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L’enseignement de l’informatique à l’école

Illustration : Nelly Damas pour Foliosophy

On attend de l’école qu’elle rende deux services : qu’elle transmette la culture, les connaissances et les compétences fondamentales reconnues et, plus nettement depuis le début du 20e siècle, qu’elle prépare les futurs adultes à un monde en changement. 

Premier rôle de l’école : transmettre les fondamentaux

La première exigence, dont on comprend aisément les composantes (lire, écrire, compter, étudier les langages ainsi que les différentes disciplines élaborées au fil du temps) souffre aujourd’hui d’une inflation qui devrait nous obliger à procéder à des choix idéologiques, politiques, philosophiques de ce que nous estimons être les fondamentaux, sauf à accepter le risque, bien réel, d’un morcellement des savoirs, pulvérisés jusqu’au non-sens : il y a des limites au nombre d’heures d’apprentissage des élèves, des limites au nombre de disciplines enseignées si on tient à défendre un cursus suffisamment approfondi pour former véritablement, c’est-à-dire pour donner une véritable forme à l’esprit et à la personnalité des élèves. Passé une certaine quantité de sujets et de matières, le papillonnage et la superficialité sont inévitables, l’approximation reine, et l’ennui des élèves – qui pourrait s’en étonner ? – souverain. 

Deuxième rôle de l’école : préparer au monde qui change

La deuxième exigence de la formation, celle de la préparation des élèves à un monde en mutation, outre qu’elle butte sur la première difficulté énoncée, parce qu’elle charge encore davantage la barque dont la perspective même d’un allégement fait frémir (comment se mettre d’accord sur ce qui est à garder et ce qui est à jeter ? Il n’y a pas de Marie Kondo de l’éducation) oblige l’école à inverser sa perspective : elle doit sortir de la logique de transmission de ce qui est connu (de ce que l’institution a toujours su gérer, de ce que les professeurs maîtrisent, de ce pour quoi ils ont été formés) pour se montrer plus prospective, plus inventive, plus visionnaire. 

En clair, l’école, installée dans la tradition, devrait assurer la transmission de ce qui ne change pas et, en avance sur son temps, augurer des savoirs nouveaux, assortis des pédagogies adéquates. 

Les possibilités de bagarres entre ces deux pôles sont innombrables et permettent à ceux qui considèrent que ce n’est “pas le rôle de l’école” de suivre les modes/préparer à la nouveauté/préparer les élèves au monde professionnel/faire d’eux la main d’œuvre docile d’un capitalisme aveugle et, de l’autre côté, permettent à ceux qui dénoncent le passéisme d’une école qui n’a connu aucune modernisation depuis qu’elle existe (contrairement à l’hôpital, à l’usine, à la prison), d’en découdre jusqu’à plus soif. Il suffit d’écouter, aux prises, les nostalgiques d’anciens internats réputés et les conspués pédago(go)gues pour constater que le débat, déjà à ce stade, peut ne pas avoir de fin. 

Le numérique à l’école fait débat 

L’avènement de l’informatique, la numérisation galopante de nos sociétés et le bouleversement épistémologique et sociétal qui en découlent viennent ébranler plus avant l’équilibre fragile que l’institution scolaire a réussi, tant bien que mal, à maintenir, au fil du temps, entre l’enseignement des savoirs fondamentaux et l’ouverture au monde contemporain. L’école à distance forcée par un virus et improvisée des derniers mois en est un épisode. Et les nostalgiques d’une formation humaniste de s’époumoner à répéter que ce n’est pas le rôle de l’école d’introduire l’informatique dans les classes – déjà que les élèves passent l’essentiel de leur temps libre (ou pas libre) sur les écrans – tandis que les tenants d’une école qui préparerait au monde de demain déplorent le retard pris dans la maîtrise des fondamentaux de l’ère numérique par les élèves, compétences incontournables dans le monde d’aujourd’hui. 

Comment l’école doit-elle prendre en compte l’ère du numérique ? Qu’est-ce qui, de la science informatique doit-être enseigné ? Quels outils de la prodigieuse panoplie mise à disposition sont susceptibles de ré-interroger la pédagogie ? Quelle est l’envergure du changement de paradigme (pour une fois qu’on peut sans abus employer cette expression) dans nos manières de vivre, de penser, d’organiser, d’agir ? Quelle place donner à ce triple socle – science, panoplie d’outils, changement épistémique – de l’informatique dans nos écoles ? 

L’avènement des métiers à tisser et de la machine à vapeur a bouleversé les modes de production et ouvert l’industrialisation, celle de l’électricité a accéléré nos vies. L’ère de l’informatique, elle, enrichit la réalité à laquelle nous étions accoutumés (la réalité augmentée), bouleverse la logique scientifique (la corrélation, par le biais du big data, détrône partiellement le sacro-saint rapport de cause à effet), la progression des possibilités des machines commence à leur appartenir (apprentissage profond ou deep learning). L’informatique est venue s’immiscer dans toutes les disciplines, gommant partiellement leurs frontières, mettant en cause la légitimité des silos disciplinaires. 

