Photographie, simulacre et deepfakes

Personne ne l’aura démasqué

Il aura trompé tout le monde, même ses pairs. Le photographe norvégien Jonas Bendiksen (1977), qui travaille pour l’agence Magnum, a révélé en septembre dernier que son projet photographique The Book of Veles était un faux (fig. 1). La série, qui a donné lieu à un livre publié par GOST Books (2021 ; la première édition est déjà épuisée), mêle des photographies d’une ville de Macédoine du Nord, Vélès, ainsi que des passages d’un livre, Le Livre de Vélès, un texte slave considéré comme un faux document. L’ouvrage de Bendiksen reproduit des vues d’une ville plutôt morose, façades de maison banales, piscine municipale abandonnée, rues plongées dans le noir, bureaux, ou chambres sobres. Les hommes et les femmes travaillent derrière leur ordinateur, discutent ou téléphonent. Si Bendiksen s’est rendu à Vélès, c’est parce que cette ville de 40’000 habitants est devenue l’épicentre de la production de fausses informations (« fake news ») en 2016, durant l’élection présidentielle américaine qui opposait Hilary Clinton et Donald Trump (Oxenham, 2019). Intrigué par cette industrie de la désinformation (Ohlheiser, 2016), le photographe se rend sur les lieux et réalise des prises de vue de la ville en prenant garde de ne photographier aucune présence humaine. Celle-ci sera rajoutée en postproduction, sur ordinateur. Car les personnes visibles sur ses images sont en réalité de pures fictions, des figures générées par un programme informatique utilisé notamment dans les jeux vidéo pour créer des avatars. Les textes aussi sont l’œuvre d’un logiciel utilisant le machine learning. A partir d’articles relatant les activités des fake news à Vélès, l’intelligence artificielle a généré un texte que Bendiksen a simplement ré-agencé, mais dont il n’a pas modifié le contenu.

Fig. 1. Jonas Bendiksen, Veles. North Macedonia, 2019

© Jonas Bendiksen/Magnum

Dans son ouvrage de 1996, Le Baiser de Judas. Photographie et vérité, l’artiste, théoricien et commissaire d’exposition Joan Fontcuberta dénonce la foi naïve en la photographie, médium qui ne peut jamais être le reflet fidèle du réel, même s’il en a les traits : « Toute photographie est une fiction qui se prétend véritable. En dépit de tout ce qui nous a été inculqué, et de ce que nous pensons, la photographie ment toujours, elle ment par instinct, elle ment parce que sa nature ne lui permet pas de faire autre chose ». (Fontcuberta, 2005, p. 11). Cette mise en garde ne vise toutefois pas à adopter un doute systématique, mais consiste bien davantage à adopter un regard critique et à reconnaître que l’objectivité est toujours relative. La question de la manipulation des images, de la retouche et de la fonction de preuve associée à la photographie sont des problématiques anciennes qui n’ont pas attendu l’avènement des technologies numériques pour être discutées. Toutefois, la génération d’images rendue possible par les progrès récents en la matière renouvelle ces questions fondamentales et posent de sérieux problèmes éthiques. Ainsi que l’explique Bendiksen, « le projet du Livre de Vélès est devenu mon propre petit test de Turing visuel » (Chao, 2021), faisant référence au jeu d’imitation avancé par Alan Turing en 1950 dans son fameux article « Computing Machinery and Intelligence » (Turing, 1950). Le mathématicien y décrit un « test » devant servir à mesurer la capacité d’action intelligente d’un système électronique par imitation d’un comportement humain. La compétence de la machine s’évalue selon sa capacité à se rapprocher à tel point de l’humain qu’il n’est plus possible de distinguer l’homme de la machine.

 

Pour quels usages ?

L’extrait que j’ai cité de l’ouvrage de Fontcuberta, s’il invite à déconstruire l’idée de « vérité photographique », se poursuit ainsi : « Mais ce mensonge inévitable n’est pas le problème essentiel. L’essentiel, c’est l’usage qu’en fait le photographe, les intentions qu’il sert » (Fontcuberta, 2005, p. 11). Comme toute technique ou technologie, c’est effectivement dans les usages que résident les véritables enjeux. La série de Bendiksen cristallise doublement cette question. D’une part, elle porte, par la démarche adoptée, sur les dérives possibles de l’IA et des systèmes de génération de textes et d’images dans le domaine de l’information, tout en utilisant ces mêmes procédés. D’autre part, elle agit elle-même comme un virus au sein de son propre domaine – le photojournalisme – pour dénoncer le phénomène des fake news en créant consciemment de faux documents. Lorsque son projet est présenté dans le cadre des projections du festival de photojournalisme Visa pour l’image, à Perpignan (France), le 1er septembre 2021, personne ne se rend compte de la supercherie. Deux semaines plus tard, Bendiksen révèle les tenants de sa démarche dans une longue interview publiée sur le site de l’agence Magnum (Chao, 2021). Le directeur du festival, Jean-François Leroy, réagit sur Twitter le 20 septembre : tout en défendant l’importance d’un débat sur la problématique de la désinformation, il relève que la démarche de Bendiksen est discutable et que le festival aurait préféré ne pas être la cible de cette « farce » (« joke », Leroy, 2021). La démarche, utile ou déplacée, demeure une question ouverte et se discute.

 

Deepfakes

Qualifié de « deepfake », le projet photographique de Bendiksen n’en est pas vraiment un techniquement. Le photographe a en effet recouru à des trucages et des procédés de montage en intégrant des avatars au sein de ses photographies de vues qu’il a effectivement prises à Vélès. Le deepfake consiste à simuler des visages en mouvement, soit à insérer le visage d’une personne sur un autre visage, soit à produire des séquences truquées en simulant le visage d’une personne réelle (voir les explications ici : Goubet, 2021).

