Eugène Ionesco, La cantatrice chauve
Comme toute crise, celle-ci aura agi en révélateur photo, montrant aux pouvoirs publics que la précarité matérielle, tant de fois décriée par les professionnels du domaine, était une réalité. On peut déplorer qu’il ait fallu une mise à l’arrêt du secteur et les nombreuses procédures d’indemnisation pour que cela devienne une préoccupation, mais mieux vaut tard que jamais.
Encore que, l’adage voulant que la route de l’enfer soit pavée de bonnes intentions ne sera pas démenti avec le cas de cette étude et de la tournure qu’a pris le débat à son sujet, qui crée un dangereux malentendu.
Paresse médiatique
Tout commence avec une dépêche de l’ATS. Comme son nom l’indique, le journaliste s’est dépêché de faire une pige sur un rapport de près de 100 pages… fatalement, le papier rate le cœur de l’étude (la précarité) pour se concentrer sur une de ses causes présumées: le système des arts de la scène – et ses compagnies indépendantes en premier – connaîtrait une “surchauffe”, mot pudique qui se traduit chez tout lecteur par “surproduction”. Parfaite amorce pour des débats animés: Voilà qu’après avoir été considérés “non-essentiels”, les acteurs culturels seraient trop ou, à tout le moins, trop productifs. Et nombre de médias de suivre la même ligne4. A l’aube de l’été, souvent morne en actualités, belle aubaine. Au point de faire interrompre sa fraîche retraite à un ancien red en chef pour ressasser des lieux communs5.
Tout cela sans qu’aucun ne prenne véritablement la peine de lire l’étude en entier au préalable, évidemment, ni même d’interroger les principaux concernés. Preuve en est l’absence totale de représentant-e-s de la scène indépendante dans les quelques débats occasionnés.
Ce qui devait arriver arriva et le directeur d’une institution au budget confortable de tenir un discours aussi fallacieux qu’outrancier sur une télé régionale6 en accusant les Cies indépendantes de concurrence déloyale. Cela pourrait prêter à rire tellement le grief est hors-sol (on rappellera que la notion toute libérale de concurrence libre et non-faussée interdit l’action de l’Etat… alors que son institution n’existe que grâce à la manne publique, ce qui en fait l’exemple-type de la concurrence déloyale au sens de l’Ecole de Chicago!), mais le risque demeure que cette intervention ancre une perception biaisée de l’étude dans le débat public.
Pour faire bonne mesure, la RTS emboîte le pas7 et c’est une autre direction d’institution qui met en garde face à la recommandation de l’auteur de l’étude d’augmenter le soutien aux Cies indépendantes, au prétexte que de telles augmentations se feraient “au détriment des institutions” dont le budget stagne et qui s’affaibliraient. Quand on sait que l’institution que cette personne dirige soiffe à elle seule 40% du budget cantonal dévolu aux arts de la scène8, ça ne manque pas de sel!
Pauvres riches et salauds de pauvres
Ces trois points peuvent expliquer pourquoi certaines directions ont préféré dégainer en premier, défendant leurs prés carrés face aux précaires.

Des angles morts pourtant cruciaux
Quand la même étude indique que 59% de la production romande est réalisée à Lausanne ou Genève, on comprend aisément que personne ne peut vivre dans ces villes avec 2’700 francs. L’écart est donc comblé par les indemnités chômage. En oblitérant cet apport capital, c’est tout bonnement le statut d’intermittent qui est omis par l’étude. Une omission lourde de conséquences car elle conduit à faire peser des soupçons de sous-enchère salariale totalement infondés sur les Cies indépendantes.
Pour donner un exemple, aux chiffres connus, dans le Canton de Neuchâtel9, le budget global dévolu aux arts de la scène est de 1.2 millions de francs. Sur lesquels 976’000 francs vont aux institutions (3), festivals (4), compagnies conventionnées (4) et à la Corodis, quand 126’000 francs seulement vont aux projets des Cies indépendantes10. En gros, 80% contre 10% et ces minces dix pour-cents seraient “concurrence déloyale” et existeraient au détriment des institutions? Quelle mauvaise blague!
De la même manière, si l’étude mentionne bien que le mode de soutien public joue un rôle dans le foisonnement de projets, cet aspect est trop peu développé. Il est en effet souligné que les pouvoirs publics soutenant quasi exclusivement la production pure d’un spectacle, les compagnies sont amenées à chercher à produire le plus possible pour vivre. Cela parce que ni le nécessaire travail de recherche, ni celui des reprises ou de l’élaboration de tournées n’est vraiment soutenu. Si l’on complète cette donnée par le fait que les temps de jeu se réduisent, on voit bien que ce système ne peut conduire qu’à la « surchauffe » mentionnée. Elle est un effet et non la cause de la précarité.
Pour saisir d’où elle provient, il faut impérativement ajouter le volet des montants à disposition des compagnies indépendantes et les mettre en rapport avec ceux consacrés aux institutions et avec les emplois créés. C’est à leur lecture que l’on comprend que la précarité matérielle est inévitable: à moyens constants pour soutenir de plus en plus de projets, les soutiens se réduisent comme peau de chagrin. C’est cela qui conduit les Cies à produire d’autant plus pour assurer leur survie et la boucle de la “surchauffe” est bouclée.
L’étude est également borgne sur deux aspects d’importance. Le nombre de travailleurs et le public.
et même comme cause de celle-ci. Outre qu’il est particulier et rare de lire une étude socio-économique aborder l’augmentation de l’emploi avec perplexité, on voit que cette seule donnée est borgne si elle n’est pas reliée au nombre effectif de travailleurs derrière ces emplois.
