Faire sourire des victimes par manipulation numérique ? Un artiste irlandais, du nom de Matt Loughrey, a repris des photographies des victimes des Khmers rouges conservées au musée du génocide à Phnom Penh, capitale du Cambodge, qu’il a colorisées. Mais pas seulement, certains visages ont changé d’expression : ils sourient.
Polémique
Les portraits photographiques des condamnés de la prison de Tuo Sleng (S-21) avant leur exécution sont un témoignage glaçant du génocide commis par le régime de Pol Pot qui a fait 15’000 victimes. Les réactions ne se sont pas fait attendre lorsque le magazine Vice a publié le 9 avril dernier, un article portant sur le projet de Matt Loughrey qui a colorisé ces clichés et pour certains, en a changé l’attitude en les forçant à sourire. Sur Twitter, la femme politique cambodgienne Mu Sochua s’insurge d’une telle utilisation de la technologie pour « maquiller » les visages, « une grave insulte aux âmes des victimes du génocide » (Reuters, 12.04.2021). Le magazine retire l’article et s’excuse, publiant le 11 avril 2021 une déclaration selon laquelle l’interview de l’artiste, diffusée le 9 avril 2021 par Vice Asia, incluait des photographies « manipulées au-delà de la colorisation » (VICE editorial leadership, 11.04.2021), ce qui ne correspond pas aux « standards éditoriaux » du magazine : « Nous regrettons cette erreur et allons enquêter sur la façon dont cette défaillance du processus éditorial s’est produite » (fig. 1).
Fig. 1. Capture d’écran du « statement » de Vice publié en ligne le 11 avril 2021 (capture d’écran du 15.04.2021)
Revisite et manipulation
Matt Loughrey retouche des documents photographiques grâce aux outils numériques. D’autres démarches peuvent être citées : celle de l’artiste et publicitaire allemand Michael Schirner qui a, dans sa série BYE BYE (2006-2009), effacé sur ordinateur le contenu principal de plusieurs photographies devenues célèbres, pour la plupart des images d’événements marquants. Ainsi, par exemple, l’une des photographies révélées en 2004 des tortures et humiliations commises à la prison d’Abu Ghraib, montre un socle vide devant un mur sale, le prisonnier encagoulé ayant disparu de la scène. Ce geste d’effacement vise, selon Schirner, à « transformer la photographie journalistique » pour la revisiter dans le champ artistique (Schirner, s.d.). Un geste « iconoclaste » qui inviterait à s’interroger sur le savoir collectif et à réinvestir ces clichés ainsi vidés. La série du photographe américain Sandro Miller, Malkovitch, Malkovicth, Malkovitch : hommage aux maîtres de la photographie (dès 2013), recrée des dizaines de photographies ayant influencé Miller avec pour modèle l’acteur John Malkovitch se mettant dans la peau des différentes personnes portraiturées, de Che Guevara à Marylin Monroe. Ce redoublement, qui se présente comme un hommage, travaille les canons de l’histoire de la photographie autant qu’il renvoie au jeu d’acteur et peut-être à la tradition du tableau vivant.
Mémoire
Si les reprises d’images sont nombreuses dans l’art contemporain, si les variations d’après des œuvres antérieures font partie intégrante de l’histoire de l’art, c’est dans les écarts et les ruptures que s’exprime la portée du geste de la reprise. Car reprendre une image, la citer, l’imiter, la copier, la recycler, quel que soit le terme utilisé, implique la relation à l’original, invite à s’interroger sur la filiation entre l’image de référence et sa réinterprétation.
Je pense en particulier à l’œuvre de l’artiste français Pascal Convert qui, à la fin des années 1990, a repris des photographies de presse, dont celle du photojournaliste Georges Mérillon montrant un jeune Kosovar abattu lors d’une manifestation pour l’indépendance du Kosovo, pleuré sur son lit de mort par les femmes de son entourage familial (la légende de la photographie précise : « Nagafc, 29 janvier 1990. Veillée funèbre au Kosovo autour du corps de Nasimi Elshani, tué lors d’une manifestation pour l’indépendance du Kosovo »). Cette photographie, ainsi que d’autres à l’origine des sculptures de Convert, ont été interprétées comme des « pietà » ou des « lamentations » chrétiennes, mais je ne reviens pas ici sur ces questions d’esthétisation et de déplacement sémantique (et renvoie notamment à Beyaert-Geslin, 2006 ; Didi-Huberman 2009 ; Dietschy, 2016). A partir de la photographie prise par Mérillon, Pascal Convert a réalisé une sculpture en cire, sous forme de panneau de plus de deux mètres sur deux et de quarante centimètres d’épaisseur, qui redouble les gestes et attitudes du cliché. Les corps paraissent imprégnés dans le panneau en cire, une empreinte mémorielle de la scène, à laquelle seules les mains échappent, larges trous dans la matière venant souligner en creux les gestes des pleureuses (Pietà du Kosovo [sculpture inspirée de Veillée funèbre au Kosovo, photographie de Georges Mérillon, 1990], 1999-2000, fig. 2).