Deux expositions en cours, l’une à Paris, l’autre à Lausanne, s’y intéressent selon deux perspectives différentes. La première, Deep Fakes : Art and Its Double, à l’EPFL Pavilions à Lausanne, engage une discussion autour des doubles numériques, à la fois répliques d’œuvres du passé (Reclining Pan d’Oliver Laric est par exemple produit grâce à un scan 3D d’une sculpture du XVIe siècle ; le projet The Next Rembrandt de 2016, est un nouvel autoportrait du peintre généré à partir de données sur l’œuvre de l’artiste néerlandais du XVIIe siècle, fig. 2), mais aussi doubles permettant l’accès à la connaissance ou la reconstitution d’un patrimoine disparu (le projet Collart-Palmyre de l’UNIL notamment).

Fig. 2. Agence Wunderman Thompson, The Next Rembrandt, 2016

© Agence Wunderman Thompson / Vue de l’exposition à l’EPFL Pavilions, Lausanne

 

La seconde exposition, Fake News : Art, Fiction, Mensonge, présentée à la Fondation EDF à Paris, explore les implications de la désinformation et invite à adopter un regard critique sur les images par le biais de travaux d’artistes contemporains explorant ces problématiques. La vidéo de trois minutes, Big Dada (2019, fig. 3), de Bill Posters et Daniel Howe, par exemple, réunit six deepfakes, fausses vidéos de Donald Trump, Morgan Freeman, Marcel Duchamp, Marina Abramovic, Kim Kardashian et Mark Zuckerberg vantant les mérites d’une mystérieuse société, SPECTRE, qui permettrait de contrôler les données du monde. Le réalisme de ces vidéos truquées est bluffant, voire effrayant (le patron de Facebook/Meta nous demandant d’imaginer qu’un seul homme puisse contrôler toutes les données du monde n’étant pas si loin de la réalité), mais aussi piquant (l’artiste Abramovic nous confiant son obsession de la mort et espérant trouver dans SPECTRE un outil de savoir sur le futur, ou Marcel Duchamp, chantre du dadaïsme, vantant non pas l’esprit « dada », mais les « data »… les données). Postée en juin 2019 sur le compte Instagram de Posters, la vidéo devient rapidement virale et reçoit une couverture médiatique internationale. L’intention de l’artiste n’avait pas pour dessein de duper les internautes – la légende de son post Instagram indiquait clairement qu’il s’agissait d’un deepfake –, mais avait pour but d’alerter quant aux dérives potentielles des masses de données personnelles léguées aux géants du web.

Fig. 3. Bill Posters et Daniel Howe, Big Dada, 2019

© Bill Posters, Daniel How / vue de l’exposition à la Fondation EDF, Paris

Simulacres

« La photographie est un médium tellement flexible », déclare Bendiksen dans une interview à France Culture (Lagarde, 2021). Sa série, qui s’inscrit dans le contexte de la croissance des fake news et la génération d’images nous force à nous interroger (ou nous inquiéter) sur le régime des images générées par la machine sans que l’œil humain ne soit capable de distinguer le vrai du faux, c’est-à-dire sans la possibilité de mesurer si l’image qui comporte toutes les caractéristiques d’un portrait photographique constitue bien une prise de vue d’une personne réelle ou s’il s’agit d’une image intégralement construite par la machine sans aucun référent (voir à ce titre le site au nom révélateur : thispersondoesnotexist.com). Un monde des simulacres, décrit par Jean Baudrillard au début des années 1980 : « il s’agit d’une substitution au réel des signes du réel, c’est-à-dire d’une opération de dissuasion de tout processus réel par son double opératoire, machine signalétique métastable, programmatique, impeccable, qui offre tous les signes du réel et en court-circuite toutes les références » (Baudrillard, 1981, p. 11). Le réel s’évacuerait au profit des images générées par l’ordinateur. Demain, qui pourra/saura déterminer si celles-ci sont le fait de l’homme ou de la machine ?

 

Références

Baudrillard Jean, Simulacres et Simulation, Paris, éd. Galilée, 1981.

Chao Jade, « Interview de Jonas Bendiksen: The Book of Veles: How Jonas Bendiksen Hoodwinked the Photography Industry », Magnum Photos, 17 septembre 2021, https://www.magnumphotos.com/newsroom/society/book-veles-jonas-bendiksen-hoodwinked-photography-industry/

Goubet Fabien, « Deepfakes, des faux plus vrais que nature », Le Temps, 2021, https://www.letemps.ch/video/sciences/deepfakes-faux-plus-vrais-nature

Fontcuberta Joan, Le Baiser de Judas. Photographie et vérité, Arles, Actes Sud, [1996] 2005.

Lagarde Yann, « Comment le photoreporter Jonas Bendiksen a dupé le monde de la photo avec un faux reportage », France Culture, 11 octobre 2021, https://www.franceculture.fr/photographie/comment-le-photoreporter-jonas-bendiksen-a-dupe-le-monde-de-la-photo-avec-un-faux-reportage

Leroy Jean-François, Twitter, 20 septembre 2021, https://twitter.com/jf_leroy

Ohlheiser Abby, « This is how Facebook’s fake-news writers make money », The Washington Post, 18 novembre 2016, https://www.washingtonpost.com/news/the-intersect/wp/2016/11/18/this-is-how-the-internets-fake-news-writers-make-money/

Oxenham Simon, « ‘I was a Macedonian fake news writer’ », BBC, 29 mai 2019, https://www.bbc.com/future/article/20190528-i-was-a-macedonian-fake-news-writer

Turing Alan, « Computing Machinery and Intelligence », Mind, LIX (236), octobre 1950, pp. 433-460.

