et perceptions de la vidéosurveillance en Suisse, cette recherche se basant entre autres sur une enquête par questionnaire auprès de 487 habitants de la ville d’Olten. Un exemple enrichissant à plus d´un titre!

Cette recherche nous apprend que les données récoltées suggèrent que la population adopte une attitude plutôt pragmatique vis-à-vis de la vidéosurveillance : on accepte les caméras parce qu’on estime ne rien avoir à cacher. Cette opinion relève cependant plutôt d’un consentement tacite que d’une revendication explicite : si elles pouvaient librement choisir, il y a quand même quatre fois plus de personnes qui préféreraient une présence renforcée des agents de police plutôt que l’installation de caméras de surveillance. A méditer! En outre, pour sécuriser l’espace public, l’amélioration de l’éclairage public est mentionné aussi souvent que la vidéosurveillance. Il importe aussi de souligner que la vidéosurveillance attire beaucoup moins les jeunes que les personnes âgées, rien d´étonnant, il s´agit là d´une question de vulnérabilité. Enfin, la population accepte aisément l’utilisation de la vidéosurveillance dans les parkings et pour les passages piétons, mais elle se montre beaucoup plus critique face aux caméras installées dans les parcs publics ou dans les quartiers d’habitation. Ici encore, la vidéosurveillance n’est pas perçue comme un instrument miracle, c´est aujourd´hui démontré. Loin d’être acceptée de manière unanime, la vidéosurveillance suscite des opinions très diverses, ce dont, nous l´espérons,  la politique de sécurité devrait tenir compte de manière appuyée.

Les entretiens approfondis effectués avec des utilisateurs de zones vidéo-surveillées permettent de compléter ces résultats[5]. Il apparaît sur cette base que le contrôle de l’espace public à l’aide de caméras manque surtout d’un « élément humain de proximité », qui permettrait non seulement d’établir un rapport de confiance entre la population et la police et d’intervenir en temps réel en cas de nécessité, mais aussi de rappeler aux individus la présence et les modalités de la surveillance. Tiens donc, le rapport humain est encore privilégié au rapport électronique, nous sommes rassurés par ce résultat univoque. Mais il n´en demeure pas moins que la vidéosurveillance dissocie, au contraire des attentes du public, les agents de sécurité publique des citoyens, souvent très concernés par les problèmes liés à l´insécurité. Il faut relever que de nombreuses personnes interviewées ont insisté  sur l’impossibilité d’entrer en contact directement avec les observateurs.

Alors que faire pour faire au mieux?

Il faut favoriser la proximité, indéniablement et inexorablement. Un des principaux défis qui doit être surmonté pour revitaliser les espaces publics grâce au contrôle des caméras est donc la neutralisation de ce « manque de proximité », inhérent à la vidéosurveillance. Aujourd’hui, en effet, de nombreuses mesures d’accompagnement sont mises en œuvre pour atténuer ce problème. Nous proposons donc, dès à présent,  une réflexion axée  sur deux stratégies majeures.

En premier lieu, il est clair qu´il y a toute une série de mesures visant à augmenter et à pérenniser la conscience qu’ont les usagers des espaces filmés par des caméras. Par exemple, dans certaines villes, comme celle de Middlesbrough en Angleterre, les caméras sont désormais couplées avec des haut-parleurs permettant aux surveillants de s’adresser directement aux fauteurs de trouble. De façon moins sophistiquée, le positionnement des écrans de surveillance dans les magasins permet de montrer de façon bien visible les images tirées des caméras situées dans le magasin afin de rappeler aux clients qu’on surveille leurs faits et gestes. Si cela nous semble exagéré, il s´agit bel et bien de "trends" auxquels nous viendrons, que nous subirons d´une manière ou d´une autre!

Une deuxième série de stratégies vise à renforcer la participation de la population aux prises de décisions et même aux pratiques relatives à la vidéosurveillance. En Suisse, par exemple, plusieurs projets de vidéosurveillance ont fait l’objet d’une votation populaire, notamment à Saint-Gall, à Lucerne et à Renens. Dans ces trois cas, la participation du peuple aux processus de prises de décision a contribué à attirer l’attention du public sur ces nouveaux outils et à légitimer leur utilisation, mais aussi à contrer les effets d’oubli et de mise à distance décrits dans les interrogations de la recherche ((Tilley, 1998; Skinns, 1998[6]).

