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Le coronavirus nous rappelle que l’utilitarisme est un système moral

Illustration : Nelly Damas pour Foliosophy

Un malentendu terminologique

Prenez le mot “utilitariste”. 

Glissez-le dans n’importe quelle phrase.  

Y a-t-il un espoir que, dans son acception courante, le mot évoque quoi que ce soit de positif ?  

Voyons : 

” Il a une vision très utilitariste de la situation.” 

Ce qu’on tire comme impression d’une telle déclaration est que, ou bien le “il” dont il est question reste au ras des pâquerettes (et dans le meilleur des cas, “utilitariste” pourrait presque voisiner le “pragmatique”, terme mieux loti dans nos jugements), ou bien

on parle d’un manipulateur qui ne recule devant rien pour préserver son intérêt, pousser son avantage, augmenter son profit. Une posture éminemment immorale qu’on ressent comme très éloignée de toute disposition pour la solidarité et les préoccupations humanistes ou environnementales.  

Dans son acception courante, celui qui a une vision “utilitariste”, ne fait qu’”utiliser” les choses, la nature, les gens et ce qu’il vise n’est “utile” qu’à lui-même. Le terme ouvre un champ sémantique dans lequel on est sûr de retrouver, main dans la main, le néo-libéralisme et le capitalisme destructeur.  

Les efforts pour sortir de la crise du coronavirus sont là pour nous rappeler que l’utilitarisme est un système moral

Manifestement, le terme, mal compris depuis ses origines, n’a pas été très bien choisi. Ce serait dommage toutefois d’ignorer qu’il a été forgé pour désigner un système moral. D’ailleurs, la variété des efforts pour sortir de la crise du coronavirus est là pour nous le rappeler. 

“Quoi qu’il en coûte” : un idéalisme moral ?

Lorsqu’on dit que ce qui importe avant tout “c’est la vie des citoyens, on se tient dans un modèle qui est celui d’un idéalisme moral. « Quoi qu’il en coûte », dirait notre voisin président, nous sauverons toutes les vies possibles. Puisque chacun d’entre nous peut vouloir défendre l’idée que “sauver des vies” devienne le guide de notre action, nous sauverons toutes les vies que nous pourrons sauver, quoi qu’il advienne. On en comprend toute la force et on adhère à l’argument : si nous devions créer un monde idéal, nous ne pourrions pas vouloir que perdre des vies devienne une règle. 

Cet idéalisme moral, incarné superlativement par Kant et son impératif catégorique, est entré en compétition, au fil des semaines de confinement, avec un autre système moral, l’utilitarisme, injustement décrié. 

L’utilitarisme ou le bonheur du plus grand nombre

Le terme “Utilitarianism” a été utilisé pour la première fois par Jeremy Bentham vers 1800, dans son “Introduction aux principes de morale et de législation”, ouvrage qui a sonné le coup d’envoi de la réforme du droit anglais. “Un penseur subversif, critique, qui a donné une voix à ceux qui estimaient les institutions du pays inadaptées aux besoins de la population et qui n’osaient pas le dire” dira de lui, John Stuart Mill, son successeur dans l’élaboration raisonnée de la philosophie utilitariste. Le terme “utilitarisme” a toujours connu une réception difficile de la part du public. Il était pourtant fondé sur l’idée que le plaisir et le déplaisir que nous éprouvons dans nos vies sont les meilleurs indicateurs de ce qui est bon pour nous et nous rend heureux. ”Le plus grand bonheur du plus grand nombre” devient donc, dès Bentham, le critère du modèle utilitariste. Il n’est pas “idéaliste” au sens où il ne considère pas que l’action morale doit se conformer à un idéal de conscience. Il est conséquentialiste, au sens où viser le bonheur maximum du plus grand nombre ne peut être que le fruit d’un calcul entre les avantages et les inconvénients, à soupeser, pour parvenir au résultat visé, soit le maximum de bonheur pour le maximum de personnes possible.  

Calculer le bonheur

Ce concept de “felicific calculus” n’est sans doute pas pour rien dans les attaques portées contre Bentham, pour une part identique à celles qu’un Epicure, utilitariste avant l’heure, avait eu à supporter. Si le plaisir et l’absence de douleur sont les critères du bonheur, c’est-à-dire de la moralité, on a affaire là à une philosophie pour les porcs, jugeaient les détracteurs, une philosophie pour ceux qui jamais ne s’élèveront au-dessus des “plaisirs vils et bas comme ceux de la chair”. C’est juger un peu vite la pensée d’Epicure et celle de Bentham, laquelle prend en compte le bonheur de la collectivité. De toute façon, il n’est jamais question, selon lui, que de bonheur dans nos actions, malgré l’arsenal des arguments moraux et des stratégies d’auto-justification que nous sommes capables d’inventer pour masquer nos appétits. Les pages de son Introduction sont, à cet égard, d’une drôlerie qui pourrait inspirer les humoristes contemporains pour leur one on stage. Qu’on en juge : 

L’un dit qu’il possède un moyen tout prêt de savoir ce qui est bien (right) et ce qui est mal (wrong), et l’appelle son “sens moral”. Il se met alors tranquillement à l’ouvrage et nous informe que telle chose est bonne et telle autre mauvaise. Pourquoi ? “ Parce que mon sens moral me le dit”.”

Un autre se présente qui modifie l’expression en abandonnant “moral” pour le remplacer par “commun” (…) le procédé est supérieur au précédent. Un sens moral étant quelque chose de nouveau, un homme peut passer un certain temps à le chercher sans succès (…). Mais un sens commun est aussi vieux que la création (…)

Il en est un troisième qui, pour ce qui est d’un sens moral, est bien incapable d’en percevoir l’existence. Mais il est sûr d’être en possession d’un entendement, qui fera aussi bien l’affaire (…) Et si l’entendement de certains diffère du sien sur tel ou tel point, tant pis pour eux, leur entendement est forcément défectueux ou corrompu.”