Sourire faussé et forcé : polémique autour d’une manipulation photographique

 

Faire sourire des victimes par manipulation numérique ? Un artiste irlandais, du nom de Matt Loughrey, a repris des photographies des victimes des Khmers rouges conservées au musée du génocide à Phnom Penh, capitale du Cambodge, qu’il a colorisées. Mais pas seulement, certains visages ont changé d’expression : ils sourient.

Polémique

Les portraits photographiques des condamnés de la prison de Tuo Sleng (S-21) avant leur exécution sont un témoignage glaçant du génocide commis par le régime de Pol Pot qui a fait 15’000 victimes. Les réactions ne se sont pas fait attendre lorsque le magazine Vice a publié le 9 avril dernier, un article portant sur le projet de Matt Loughrey qui a colorisé ces clichés et pour certains, en a changé l’attitude en les forçant à sourire. Sur Twitter, la femme politique cambodgienne Mu Sochua s’insurge d’une telle utilisation de la technologie pour « maquiller » les visages, « une grave insulte aux âmes des victimes du génocide » (Reuters, 12.04.2021). Le magazine retire l’article et s’excuse, publiant le 11 avril 2021 une déclaration selon laquelle l’interview de l’artiste, diffusée le 9 avril 2021 par Vice Asia, incluait des photographies « manipulées au-delà de la colorisation » (VICE editorial leadership, 11.04.2021), ce qui ne correspond pas aux « standards éditoriaux » du magazine : « Nous regrettons cette erreur et allons enquêter sur la façon dont cette défaillance du processus éditorial s’est produite » (fig. 1).

 

 

Fig. 1. Capture d’écran du « statement » de Vice publié en ligne le 11 avril 2021 (capture d’écran du 15.04.2021)

 

Revisite et manipulation

Matt Loughrey retouche des documents photographiques grâce aux outils numériques. D’autres démarches peuvent être citées : celle de l’artiste et publicitaire allemand Michael Schirner qui a, dans sa série BYE BYE (2006-2009), effacé sur ordinateur le contenu principal de plusieurs photographies devenues célèbres, pour la plupart des images d’événements marquants. Ainsi, par exemple, l’une des photographies révélées en 2004 des tortures et humiliations commises à la prison d’Abu Ghraib, montre un socle vide devant un mur sale, le prisonnier encagoulé ayant disparu de la scène. Ce geste d’effacement vise, selon Schirner, à « transformer la photographie journalistique » pour la revisiter dans le champ artistique (Schirner, s.d.). Un geste « iconoclaste » qui inviterait à s’interroger sur le savoir collectif et à réinvestir ces clichés ainsi vidés. La série du photographe américain Sandro Miller, Malkovitch, Malkovicth, Malkovitch : hommage aux maîtres de la photographie (dès 2013), recrée des dizaines de photographies ayant influencé Miller avec pour modèle l’acteur John Malkovitch se mettant dans la peau des différentes personnes portraiturées, de Che Guevara à Marylin Monroe. Ce redoublement, qui se présente comme un hommage, travaille les canons de l’histoire de la photographie autant qu’il renvoie au jeu d’acteur et peut-être à la tradition du tableau vivant.

Mémoire

Si les reprises d’images sont nombreuses dans l’art contemporain, si les variations d’après des œuvres antérieures font partie intégrante de l’histoire de l’art, c’est dans les écarts et les ruptures que s’exprime la portée du geste de la reprise. Car reprendre une image, la citer, l’imiter, la copier, la recycler, quel que soit le terme utilisé, implique la relation à l’original, invite à s’interroger sur la filiation entre l’image de référence et sa réinterprétation.

Je pense en particulier à l’œuvre de l’artiste français Pascal Convert qui, à la fin des années 1990, a repris des photographies de presse, dont celle du photojournaliste Georges Mérillon montrant un jeune Kosovar abattu lors d’une manifestation pour l’indépendance du Kosovo, pleuré sur son lit de mort par les femmes de son entourage familial (la légende de la photographie précise : « Nagafc, 29 janvier 1990. Veillée funèbre au Kosovo autour du corps de Nasimi Elshani, tué lors d’une manifestation pour l’indépendance du Kosovo »). Cette photographie, ainsi que d’autres à l’origine des sculptures de Convert, ont été interprétées comme des « pietà » ou des « lamentations » chrétiennes, mais je ne reviens pas ici sur ces questions d’esthétisation et de déplacement sémantique (et renvoie notamment à Beyaert-Geslin, 2006 ; Didi-Huberman 2009 ; Dietschy, 2016). A partir de la photographie prise par Mérillon, Pascal Convert a réalisé une sculpture en cire, sous forme de panneau de plus de deux mètres sur deux et de quarante centimètres d’épaisseur, qui redouble les gestes et attitudes du cliché. Les corps paraissent imprégnés dans le panneau en cire, une empreinte mémorielle de la scène, à laquelle seules les mains échappent, larges trous dans la matière venant souligner en creux les gestes des pleureuses (Pietà du Kosovo [sculpture inspirée de Veillée funèbre au Kosovo, photographie de Georges Mérillon, 1990], 1999-2000, fig. 2).

 

Fig. 2. A gauche, la photographie de Georges Mérillon, © Georges Mérillon ; à droite, une vue de la sculpture de Pascal Convert, © Pascal Convert. Avec l’aimable autorisation de l’artiste

 

Les modification apportées par Convert sont multiples : transformation de la technique (de la photographie à la sculpture,) du matériau (la sculpture est composée de cire, résine et cuivre), d’échelle (de dimension monumentale), de l’espace (de la bidimensionnalité à la tridimensionnalité), du lieu de présentation (de sa reproduction dans un journal à son installation dans un espace d’exposition) auxquelles s’ajoutent des modifications formelles (empreintes des corps ; absence de matérialité des mains).