Or, ce qui frappe dans la plupart des débats sur ce que l’école doit faire de l’informatique est que ceux et celles qui sont invités sur les plateaux de télévision passent sans crier gare d’une des dimensions de l’informatique à une autre, obscurcissant le débat : dire que l’évolution de la société exige qu’on forme les élèves à l’informatique ne légitime pas, par soi, l’achat de milliers de tablettes numériques, pas plus que la défense des humanités, des langues anciennes et de la culture qui leur est attachée n’implique in petto que l’école doive exclure les écrans. Les postures et les arguments sont glissants, meubles, changeants, au sein d’un même débat, semblant souvent reporter sine die toute possibilité de prémisses partagées sans lesquelles aucun débat n’est pourtant envisageable. 

Se demander comment introduire l’informatique (et laquelle) à l’école, c’est demander ce que l’école doit être, c’est se demander ce qu’elle est essentiellement. 

Créer une communauté scientifique et pédagogique

Ce qui ne devrait pas être ignoré, ce qui devrait être réalisé dans les meilleurs délais, puisque l’informatique transforme la société dans son ensemble et sous toutes les latitudes, devrait consister, enfin, à établir une communauté scientifique et pédagogique qui rende possible la réflexion et le partage sur ces questions : comment aborde-t-on l’informatique en Angleterre ? A quel âge en Suède ? Son enseignement traverse-t-il toutes les disciplines en Corée ? Tous les enseignants reçoivent-ils une formation de base au Japon ? Sont-ils tous au fait des possibilités de l’informatique dans leurs disciplines ? Juge-t-on pédagogique de conserver le modèle d’enseignement par disciplines en Finlande ? Où en est la Belgique sur ces questions aujourd’hui ? Pourquoi le canton de Berne a-t-il banni Linux des écoles ? Que le gymnase de la Broye soit cité depuis plus de dix ans comme la référence unique en la matière dans nos régions laisse pour le moins songeur. 

Des groupes de réflexion interdisciplinaires, inter-facultaires, inter-institutionnels doivent se mettre en place et remuer les questions à poser : faut-il sensibiliser à l’algorithmique dès le plus jeune âge ? Mettre des tablettes entre les petites mains ? Pourquoi entre des plus grandes ? En quoi l’apprentissage d’une langue étrangère peut-il être facilité par les outils numériques ? Jusqu’où la lecture de texte sur écran fait-elle sens ?  Y a-t-il un âge après lequel il devient impossible d’apprendre certains éléments essentiels ? Y a-t-il une épistémologie nouvelle due à l’émergence de l’informatique ? Les humanités numériques peuvent-elles proposer plus que la numérisation des textes anciens et des œuvres d’art ? Les sciences humaines peuvent-elles connaître un renouveau grâce à l’informatique ? Pourquoi les parents des élèves des écoles de la Silicon Valley préconisent-ils l’absence totale d’écrans dans les petites classes ? Comment guider les plus jeunes vers l’utilisation intelligente de l’informatique au-delà d’une utilisation souvent essentiellement divertissante si ce n’est abrutissante ? En quoi l’informatique rend-elle plus autonome ? Est-il encore sensé de ne mettre que 24 élèves dans des salles où un cours est donné de manière exclusivement frontale alors que l’enseignement par des personnalités au talent oratoire de premier ordre pourrait, par l’entremise de cours en ligne, ne pas être réservé à une poignée de collégiens privilégiés ? Comment utiliser les canaux de concertation entre les cantons et la Confédération pour assurer le va-et-vient pédagogique et démocratique et faire avancer sans renoncer à l’essentiel ? 

L’école, c’est avant tout les enseignants

Une autre étape sur laquelle de nombreuses instances demeurent étonnamment muettes concerne la formation des enseignants. Fait-on vraiment mine d’ignorer que l’école, c’est d’abord et avant tout son corps enseignant ? Or, s’il est vrai que l’informatique a une incidence sur toutes les disciplines et sur le fonctionnement de la société, pourquoi continuer à considérer qu’elle est une discipline pour elle-même et que seuls des enseignants spécialisés (des maîtres d’informatique, nécessairement recrutés parmi les mathématiciens et les enseignants de science) doivent ouvrir à cet enseignement ? Ne pas se saisir de cette question en premier lieu c’est, à coup sûr, prendre des décennies de retard, mettre la charrue avant les bœufs. L’enseignement universitaire, qui forme les futurs enseignants dans leurs disciplines puis les mêmes dans leur cursus pédagogique, doit apporter des réponses à cette question, assumer cette responsabilité, faire le job. S’il y a un bout par lequel commencer, dans ce cercle permanent des enseignants et des enseignés, c’est par les premiers. 

On saura ensuite s’il faut acheter des tablettes numériques dans les petites classes et combien, batailler pour connaître le nombre d’heures d’enseignement qui seraient effectivement nécessaires dans le secondaire supérieur, et se pencher sur la confection des programmes qu’on espère ne pas seulement constituer ceux d’une discipline scientifique supplémentaire… 

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