Parce que, restons sérieux, si la conclusion devait être qu’il y a trop de travailleurs dans le domaine, alors deux mesures absentes du rapport devraient être prises sur le champ: fermer la haute école de théâtre, la Manufacture, qui met des dizaines de nouveaux travailleurs sur le marché volée après volée. Et il restera encore la seconde, à savoir déterminer qui ira dire à des personnes ayant 10, 15, 20 ou 30 ans de métier qu’il faut se reconvertir. Et sur quels critères?
D’ailleurs, si l’étude avait des éléments sur les travailleurs du domaine, il serait intéressant de voir le nombre d’abandons dans les 5 à 10 ans suivant l’entrée dans le métier. Un métier merveilleux, mais aussi dur moralement et matériellement. Comme en témoignent les Cahiers noirs de l’intermittence11, publiés il y a 10 ans – démontrant que le problème ne date pas d’hier ni de l’augmentation des emplois pointée par l’étude.
Réinventer… la roue
Avec de telles lacunes, l’étude échoue fatalement à proposer des solutions portant en elles une amélioration concrète de la situation matérielle des travailleurs des arts de la scène.
Ainsi est-il proposé de multiplier les contrôles. Outre que cela crée une suspicion généralisée sur les employeurs indépendants, une telle mesure est superflue en diable: le soutien au projet obligeant à rendre des comptes à chaque dépôt de dossier. Le contrôle est donc déjà permanent. Une des raisons de cette volonté de contrôle est le deuxième pilier, auquel il serait demandé de cotiser dès le premier franc (comme cela est exigé à Genève). Seulement voilà, cette mesure est inopérante de l’avis même de la caisse de pension concernée (Artes&Comoedia) qui a bien dû constater que les montants cotisés sont si faibles que rares sont les rentes en découlant, la plupart des assurés encaissant un capital au moment de la retraite. Cela parce que les salaires sont trop rares et/ou trop bas. On ne peut donc détacher la question de la prévoyance de celle des salaires. Ce qui nous ramène aux montants des soutiens publics.
Il en va de même pour ce qui regarde l’adoption d’une charte, qui ne mange certes pas de foin, mais qui a déjà existé au début des années 2000, sous l’égide de BASIS (défunt Bureau des arts de la scène et des indépendants du spectacle), qui l’avait édictée pour créer un rapport de confiance avec les soutiens publics. Sans que cela ait été suivi d’effets concrets de leur côté. La même association réclamait d’ailleurs déjà des soutiens dans la durée pour les Cies indépendantes. Rien de nouveau en coulisses, donc.
Ces éléments ont d’ailleurs été évoqués dans une récente tribune du Syndicat suisse romand du spectacle (SSRS) parue dans Le Temps12.
Sans augmentation de moyens, viendra alors la tentation d’une sélection élitaire ou à l’audimat. Mais comme elle ne fera pas disparaître par magie les personnes déjà actives dans le domaine, elle se traduira donc par un transfert de charges du chômage à l’aide sociale pour les “déclassés” (et dont les cantons ne sortiront pas gagnants) et par la violence sociale qu’une telle option contient en elle. Sans parler de l’appauvrissement d’une offre culturelle qui perdra de sa diversité, comme en témoignent les réactions à Bienne face à la volonté de l’exécutif de diminuer de moitié l’enveloppe dédiée aux soutiens aux projets13.
Alors, que les augustes membres de la CDAC entendent cette vérité de La Palisse: pour résoudre le problème de la précarité, il va falloir bourses délier! Comme le disait Jean Vilar: “L’art n’a pas de prix, il a un coût.”
Illustration: photographie d’un théâtre abandonné, Buffalo, État de New York, USA.
- Commission romande de diffusion des spectacles www.corodis.ch
- https://drive.switch.ch/index.php/s/bWJRY97xBwtg37A
- Conférence des chefs de service et délégués aux affaires culturelles https://www.ciip.ch/La-CIIP/Organisation/Conferences-de-chefs-de-service/CDAC
- https://www.laliberte.ch/news/suisse/une-suroffre-artistique-650852 ou https://www.lenouvelliste.ch/suisse/arts-de-la-scene-une-suroffre-entraine-une-precarisation-des-artistes-1193878 entre autres articles
- https://www.letemps.ch/opinions/suisse-romande-y-spectacles
- https://www.lemanbleu.ch/fr/Emissions/98175-Geneve-a-Chaud.html
- https://www.rts.ch/info/culture/spectacles/13222982-ralentir-pour-mieux-lutter-contre-la-precarite-dans-les-arts-de-la-scene.html
- Panorama, page 8, ligne TPR https://www.ne.ch/autorites/DESC/SCNE/Documents/PANORAMA_2019-2020.pdf
- Idem
- Idem. En 2019, on voit que 20 projets ont été soutenus via cette enveloppe. Cela représente une moyenne de 6’300 francs par projet. Soit à peine plus que le coût d’un mois de travail au minimum syndical SSRS-UTR, cotisations comprises.
- https://lecourrier.ch/2011/11/29/le-cahier-noir-qui-fait-mal/?
- https://www.letemps.ch/opinions/arts-spectacle-quils-mangent-brioche?
- https://www.grrif.ch/articles/bienne-met-sa-culture-au-regime-la-comedienne-pascale-gudel-monte-au-front/?