Dans son ouvrage Ninfa Dolorosa sur les gestes de lamentation, le philosophe et historien de l’art français Georges Didi-Huberman revient sur la série de Convert qui place la douleur des drames immortalisés par la photographie dans la durée, faisant du « silence » de ses sculptures, une « image qui hurle, qui tempête, qui proteste devant nous » (Didi-Huberman, 2019, p. 8). Convert qui dit travailler par « exhumation », explique qu’il « essaie d’intervenir » : « je prends position, pour essayer de dire ce qui a été et ce qui est » (Convert in : Tillier, 2012 ; voir aussi Convert 2004). Il y a ainsi, à mon sens, un fossé entre le travail de mémoire que propose Convert et la manipulation opérée par Matt Loughrey qui contredit ce processus mémoriel.

Le musée du génocide Tuol Sleng à Phnom Pen montre à voir les clichés de la prison comme des témoignages essentiels et nécessaires des crimes du génocide, ils instruisent, documentent, alors que le détournement opéré par Matt Loughrey, qui force les victimes à sourire, ne permet aucunement de revoir ces portraits sous un jour qui permette d’en renouveler notre connaissance. Ce sourire forcé et faussé ne guérit pas non plus, comme le ferait le chirurgien sur des blessures de guerre, il n’apporte aucune réconciliation, pire, ce sourire nous fait mal. Et c’est bien là, je crois, le choc qui se produit face à cette manipulation de l’image, c’est dans les émotions qui s’expriment, de la douleur et de la peur des victimes transformées en sourires sereins et bon enfant qui provoquent en retour une forme de douleur chez le regardeur qui constate qu’un drame puisse être ainsi trafiqué et donc nié.

Sourire et oubli

Changer les émotions, forcer le sourire. Pourquoi ? Que veut dire l’artiste ? Sa retouche qui consiste à coloriser ces photographies et à modifier l’expression de certains visages exige de questionner ce geste dans ce qu’il fait dire à ces images ainsi manipulées. L’artiste défend que son geste avait pour dessein d’« humaniser » les portraits des victimes des Khmers rouges dans les années 1970 (Le Figaro, 12.04.2021). L’argument est peu convaincant : l’absence de sourire est-il donc synonyme d’absence d’humanité ? Ces sourires trafiqués n’ont rien de la portée militante de ceux, par exemple, des peintures de l’artiste chinois Yue Minjun qui a, à plusieurs reprises, proposé des variations d’après des chefs-d’œuvre de l’art occidental dans lesquelles ses figures – autoportraits démultipliés – replacent les protagonistes d’origine dans un nouveau cadre, celui de la Chine actuelle, les rejouent de manière grotesque et absurde. Ainsi, les mâchoires béantes des figures d’Execution (1995), dont le tableau est inspiré du Tres de mayo (1814) de Goya, ne discutent aucunement de l’événement historique dépeint par le peintre espagnol, puis réinterprété et re-contextualisé par Manet (L’Exécution de Maximilien, 1867) et Picasso (Massacre en Corée, 1951). Ces larges sourires peuvent être compris comme l’expression d’un « réalisme cynique », marque de dérision, voire d’autodérision (Yue Minjun, 2012). La transformation opérée par Matt Loughrey dénature quant à elle non seulement le document, mais propose aussi une vision de l’Histoire qui est déplacée, provoquant le choc qui s’est produit sur Twitter. Il n’y a pas, à mon sens, la volonté de relire ce drame pour mieux le comprendre, mais davantage une réécriture de l’Histoire par l’image (dont le sens m’échappe). Or, c’est précisément cela qui ne peut faire sourire et qui, à juste titre, fâche.

 

Références

Beyaert-Geslin Anne, « L’image ressassée: photo de presse et photo d’art », Communications et langages, n° 147, 2006, pp. 119‑135.

Convert Pascal, La Madone de Bentalha, film documentaire, 50 minutes, 2004, http://www.pascalconvert.fr/histoire/madone_de_Bentalha/madone_de_bentalha_film.html

Didi-Huberman Georges, « Image, événement, durée », in : Careri Giovanni, Lissarrague François, Schmitt Jean-Claude, Severi Carlo (dir.), Traditions et temporalités des images, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 2009, pp. 237‑249.

Didi-Huberman Georges, Ninfa Dolorosa. Essai sur la mémoire d’un geste, Paris, Gallimard, 2019.

Dietschy Nathalie, Le Christ au miroir de la photographie contemporaine, Neuchâtel, Alphil-Presses universitaires suisses, 2016, pp. 122-134.

Le Figaro/Reuters, « L’artiste Matt Loughrey accusé d’avoir trafiqué des photos de victimes des Khmers rouges », Le Figaro, 12.04.2021, https://www.lefigaro.fr/culture/l-artiste-matt-loughrey-accuse-d-avoir-trafique-des-photos-de-victimes-des-khmers-rouges-20210412

Reuters, « Smiling images of Khmers Rouge victims, by artist Matt Loughrey, taken down », Hindustan Times, 12.04.2021, https://www.hindustantimes.com/lifestyle/art-culture/smiling-images-of-khmer-rouge-victims-by-artist-matt-loughrey-taken-down-101618225467062.html

Schirner Michael, http://www.michael-schirner-bye-bye.de/site/page/byebye, s.d.