Fig. 2. A gauche, la photographie de Georges Mérillon, © Georges Mérillon ; à droite, une vue de la sculpture de Pascal Convert, © Pascal Convert. Avec l’aimable autorisation de l’artiste
Les modification apportées par Convert sont multiples : transformation de la technique (de la photographie à la sculpture,) du matériau (la sculpture est composée de cire, résine et cuivre), d’échelle (de dimension monumentale), de l’espace (de la bidimensionnalité à la tridimensionnalité), du lieu de présentation (de sa reproduction dans un journal à son installation dans un espace d’exposition) auxquelles s’ajoutent des modifications formelles (empreintes des corps ; absence de matérialité des mains).
Dans son ouvrage Ninfa Dolorosa sur les gestes de lamentation, le philosophe et historien de l’art français Georges Didi-Huberman revient sur la série de Convert qui place la douleur des drames immortalisés par la photographie dans la durée, faisant du « silence » de ses sculptures, une « image qui hurle, qui tempête, qui proteste devant nous » (Didi-Huberman, 2019, p. 8). Convert qui dit travailler par « exhumation », explique qu’il « essaie d’intervenir » : « je prends position, pour essayer de dire ce qui a été et ce qui est » (Convert in : Tillier, 2012 ; voir aussi Convert 2004). Il y a ainsi, à mon sens, un fossé entre le travail de mémoire que propose Convert et la manipulation opérée par Matt Loughrey qui contredit ce processus mémoriel.
Le musée du génocide Tuol Sleng à Phnom Pen montre à voir les clichés de la prison comme des témoignages essentiels et nécessaires des crimes du génocide, ils instruisent, documentent, alors que le détournement opéré par Matt Loughrey, qui force les victimes à sourire, ne permet aucunement de revoir ces portraits sous un jour qui permette d’en renouveler notre connaissance. Ce sourire forcé et faussé ne guérit pas non plus, comme le ferait le chirurgien sur des blessures de guerre, il n’apporte aucune réconciliation, pire, ce sourire nous fait mal. Et c’est bien là, je crois, le choc qui se produit face à cette manipulation de l’image, c’est dans les émotions qui s’expriment, de la douleur et de la peur des victimes transformées en sourires sereins et bon enfant qui provoquent en retour une forme de douleur chez le regardeur qui constate qu’un drame puisse être ainsi trafiqué et donc nié.
Sourire et oubli
Changer les émotions, forcer le sourire. Pourquoi ? Que veut dire l’artiste ? Sa retouche qui consiste à coloriser ces photographies et à modifier l’expression de certains visages exige de questionner ce geste dans ce qu’il fait dire à ces images ainsi manipulées. L’artiste défend que son geste avait pour dessein d’« humaniser » les portraits des victimes des Khmers rouges dans les années 1970 (Le Figaro, 12.04.2021). L’argument est peu convaincant : l’absence de sourire est-il donc synonyme d’absence d’humanité ? Ces sourires trafiqués n’ont rien de la portée militante de ceux, par exemple, des peintures de l’artiste chinois Yue Minjun qui a, à plusieurs reprises, proposé des variations d’après des chefs-d’œuvre de l’art occidental dans lesquelles ses figures – autoportraits démultipliés – replacent les protagonistes d’origine dans un nouveau cadre, celui de la Chine actuelle, les rejouent de manière grotesque et absurde. Ainsi, les mâchoires béantes des figures d’Execution (1995), dont le tableau est inspiré du Tres de mayo (1814) de Goya, ne discutent aucunement de l’événement historique dépeint par le peintre espagnol, puis réinterprété et re-contextualisé par Manet (L’Exécution de Maximilien, 1867) et Picasso (Massacre en Corée, 1951). Ces larges sourires peuvent être compris comme l’expression d’un « réalisme cynique », marque de dérision, voire d’autodérision (Yue Minjun, 2012). La transformation opérée par Matt Loughrey dénature quant à elle non seulement le document, mais propose aussi une vision de l’Histoire qui est déplacée, provoquant le choc qui s’est produit sur Twitter. Il n’y a pas, à mon sens, la volonté de relire ce drame pour mieux le comprendre, mais davantage une réécriture de l’Histoire par l’image (dont le sens m’échappe). Or, c’est précisément cela qui ne peut faire sourire et qui, à juste titre, fâche.