Des stratégies encore plus poussées ont été mises en place récemment par la police anglaise dans certains quartiers de Londres, dans lesquels les habitants peuvent regarder eux-mêmes les images tirées des caméras en temps réel depuis leurs télévisions. Indépendamment des questions de protection de la sphère privée et des questions éthiques que pose évidemment cette initiative, il reste pourtant difficile de prédire si cette mesure permettra vraiment aux habitants de jouer un rôle plus actif dans la sécurisation de leur quartier.

En définitive, ces stratégies rappellent, de manière inaliénable et avant tout, un des principaux problèmes associés à la vidéosurveillance : en délégant la régulation d’un espace à des systèmes et à des individus qui en sont séparés physiquement, la vidéosurveillance risque en effet de nuire à la volonté de mieux intégrer la société civile dans des pratiques sécuritaires « de proximité ». Or, les mesures de contrôle et de régulation à distance tendent au contraire à exacerber l’opposition entre les surveillants et les surveillés. Il importe ainsi grandement de discuter de manière critique les choix budgétaires actuels en matière de sécurité urbaine, tant ceux-ci privilégient souvent les mesures technologiques au détriment des mesures humaines.

Nous espérons, intrinsèquement et de manière sérieuse, même si notre contribution est limitée en temps et en espace, que les lecteurs auront compris que les moyens simples, voire simplistes, n´ont rien à voir avec la sécurisation de l´espace public. La sécurité reste et demeure complexe, in-simplifiable et, surtout, qu´elle ne supporte pas les solutions clef en main.

 

 


[1] Welsh, B.C. and D.P. Farrington. 2002: Crime prevention effects of closed circuit television: a systematic review. Home Office Research Study 252. London: Home Office. http://webarchive.nationalarchives.gov.uk/20110218135832/rds.homeoffice.gov.uk/rds/pdfs2/hors252.pdf Gill, M. and A. Spriggs. 2005: Assessing the impact of CCTV. Home Office Research Study 292. London: Home Office.  

https://www.cctvusergroup.com/downloads/file/Martin%20gill.pdf

[2] Armitage, R. (2002) To CCTV or not to CCTV. A review of current research into the effectiveness of CCTV systems in reducing crime. London: National Association for the Care and Resettlement of Offenders

[3] Tilley, N. (1998) ‘Evaluating the effectiveness of CCTV schemes’, in C. Norris, J. Morran and G. Armstrong (eds) Surveillance, CCTV and Social Control, pp. 139–153. Aldershot: Ashgate.

[4] Brown, B. (1995) CCTV in Town Centres: Three Case Studies. Police Research Group, Crime Detection and Prevention Series 68, London: Home Office Police Department.

[5] Klauser, F. 2006: Die Videoüberwachung öffentlicher Räume. Zur Ambivalenz eines Instruments sozialer Kontrolle. Frankfurt: Campus.

[6] Skinns, D. (1998) ‘Crime reduction, diffusion and displacement: evaluating the effectiveness of CCTV’, in C. Norris, J. Morran and G. Armstrong (eds) Surveillance, CCTV and Social Control, pp. 175–188. Aldershot: Ashgate.

 

Entre tromperie et manipulation

Le 30 mars 2013, Schweiz am Sonntag publiait l'article intitulé "Einbrüche: Schweiz ist Europameister" en référence à une statistique soi-disant publiée par Eurostat . Problème! Cette statistique n'existe probablement pas sous cette forme! Elle est sensée présenter les vols par effraction en Europe et par pays, mais surtout la Suisse comme étant le plus dangereux pays d'Europe en la matière. J'ai évidemment instantanément entamé un triple salto arrière en lisant cette information, bouche bée. Et j'ai effectué un triple lutz en la découvrant le lendemain dans Le Matin.  

Mais une question ne cesse de me tourmenter depuis: à qui profite le crime de désinformation?

L'article laisse croire, sans jamais l'écrire, que les statistiques européennes 2012 ont été publiées. Nenni! Nous n'avons que jusqu'à 2010 à disposition, je le sais, je suis la situation depuis 20 ans. Oui, il y a un rapport européen qui tente une comparaison européenne et une table qui résume la situation des cambriolages en comparaison mondiale, de même que des données sur le site Eurostat. Mais pas l'année 2011 et encore moins l'année 2012!