Tillier Bertrand, « La mémoire, l’histoire et la racine de l’immédiateté. Entretien avec Pascal Convert », Sociétés & Représentations, n°33, 1/2012, pp. 77-92, https://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2012-1-page-77.htm

VICE editorial leadership, « Editorial Statement Regarding Photographs of Khmer Rouge Victims », 11.04.2021, https://www.vice.com/en/article/epngbe/editorial-statement-regarding-photographs-of-khmer-rouge-victims

Yue Minjun : l’ombre du fou rire, cat. d’expo., Paris, Fondation Cartier pour l’art contemporain, 2012.

 

Art numérique, Beeple et le marché du NFT

 

Il aura fallu que le marché s’emballe pour que l’art numérique se place au centre de l’attention médiatique. Le 11 mars dernier, la maison de vente aux enchères Christie’s peut se targuer d’un sacré coup : une œuvre de l’artiste américain Beeple trouve preneur à 69,3 millions de dollars (fig. 1).

On se souvient d’autres affaires médiatiques récentes : le tableau de Banksy qui s’autodétruit sous les yeux du public médusé en 2018 lors d’une vente aux enchères chez Sotheby’s (prix : 1,042 million de livres avant sa destruction, par la suite maintenu), la banane scotchée au mur (intitulée Comedian) lors de la foire Art Basel à Miami en 2019, coup de l’artiste Maurizio Cattelan, vendue 120’000 dollars.

Cette fois, l’artiste n’y est pour rien ou presque. Et le marché ?

 

Fig. 1. L’œuvre de Beeple vendue chez Christie’s, 2021 (capture d’écran).

 

Un nouveau marché

« Marché de l’art chamboulé » (RTS, 12 mars 2021), « l’art numérique prend son envol » (Les Echos, 20.03.2021), « How Beeple Crashed the Art World » (New Yorker, 22.03.2021), la couverture médiatique de l’affaire porte sur les records de la vente et l’inattendue envolée de la valeur de l’œuvre numérique d’un artiste jusqu’ici méconnu du réseau de l’art – Mike Winkelmann de son vrai nom – artiste américain du Wisconsin –, mais suivi par de nombreux internautes sur les réseaux sociaux (près de deux millions de followers sur son compte Instagram avant la vente de Christie’s).

Bien loin du cercle fermé des artistes vivants sur le podium des meilleurs ventes (David Hockney, Jeff Koons), Beeple n’appartient pas au mouvement de l’art internet (ou net art), né au milieu des années 1990, dont les artistes principaux (Olia Lialina, Vuk Cosic, Alexei Shulgin, Heath Bunting, Jodi), portent leur intérêt sur le médium internet en pleine expansion à l’époque, explorant le langage du net (Olia Lialina), l’esthétique du code ASCII (Vuk Cosic) ou le glitch (Jodi). Ces net.artistes, qui élaborent leurs travaux en marge du système de l’art, sont parmi les pionniers à travailler internet comme un médium, à en sonder le fonctionnement, à en exploiter les potentiels artistiques. Les débats qui émergent à la suite de l’organisation d’une section de la Documenta X à Kassel, en 1997, réunissant des artistes dont les œuvres sont basées sur internet, présentées dans une salle particulière à la scénographie qui rappelait un bureau, isolées du reste des œuvres sélectionnées, témoignaient d’une première étape dans la reconnaissance de l’art basé sur internet, mais d’une forme d’incompréhension encore de ce courant par les institutions (Bosma, 2011).

Dans leur ouvrage de 2003, Edmond Couchot et Norbert Hillaire constatent le peu d’intérêt porté à l’art numérique par le marché (Couchot, Hillaire, 2003, p. 8). Les auteurs, citant Raymonde Moulin qui, dans son ouvrage Le marché de l’art. Mondialisation et nouvelles technologies (2000), décrit les valeurs principales sur lequel le marché de l’art repose – authenticité et originalité – observent la remise en question de ces principes hérités du XIXe siècle provoquée par l’art numérique. Les modes de distribution des œuvres et leur nature reproductible tendent à reconfigurer le marché. L’œuvre internet, dans les années 1990, se libère de sa matérialité pour se déployer en ligne, rompant ainsi avec l’espace traditionnel de la galerie et du marché, invitant à une interaction directe entre l’œuvre et le public qui y accède sans intermédiaire, rendant complexe sa mise sur le marché tout comme sa conservation (l’obsolescence rapide des technologies numériques posent de sérieux problèmes de pérennisation).

Si la génération actuelle renoue avec des formats matériels, celle-ci est inscrite dans un réseau institutionnel traditionnel. Ces artistes, dont les œuvres sondent la culture numérique pour en questionner l’influence (Aleksandra Domanovic, Oliver Laric, Cory Arcangel, etc.), proposent une réflexion souvent critique des nouvelles technologies (Trevor Paglen par exemple). Et Beeple ?

Revenir aux détails

Le discours médiatique ne s’attarde que peu sur l’œuvre elle-même, dont on mentionne la démarche – un dessin réalisé quotidiennement depuis le 1er mai 2007, postée en ligne sur son blog, puis sur ses comptes Twitter, Facebook et Instagram – formant un ensemble en mosaïque de 5000 images, mosaïque produite explicitement pour la vente de Christie’s (Chayka, 22.03.2021). Mais que nous dit ce journal visuel ? Qu’exprime-t-il du numérique, tant d’un point de vue technologique, qu’esthétique et culturel ? Si l’œuvre se donne à voir dans sa profusion iconique, elle n’en demeure pas moins composée d’images singulières, traces de l’évolution graphique de son auteur et récit visuel quotidien, sorte de journal, de commentaire au jour le jour.

