En Ukraine, le futur est peu présent

Il y a quelques temps (beaucoup trop d’ailleurs, j’en suis navré !), je vous expliquais pourquoi il est impossible de prévoir plus d’un rendez-vous par jour en Ukraine et comment tout s’organisait au jour le jour. C’est valable sur la semaine, mais c’est aussi quelque chose qu’on observe sur le long terme. Le rapport des ukrainiens au futur est très différent du notre. Au début, je percevais ça avec un peu de condescendance comme une anticipation attentive de notre part contre une espèce de fatalisme paresseux du leur. Mais c’est bien plus compliqué que cela. Nous aimons tout anticiper, tout calculer. Le taux d’intérêt à 10 ans du crédit qu’on passera notre vie à rembourser pour acheter un 2 pièces, la griffure sur la portière de la Golf, le risque que notre nouveau mixeur tombe en panne dans 3 ans ou le fait de devenir vieux. Une obsession pour le futur qui cache assez mal un fait : à en juger par le nombre d’assurances dont on se dote, nous le voyons toujours plus sombre qu’il n’est réellement.

En Ukraine, les choses sont très différentes. Les décisions se prennent très rapidement, du mariage à l’achat d’un appartement, on se pose étonnamment peu la question des conséquences ou à la durabilité de l’investissement. On ne cherche pas à anticiper ou à savoir ce qu’on fera si quelque chose se passe mal… on verra bien le moment venu. Et heureusement, parce que s’ils pensaient comme des suisses, les ukrainiens ne feraient pas grand-chose ! Épargner ? « Avec nos salaires ?! Tu rigoles ! Et quand bien même on le pourrait, notre monnaie se dévalue en permanence ».

Pourquoi vivons nous autant dans le futur alors qu’eux aussi peu ? Une première explication peut tenir à un héritage de l’époque soviétique. Quand l’Etat prenait tout en charge du berceau au cimetière, il n’était nul besoin de penser à son futur ou de s’en inquiéter. Le Politburo avait déjà tout prévu. Tout était finement planifié par les meilleurs camarades de la révolution.

Mais maintenant que le rêve socialiste a laissé place à une économie de marché sauvage et déséquilibrée, comment expliquer que les ukrainiens ne pensent pas plus à l’avenir ? Récemment, ma professeur de russe m’a donné un émouvant élément de réponse :

«Depuis la naissance de ma fille, il y a eu la catastrophe de Tchernobyl puis l’effondrement de l’URSS et l’indépendance du pays. S’en est immédiatement suivie une crise économique cauchemardesque. Plus de travail dans les usines, plus d’argent pour payer les ouvriers et des choses banales comme acheter un stylo pour pouvoir donner mes cours sont devenues un vrai parcours du combattant.

Plus tard, il y eut la Révolution Orange. On nous promettait monts et merveilles, mais rien n’a changé. La corruption enrichissait les mêmes pendant que nous vivons toujours aussi mal. Puis la deuxième révolution suivie de l’annexion de la Crimée et enfin la guerre dans le Donbass. Toute cette violence, tous ces morts ! Depuis, plus de la moitié de ma famille et de mes amis qui vivent en Russie ne m’adressent plus la parole parce que je vis dans un pays de fascistes à leurs yeux. La dévaluation de la Hryvnia (la devise ukrainienne) a divisé par trois la valeur de notre épargne en un an, les banques ne prêtent plus… Et ça c’est uniquement depuis que ma fille est née! Comment veux-tu qu’on ait envie de penser au futur dans ces conditions ? Jusque là il ne nous a apporté que des malheurs.»

Elle avait perdu son stoïcisme coutumier et plus les souvenirs de ces dernières décennies lui revenaient en tête plus les larmes coulaient. On ne peut effectivement pas lui donner tort, l’histoire contemporaine n’a pas été tendre avec les ukrainiens.

Mais, au delà du constat, ne pas être obsédé par le futur peut aussi être bénéfique. Cela implique de plus savourer le présent. Profiter de qui est déjà là plutôt que penser à ce qui viendra peut-être. C’est aussi savoir rester optimiste et enthousiaste en se disant que quoiqu’il arrive, on trouvera un moyen de se débrouiller. Le confort auquel on est tant habitué nous rend vulnérable quand l’idée de pouvoir le perde tourne à l’obsession. Parfois, on serait bien avisés de simplement rester confiants en notre créativité et en notre instinct de survie plutôt qu’aborder des comportements sur-protecteurs qui nous empêchent de rester audacieux.

Tout en vous souhaitant au travers de ces quelques observations une année 2016 pleine de belles aventures, j’en profite pour m’excuser pour mon inactivité de ces derniers mois. J’ai beaucoup de brouillons en cours mais trop peu de temps pour les terminer. Ça ira mieux –j’espère– quand mon livre sur la jeunesse à l’ombre de Tchernobyl sera sous presse. On s’en rapproche !