Les chiffres s'arrêtent donc en 2010. Alors, pourquoi Schweiz am Sonntag publie-t-il cette situation 2012? Et de proposer dans la foulée le vote OUI-NON à la question: Haben Sie Angst, Opfer eines Einbruchs zu werden? (Avez-vous peur d'être victime d'un cambriolage?). La réponse sera bien évidemment OUI! Et à quoi consiste ce vote? À vérifier que le message anxiogène a réussi? On tourne décidément en rond!

Les chiffres proposés par Schweiz am Sonntag reposent sur un biais méthodologique. Il faut en effet savoir que les chiffres européens (Eurostat) compilent les "burglary" (cambriolages) répondant à la définition suivante: “Domestic burglary is defined as gaining access to a dwelling by the use of force to steal goods” et  “dwelling” est un synonyme de “house/home”, donc dans la statistique Suisse de police, il s'agit uniquement des cambriolages de “maisons/appartements”. Ainsi, pour tenter de trouver une correspondance, il faut comparer 35'801 vols par effraction dans les villas et appartements commis en Suisse (Rapport Statistique policière de la criminalité 2012, p. 49, 3.6.3.2) et non les 73'714 cambriolages au total comme l'a fait Schweiz am Sonntag. Le taux suisse est donc de 450 cambriolages pour 100'000 habitants et non 926.7. C'est la moitié moins que ce qui a été publié! La Suisse n'est donc pas, plus, première de classe en Europe, comme par enchantement.

S'agit-il purement et simplement d'un procédé que l'on peut suspecter d'être malhonnête ou pour le moins manipulateur? Ou alors, une méconnaissance totale des statistiques de la criminalité telle qu'elle pousse à la faute? Je ne sais malheureusement pas répondre à ces questions, mais je sais que le peuple a été trompé. Pourquoi devrions-nous toujours avoir peur? Pour que quelques projets législatifs passent plus facilement les obstacles parlementaires?

Ce qui est assez étonnant dans cet article, ce sont les interviews de mon ancien professeur de criminologie, Martin Killias, et de mon très estimé collègue, président de la Commission criminelle suisse et commandant de la police cantonale bernoise, Stefan Blättler. Ils se sont fait avoir, en quelque sorte, en prenant position sur une fausse réalité, ils se sont exprimés dans l’absolu. Quel gâchis! Il faut toujours vérifier les sources, ce principe étant en fait le prénom de l'alphabet policier.

J'ai évidemment demandé ses fameuses sources à Schweiz am Sonntag et au journaliste du Matin, pour l'heure sans réponse du premier média. Quant au second, il s'est fait berner en rapportant des informations non vérifiées…Dans l'intervalle, 24Heures-TdG m'a contacté pour me demander une réaction. J'ai appelé à la prudence, normal, face à de telles allégations, par honnêteté intellectuelle, par souci éthique, tout en envoyant les derniers chiffres européens.

A suivre, donc. Ce qui est certain, c'est que le mal est fait, des centaines de milliers de citoyens sont persuadés de vivre dans le pire pays d'Europe. Et dire que l'année passée, le titre de l'article qui suivait la publication de la statistique suisse de la criminalité était "La Suisse, le paradis des voleurs", cherchons un tantinet l'erreur…

En finalité, retenons qu'il est pratiquement impossible d'effectuer des comparaisons internationales, pour des raisons de définitions. Le sujet est compliqué et délicat.

Pour preuve, Marcelo Aebi, professeur à l'Institut de criminologie de l'Université de Lausanne, a fait une analyse des définitions dans le European Sourcebook, montrant la grande diversité de celles-ci à travers l’Europe. Dans la 4ème édition on découvre (Aebi et al, 2010: 33) que toute la problématique liée à la définition de "burglary" n'autorise, en fait, pas de comparaison.

Mais si l'on persistait à vouloir obtenir un classement que l'on sait interdit, selon les derniers chiffres à disposition de 2010, la Suisse (avec un taux de 327.2 pour 100'000 habitants) serait en septième position en Europe si l'on considère les vols par effraction domestiques. C'est la Belgique (taux de 634.9), la Hollande et l'Angleterre qui occuperaient le podium. Et si l'on prenait l'ensemble des cambriolages, la Suisse (taux de 812.1) occuperait le sixième rang. Ce seraient l'Autriche (taux de 1054.5), la Suède et la Hollande qui occuperaient ce podium-là. Et de relever pour terminer que le taux suisse des cambriolages pour 100'000 habitants était de 956 en 2004 (dernier pic de criminalité) alors qu'il était de 812 en 2010, il était de 926 en 2012.