Transidentité: l’impossible débat?

La question du changement de sexe ou de genre semble passer d’un tabou à l’autre. D’abord, et pendant longtemps, le sujet était inabordable à cause d’une morale qui interdisait tout écart à l’hétérosexualité et toute échappatoire au sexe de naissance. A notre époque, de ce qu’il paraît, il est devenu inabordable par excès contraire, les transactivistes voulant interdire tout discours s’écartant de leurs revendications. Cela alors que, somme toute, l’idée que l’on puisse changer de sexe – respectivement, de genre – a fait son chemin dans nos sociétés occidentales.

Peut-être un peu rapidement, pourrait-on dire, tant le débat n’a pas vraiment eu lieu, la permissivité nouvelle ayant souvent découlé d’un refus de discriminer aux accents pavloviens. Ce qui est en soi honorable, mais ne peut dispenser d’une réflexion approfondie sur les modalités d’un tel changement et ses implications sociétales et médicales.

Ça n’est d’ailleurs pas un hasard si le holà est venu du milieu médical, qui est le premier observateur du phénomène1. La Suède, qui avait été pionnière dans sa permissivité, a suspendu sa politique pour les mineurs suite à plusieurs constats2: l’augmentation importantes des demandes, la relative inefficacité à réduire le mal-être, l’écart important entre les « sexes de départ » (les jeunes filles souhaitant changer de sexe sont largement majoritaires), les effets secondaires et une augmentation de gens souhaitant revenir en arrière au bout de quelques mois ou années et la quasi-impossibilité de le faire.

En France3, le milieu médical s’inquiète également et, en Suisse, une tribune récemment publiée par Le Temps4 alerte sur la transition chez les mineurs.

De telles questions doivent être abordées avec sérieux et l’on se doit de tenir compte des constats d’expériences similaires dans d’autres pays. Cela pour éviter d’enclencher des processus irréversibles sans mesurer leurs possibles conséquences, positives comme négatives.

Mais voilà, les transactivistes refusent ne serait-ce que d’aborder ces questions, comme l’ont tristement illustré les deux récentes actions ayant empêché la tenue de débats publics à l’Université de Genève5. Manifestement, seule l’idéologie qu’ils professent a droit au chapitre et que l’on ne s’avise pas de s’en écarter, de la disputer, même de la discuter ou gare à ses fesses sur les réseaux sociaux. Peu avares de pétitions virtuelles et d’appels à l’interdiction professionnelle des critiques relégués à la condition de blasphémateurs, les meutes cybernétiques transactivistes ne s’embarrassent pas de grand chose et passent des écrans aux auditoriums universitaires.

On pourrait s’étonner que des gens si déterminés sur la toile soient si fébriles à l’idée que leurs revendications fassent l’objet de critiques et soient discutées dans l’agora. Après tout, quand on est sûr de soi, on affronte le débat sereinement, voire avec appétence, non?

Et pourtant, ils paraissent frappés d’une sévère “agônaphobie” (du agôn grec, la confrontation, le débat). Est-ce parce qu’ils doutent de la solidité de leurs arguments ou de leur capacité à les tenir face à une contradiction, comme le laisse entendre un sujet de la RTS6? Où est-ce par intégrisme idéologique, qui refuserait l’idée même qu’on ose discuter leurs revendications? Un mélange des deux? Le meilleur moyen de le savoir serait de justement pouvoir mener ces débats.

On m’objectera que si même des sketchs d’humoristes sont source de panique sur Twitter, c’est mal parti pour un débat de fond. A en croire son annonce de changement de politique interne réaffirmant son attachement à la liberté d’expression artistique7, Netflix avait anticipé les cris d’orfraie des activistes, tirant la leçon des remous autour du dernier “special” de Chappelle, avant de sortir celui de Ricky Gervais8.

Ce qui rappelle que le périmètre de la liberté d’expression est, de facto, celui de l’exercice de la démocratie, puisque celle-ci repose sur le débat public. Et que des décisions concernant des traitements médicaux administrés à des mineurs engagent la société toute entière. D’où la légitimité de débattre sans interdits, de telles décisions ne pouvant se prendre sur la seule crainte de tweets rageurs.

On saisit ainsi que l’auto-attribution d’un pronom ne peut suffire à régler ces questions, qui dépassent la seule dimension individuelle. En pointant d’ailleurs cet aspect, l’humoriste britannique Ricky Gervais ne verse pas dans la « transophobie » que la meute de twittos rageurs voudrait lui attribuer, mais aborde un élément central de la problématique: l’indifférenciation.

Cela parce que la définition – ou son absence – de ce qu’est une femme ou un homme n’est pas anodine et ne regarde pas uniquement celles et ceux qui voudraient opérer un changement de sexe, mais bien la société toute entière. Il est au demeurant paradoxal que cela puisse échapper à des activistes s’inscrivant dans un courant de pensée qui confère aux constructions sociales une origine sexuée ou genrée.

On pourrait même oser dire qu’au moment où les regards sont tournés vers la Cour Suprême américaine et le sort du droit à l’avortement9, sans même évoquer la loi scélérate adoptée il y a quelques jours en Oklahoma10, la question de la réalité du sexe biologique est plus d’actualité que jamais depuis un demi-siècle.

Car tout le monde voit bien que l’enjeu concret et direct de la maîtrise de son corps concerne en l’occurrence un sexe en particulier, du fait de sa capacité à engendrer la vie, celui de la femme au sens biologique.

C’est pourquoi il n’est pas possible de refuser de débattre de telles questions et qu’il est dangereux et illusoire de vouloir les trancher par la menace ou les pressions virtuelles ou réelles, c’est-à-dire en réduisant toute critique au silence. Ne serait-ce que parce qu’une telle stratégie ne peut qu’échouer, elle doit être abandonnée.

Il nous faut donc reprendre le chemin de la controverse et trouver ensemble un équilibre qui permette à chacune et chacun de vivre selon ses désirs, tout en évitant la négation de la condition féminine, de ce qui constitue une part importante de l’Histoire des femmes. En ce sens, vouloir régler les modalités de la transition de manière rationnelle, réfléchie et concertée n’a rien d’une phobie.

Et un tel chemin est forcément jalonné de cases « débat » car c’est ainsi que nous tranchons nos désaccords en démocratie et faisons, cas échéant, évoluer nos sociétés.

 

Illustration: portrait de Lili Elbe par Gerda Wegener