On ne saurait trop recommander de relire Daniel Arasse qui a montré l’importance du détail (Arasse, 1992) au sein d’œuvres bien antérieures, dont l’effet d’abondance n’était en rien comparable avec ce qui s’affiche aujourd’hui, mais dont l’approche souligne l’importance des conditions du regard sur les œuvres. Un article du critique d’art Ben Davis, publié sur Artnet – plateforme sur internet dédiée au marché de l’art – invite à décortiquer l’ensemble, interrogeant les intentions de son auteur au sujet de certains dessins dont l’humour grossier laisse songeur et dont la teneur sexiste, homophobe et raciste interpelle (Davis, 17.03.2021 ; Waddoups, 22.03.2021). On peut en effet s’interroger sur la valeur (autre que spéculative) de cette œuvre. Si le protocole me paraît plutôt faible (une image produite chaque jour), dont l’aspect conceptuel ne peut se vanter d’être original (pensons à On Kawara ou à Roman Opalka), l’usage de la mosaïque ne l’est pas non plus (on se référera aux Googlegrams (2004-2006) de Joan Fontcuberta). Le canal de diffusion de l’œuvre n’est pas non plus historique (les artistes du net.art en sont des exemples antérieurs, et d’autres artistes me paraissent proposer des démarches plus fortes dans leur critique des canaux d’information et d’expression de soi : Petra Cortright ou Amalia Ulman pour ne citer que deux exemples). L’approche de Winckelmann se rapproche davantage de la satire (notamment politique au travers de compositions qui malmènent Hilary Clinton ou Donald Trump notamment). Par ailleurs, Winckelmann ne se présente pas comme un artiste, avoue son peu d’intérêt pour l’histoire de l’art et ne revendique aucun héritage artistique (Chayka, 22.03.2021).

Ainsi, il apparaît bien davantage que le record de cette vente soit plutôt le symptôme d’un marché en évolution que la trace d’une œuvre marquante de l’art numérique, dont on ne saurait résumer ici la variété et la richesse (allant des œuvres générées par ordinateur aux installations à la réalité virtuelle, en passant par la photographie, l’animation, la vidéo, les technologies d’impression 3D, etc. Voir : Paul, 2004; 2016).

Un article très fourni du New Yorker (Chayka, 22.03.2021) détaille le parcours de Winkelmann et la genèse de son arrivée sur le marché du N.F.T (non-fungible token ou jeton non fongible), technologie permettant l’authentification d’une œuvre en l’associant à un identifiant numérique unique infalsifiable. Apparus en 2017, les jetons non fongibles reposent sur la blockchain. Le NFT fonctionne selon les mêmes principes d’authenticité et de rareté que le marché traditionnel. Les acheteurs de Everydays : the First 5000 Days, révélés quelques jours après la vente, Vignesh Sundaresan (pseudonyme : Metakovan) et Anand Venkateswaran (pseudonyme : Twobadour), sont deux investisseurs indiens qui, par cet achat, visent à décentraliser le système de l’art et prouver que la domination occidentale du marché peut être renversée par de nouveaux acteurs (de couleur) (Matekovan, Twobadour, 18.03.2021 ; Davis, 19.03.2021). Ces derniers ont également des projets de subsides et d’espaces muséographiques virtuels dont le dessein est de proposer un nouveau modèle dédié à l’art numérique et au crypto-marché. Cette vente renouvelle le public intéressé à l’art en intégrant des amateurs de nouveaux horizons – collectionneurs ou investisseurs (Winckelmann désigne ses acheteurs par le terme d’« investisseurs », Chayka, 22.03.2021).

Et demain ?

Il faudra observer si cet emballement du marché virtuel s’accompagne d’une revalorisation marchande d’œuvres numériques ou basées sur internet d’artistes contemporains. Mais il me semble que ce coup marchand et médiatique, s’il s’inscrit dans un contexte d’offre et de la demande, assigne davantage de valeur au marché numérique qu’à l’œuvre elle-même dont les qualités me paraissent largement surestimées tant d’un point de vue esthétique qu’historique. Un record dans l’histoire du marché de l’art, qui redistribue les cartes, intègre de nouveaux acteurs, renouvelant les problématiques fondamentales du goût (Baxandall, 1985 ; Haskell, 1986), et du regard porté sur les œuvres. Ainsi, c’est à une appréciation dans le détail de l’œuvre et de ses composantes à laquelle j’aimerais inviter chacun-e, dans ce que cette œuvre dit, en tant qu’œuvre, de notre société numérique, mais aussi dans sa réception. Car si la banane scotchée par Cattelan provoquait les limites de l’objet artistique, sa portée transgressive peut être interrogée puisque celle-ci s’inscrit dans un système de l’art institutionnalisé, dans une foire d’art faisant autorité, exposée dans le stand d’une des galeries d’art contemporain les plus influentes (la galerie Perrotin), geste dès lors légitimé par le réseau qui le présente et le soutient (ou l’absout, les points de vue divergent…). Selon certain-e-s, c’est le marché qui fait l’œuvre. Ainsi Emmanuel Perrotin peut-il affirmer que la vente de Comedian a « complété » l’œuvre : « Une œuvre comme celle-là, si vous ne la vendez pas, ce n’est pas une œuvre d’art » (Casone, 04.12.2019).