Références
Beyaert-Geslin Anne, « L’image ressassée: photo de presse et photo d’art », Communications et langages, n° 147, 2006, pp. 119‑135.
Convert Pascal, La Madone de Bentalha, film documentaire, 50 minutes, 2004, http://www.pascalconvert.fr/histoire/madone_de_Bentalha/madone_de_bentalha_film.html
Didi-Huberman Georges, « Image, événement, durée », in : Careri Giovanni, Lissarrague François, Schmitt Jean-Claude, Severi Carlo (dir.), Traditions et temporalités des images, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 2009, pp. 237‑249.
Didi-Huberman Georges, Ninfa Dolorosa. Essai sur la mémoire d’un geste, Paris, Gallimard, 2019.
Dietschy Nathalie, Le Christ au miroir de la photographie contemporaine, Neuchâtel, Alphil-Presses universitaires suisses, 2016, pp. 122-134.
Le Figaro/Reuters, « L’artiste Matt Loughrey accusé d’avoir trafiqué des photos de victimes des Khmers rouges », Le Figaro, 12.04.2021, https://www.lefigaro.fr/culture/l-artiste-matt-loughrey-accuse-d-avoir-trafique-des-photos-de-victimes-des-khmers-rouges-20210412
Reuters, « Smiling images of Khmers Rouge victims, by artist Matt Loughrey, taken down », Hindustan Times, 12.04.2021, https://www.hindustantimes.com/lifestyle/art-culture/smiling-images-of-khmer-rouge-victims-by-artist-matt-loughrey-taken-down-101618225467062.html
Schirner Michael, http://www.michael-schirner-bye-bye.de/site/page/byebye, s.d.
Tillier Bertrand, « La mémoire, l’histoire et la racine de l’immédiateté. Entretien avec Pascal Convert », Sociétés & Représentations, n°33, 1/2012, pp. 77-92, https://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2012-1-page-77.htm
VICE editorial leadership, « Editorial Statement Regarding Photographs of Khmer Rouge Victims », 11.04.2021, https://www.vice.com/en/article/epngbe/editorial-statement-regarding-photographs-of-khmer-rouge-victims
Yue Minjun : l’ombre du fou rire, cat. d’expo., Paris, Fondation Cartier pour l’art contemporain, 2012.
Dans ce scandale photographique, ce qui dérange, c’est le flou des motivations de l’artiste.
Je trouve ces photos dérangeante, non par manque de respect, mais parce que les photos montrent ce qu’aurait pu être la vie de ces personnes, une vie fait de petit bonheur. Alors qu’en fait, ils se trouvent dans l’antichambre de la mort.
L’horreur de ce génocide s’en trouve décuplée.
A comparaison, on voit cette forme d’approche dans certains film : De la violence brut sous une musique douce apaisante qui renforce l’horreur de la violence qui est entrain de se passer sur l’écran.
Pour revenir à ce génocide, la question à retenir est de savoir si le génocide dans son horreur avait besoin d’une amplification de l’horreur. Pour moi, c’est une question de temps. Lorsque les derniers témoins disparaîtront, alors peut-être, que ces photos renforceront l’horreur pour que le génocide ne soit pas devenu un “détail” de l’Histoire. Mais pour le moment, les témoins de ce drame n’ont pas besoin de ce type de rappel.
Bonjour, merci de votre commentaire. On aimerait effectivement en savoir davantage sur les motivations de l’artiste et le sens qu’il souhaitait donner à ses modifications. A mon avis, l’ajout d’une musique douce dans une scène de violence dans un film diffère de la retouche photographique. L’artiste a transformé des visages pour modifier leur expression, expression qui me semble déplacée dans le contexte historique de la prise de vue de ces portraits. Je reste très perplexe quant au sens qu’il a voulu donner. A suivre…
Au fait, Pol pot c’est 1,5 à 2 millions de victimes et non pas 15 mille ! excellent article qui impressionne sur tous ses angles. Faire sourire des victimes n’a qu’un seul objectif pour l’artiste; devenir célèbre selon le principe de faire parler de soi en bien ou en mal, peu importe.