 

Fig. 2. Adam Broomberg, Going. Full. time. 1, vendu sur SuperRare.com, 2021 (capture d’écran)

 

Si plusieurs objets culturels ont déjà été vendus sous la forme de NFT (le premier tweet du fondateur de Twitter, des extraits de vidéos de la NBA, des albums de musique, notamment le dernier album de Kings of Leon, etc.), d’autres artistes contemporains suivent le mouvement (Refik Anadol par exemple) et plus récemment Adam Broomberg, artiste contemporain à la renommée internationale qui met en vente, le 26 mars 2021, sur SuperRare.com, une œuvre réalisée en collaboration avec l’artiste informatique Isaac Schaal, utilisant l’Intelligence artificielle pour générer le portrait de l’activiste transgenre Gersande Spelsberg à partir d’une photographie prise par Broomberg avant son changement de sexe. Si cette œuvre animée (Going. Full. time. 1, format Mp.4, 0 :44 min., éd. 1 de 1, fig. 2) explore la génération d’images par algorithmes et les implications qui s’y rattachent en termes d’assignation de genre (et des stéréotypes qui s’y rapportent), cette mise en vente par un artiste issu du réseau traditionnel de l’art contemporain, marque l’intérêt de ce nouveau marché en plein essor qui dépasse largement le champ de l’art numérique et de ses adeptes.

 

Références

AFP/BR, « Une œuvre numérique vendue 69,3 millions de dollars, le marché de l’art chamboulé », RTS, 12 mars 2021, https://www.rts.ch/info/culture/arts-visuels/12039256-une-uvre-numerique-vendue-693-millions-de-dollars-le-marche-de-lart-chamboule.html

Arasse Daniel, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1992.

Baxandall Michael, L’Œil du Quattrocento : l’usage de la peinture dans l’Italie de la Renaissance, Paris, Gallimard, 1985.

Bosma Josephine, Nettitudes : Let’s Talk Net Art, Rotterdam, NAi Publishers, 2011.

Casone Sarah, « Maurizio Cattelan Is Taping Bananas to a Wall at Art Basel Miami Beach and Selling Them for $120’000 Each », Artnet.com, 4 décembre 2019, https://news.artnet.com/market/maurizio-cattelan-banana-art-basel-miami-beach-1722516

Chayka Kyle, « How Beeple Crashed the Art World », The New Yorker, 22.03.2021, https://www.newyorker.com/tech/annals-of-technology/how-beeple-crashed-the-art-world

Couchot Edmond, Hillaire Norbert, L’Art numérique, Paris, Flammarion, 2003.

Davis Ben, « I Looked Through All 5000 Images in Beeple’s $69 Million Magnum Opus. What I Found Isn’t So Pretty », Artnet.com, 17.03.2021, https://news.artnet.com/opinion/beeple-everydays-review-1951656

Davis Ben, « The Byers of the $69 Million Beeple Reveal Their True Identities – and Say the Purchase Was About Taking a Stand for People of Color », Artnet.com, 19.03.2021, https://news.artnet.com/art-world/beeple-buyers-metakovan-twobadour-1953418

Haskell Francis, La Norme et le caprice. Redécouvertes en art : aspects du goût, de la mode et de la collection en France et en Angleterre, 1789-1914, Paris, Flammarion, 1986.

Raymonde Moulin, Le marché de l’art. Mondialisation et nouvelles technologies, Paris, Flammarion, 2000.

Metakovan, Twobadour, « NFTs : The First 5000 Beeples », metapurser.substack.com, 18.03.2021, https://metapurser.substack.com/p/nfts-the-first-5000-beeples

Paul Christiane, L’Art numérique, Paris, Thames & Hudson, 2004.

Paul Christiane (ed.), A Companion to Digital Art, Hoboken, John Wiley & Sons Inc., 2016.

Robert Martine, « Grâce à la blockchain, l’art numérique prend son envol », Les Échos, 20.03.2021, https://www.lesechos.fr/industrie-services/services-conseils/grace-a-la-blockchain-lart-numerique-prend-son-envol-1300082

Waddoups Ryan, « Wait, Did Anyone Actually Look at Beeple’s Work ? », Surface, 22.03.2021, https://www.surfacemag.com/articles/beeple-crypto-artwork/

Beyonce et la Madone : retour sur une image déjà iconique

10 millions 800’000 « likes » et des poussières… C’est le nombre de cliques actuellement enregistrés sous le portrait mis en ligne sur le portail Instagram de la chanteuse américaine Beyoncé. La photographie a été publiée pour illustrer l’annonce de la grossesse de la star qui attend des jumeaux. Le cliché qui se classe en haut du podium des images les plus « likées » sur Instagram, est une image iconique, tant par son immense popularité que par la référence chrétienne qu’elle convoque. Retour sur ce portrait iconique.

© Beyonce Knowles/Awol Erizku

Iconographie mariale

Dans la photographie réalisée par Awol Erizku (1988), Beyoncé pose assise sur les genoux, fixant le spectateur dans une attitude digne et retenue, portant ses mains sur son ventre arrondi. Sous ses jambes et derrière elle, un décor floral fait figure de cadre devant un ciel bleu. Elle est vêtue d’une large culotte à volants bleu clair et d’un soutien-gorge violet, et porte un long voile vert transparent.

Le portrait de la star renvoie à l’iconographie mariale à plus d’un titre. Le voile qui couvre son visage rappelle celui de la Madone, les couleurs de ses sous-vêtements font référence au rouge et au bleu que porte traditionnellement la Vierge, symbole respectivement d’amour et de royauté.

 

Raphaël, La Visitation, ca. 1518, Musée du Prado, Madrid

Quant aux fleurs qui ornent la photographie, elles font allusion à la tradition iconographique de la Madone à la guirlande et au thème de l’hortus conclusus, le jardin clos parsemé de fleurs dans lequel se tient la Vierge, symbole de sa pureté.

Ecole de Jan Brueghel le Jeune, Vierge à l’Enfant dans une guirlande de fleurs, XVe siècle

 

«Beymaculate Conception»

Les médias ont rapidement fait le lien entre le portrait de la star enceinte et la représentation archétypale de la Vierge Marie (The Guardian, Vox, The Daily Mail).La Une du New York Post publie l’image avec le titre « BEYMACULATE CONCEPTION », jouant sur le surnom de la chanteuse « Bey » et l’Immaculée Conception (2 février 2017). La chanteuse a déjà utilisé l’iconographie chrétienne par le passé, notamment en rejouant la pietà dans son clip Mine de 2013. Elle s’est aussi présentée aux derniers Grammys en figure sacrée, mêlant déesse de la fertilité, Madone chrétienne et traditions africaines (voir l’article du Washington Post).

 

Iconographie chrétienne et culture pop

D’autres cas de réappropriation de l’iconographie chrétienne par la culture pop sont connus. Ce n’est pas la première fois qu’une star se représente en Christ, en Madone ou en saint. La chanteuse Diamanda Galás a posé en crucifiée sous l’objectif d’Annie Leibovitz en 1991. Les artistes français Pierre et Gilles ont fait posé de nombreuses célébrités en figures chrétiennes. L’Américain David LaChapelle a régulièrement photographié les stars en figures saintes (Madonna, Leonardo di Caprio, Moby, etc.). Sa Pietà (2006) montrant Courtney Love en Madone tenant un Christ mort d’une overdose illustre ce phénomène de déclinaison contemporaine d’une formule iconographique chrétienne reprise de la tradition (ici la célèbre Pietà de Michel-Ange) et interprétée dans le contexte contemporain et profane. C’est aussi à David LaChapelle que l’on doit le portrait de Kanye West, autre star afro-américaine comme Beyoncé, en Christ aux outrages (David LaChapelle pour qui Awol Erizku a travaillé, soit dit en passant).

© David LaChapelle, Pietà : Courtney Love, 2006

 

Scène du clip Mine qui fonctionne comme un tableau vivant rejouant la Pietà de Michel-Ange

 

Identification revendicatrice

Que penser de ce portrait de Beyonce en Madone ? L’histoire des représentations récentes peut nous renseigner sur les raisons d’une telle référence. En premier lieu, le portrait de Beyoncé enceinte à la manière d’une Madone à la guirlande, inscrit la photographie au sein de la longue tradition iconographique occidentale, de culture judéo-chrétienne, héritée des Grands Maîtres. Ce faisant, elle rend son portrait iconique en utilisant les codes visuels des chefs-d’œuvre de la culture. Mais surtout, et c’est là le principal intérêt de cette image, elle inscrit sa propre image, c’est-à-dire la femme noire, au sein de cette tradition. Elle n’est pas la première à opérer ce type de réappropriation militante : la photographe afro-américaine Renee Cox est une des figures majeures de ce type de réemploi revendicateur ; le peintre afro-américain Kehinde Wiley participe aussi de cette même démarche où des modèles afro-américains rejouent des tableaux célèbres de l’histoire de l’art.

 

© Kehinde Wiley, The Lamentation Over the Dead Christ (2008), inspiré du Christ mort (ca. 1480) de Mantegna

 

L’auteur du portrait de Beyoncé, Awol Erizku, a déjà opéré ce procédé de détournement de l’iconographie traditionnelle dans une visée militante. L’une des œuvres les plus connues de l’artiste américain d’origine éthiopienne est un pastiche de la Jeune fille à la perle (ca. 1665) de Vermeer où la jeune beauté est incarnée par une femme noire, réinterprétant ainsi les icônes de l’art occidental en insérant un autre modèle de beauté[1].

 

© Awol Erizku, The Girl with a Bamboo Earring, 2009

 

Beyoncé est connue pour s’engager pour la cause des Noirs aux Etats-Unis et pour les femmes. C’est d’ailleurs ainsi qu’un papier de Katie Edwards dans The Conversation l’interprète :

« Beyoncé’s beautiful re-appropriation of Virgin Mary iconography offers a biting critique of this supreme exemplar of feminine whiteness and the ideology that constructs and perpetuates it »[2].

Le portrait de Beyoncé en Madone révèle donc trois choses : en premier lieu, la force symbolique de l’iconographie chrétienne et sa capacité à être sans cesse renouvelée en dehors du champ religieux. En deuxième lieu, l’importance d’inscrire les minorités – incarnées par le corps de la chanteuse (et ce n’est pas pour rien qu’elle est en sous-vêtements) – au sein de l’iconographie traditionnelle, un usage militant qui vise à l’intégration. Enfin, la valorisation de la maternité, non sans peut-être faire allusion aux soupçons de fausse grossesse dont la star avait été victime pour son premier enfant[3]. La photographie jouerait alors son rôle d’évidence, de preuve que la star est bien enceinte et que précisément, il ne s’agit pas d’immaculée conception.

 

[1] D’autres clichés de Beyoncé la montrent enceinte en Vénus, renversant ainsi les canons occidentaux et imposant l’image de la mère comme un idéal de beauté à adorer.

[2] Katie Edwards, « How Beyoncé pregnancy pics challenge racist, religious and sexual stereotypes ». The Conversation, 5 février 2017,  http://theconversation.com/how-beyonce-pregnancy-pics-challenge-racist-religious-and-sexual-stereotypes-72429

[3] Sarah Anne Hughes,« The Beyonce baby bump conspiracy continues (Update) ». The Washington Post, 11 octobre 2011,  https://www.washingtonpost.com/blogs/celebritology/post/the-beyonce-baby-bump-conspiracy-continues-video/2011/10/10/gIQA2GdXcL_blog.html?tid=a_inl&utm_term=.8ba59f444aae