Suit le cortège des autres concepts flous, selon Bentham, pour juger de ce qui est bien ou mal comme “la règle immuable et éternelle du bien, l’ordre véritable des choses, la loi de la nature, la loi de la raison, la justice naturelle, etc.” 

Le calcul “félicifique” de Bentham se réalise selon des critères, au nombre de sept, qui prennent en compte :  

La durée : un plaisir long et durable est plus utile (=rend plus heureux) qu’un plaisir passager

L’intensité : un plaisir intense est plus utile (=rend plus heureux) qu’un plaisir de faible intensité

La certitude : un plaisir est plus utile (=rend plus heureux) si on est sûr qu’il se réalisera

La proximité : un plaisir immédiat est plus utile qu’un plaisir qui se réalisera à long terme

L‘étendue : un plaisir vécu à plusieurs est plus utile qu’un plaisir vécu seul

La fécondité : un plaisir qui en entraîne d’autres est plus utile qu’un plaisir simple

La pureté : un plaisir qui n’entraîne pas de souffrances ultérieures est plus utile qu’un plaisir qui risque d’en amener

On notera à cette occasion que les comités d’éthique contemporains travaillent selon des dispositifs méthodologiques utilitaristes similaires, à partir de critères, évolutifs, qui permettent d’évaluer ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. 

John Stuart Mill ou l’affinage de la théorie utilitariste

Le philosophe John Stuart Mill, dans deux ouvrages successifs, devra consentir à un travail conséquent pour tempérer la vision, très critiquée et un peu brute de décoffrage de son aîné, et fonder un utilitarisme plus en phase avec ce que notre psychologie ordonne en termes de hiérarchisation des valeurs. Il renforcera l’idée que le fondement de la morale utilitariste est le principe d’utilité, c’est-à-dire celui du plus grand bonheur pour le maximum de personnes possible. Il définira, par “bonheur”, le plaisir et l’absence de douleur et, par “malheur”, la douleur et la privation de plaisir. Il se montrera en revanche beaucoup plus fin que Bentham, notamment en évacuant le critère de proximité de la liste, considérant que nous sommes en droit de juger certains plaisirs tellement au-dessus de tous les autres qu’il est justifié de renoncer à quantité de plaisirs immédiats pour les atteindre.  

L’utilitarisme devra écoper, à côté de l’accusation de constituer une philosophie pour les porcs, bon nombre d’objections, parfois contradictoires, dont celle-ci, assez sérieuse: calculer les avantages et les inconvénients est trop compliqué, on ne sait pas où arrêter le calcul dans une réalité où tout n’est qu’enchaînement de causes et de conséquences. 

Entre idéalisme et utilitarisme, nos coeurs balancent

Et de fait, ni l’utilitarisme ni l’idéalisme moral, ne détiennent, chacun de leur côté, le mot de la fin ni ne constituent, à eux seuls, la réponse absolue à nos choix moraux. C’est bien pour cette raison qu’on passe régulièrement et sans crier gare de l’un à l’autre avec la même conviction. Je vais revenir au coronavirus, mais prenons le temps d’une micro-pause avec deux petits exercices de pensée. 

Expérience de pensée n’1 

Vous êtes chauffeur d’un tramway. Vous êtes en train de rouler et vous vous apercevez soudain que, sur la voie, cinq cheminots sont en activité, sur le trajet que vous allez suivre. Ils ne vous ont pas entendu arriver et nul doute que, si vous n’agissez pas (mais il est trop tard pour freiner), vous allez implacablement tuer ces cinq travailleurs. Couvert de sueur, vous vous avisez soudain qu’une petite voie d’évitement vous permettrait in extremis d’épargner les cinq malheureux. Malchance ! Un cheminot, mais un seul, s’y trouve aussi. Quelle décision prenez-vous ? 

La plupart des personnes interrogées répondent que, tant qu’à faire, puisqu’on doit être cause de quelque chose, autant être la cause du moindre mal. Virage toute, donc, sur la voie du cheminot unique. On comprend le calcul, utilitariste dans ce cas, et on pourrait en tirer alors une règle comme celle de : “Mieux vaut un mort plutôt que cinq”. 

Expérience de pensée n’2 

Vous êtes maintenant médecin aux urgences où viennent d’être admis cinq patients dont l’état requiert de toute urgence une transplantation d’organe. Qui un cœur, qui un rein, etc. Leur vie est en jeu. Vous êtes au désespoir, ne disposant pas des organes dans les délais qui s’imposent, mais vous vous avisez soudain qu’un quidam, en parfaite santé et venu pour un contrôle médical simple, s’est (imprudemment) endormi dans la salle d’attente. Nul doute que l’application de la règle énoncée dans le premier exercice (“Mieux vaut un mort plutôt que cinq”) serait la solution à votre problème de pénurie d’organes. 

Que constate-t-on pourtant ? Qu’observez-vous dans votre for intérieur si vous vous vous êtes projeté dans l’exercice ? Comme la majorité des gens interrogés, le même panel que tout à l’heure, vous sentez une puissante indignation s’élever à cette idée. Le calcul n’est pas possible dans ce cas, parce que prélever les organes du patient endormi s’assimilerait à un meurtre, ce à quoi vous ne pouvez consentir parce que la vie est sacrée. Retour à l’idéalisme moral. 

Pour se faire plaisir sur ces questions : Michael Sandel : What the right thing to do, I ? Cours donné à Harward

 

La sortie du confinement sera-t-elle idéaliste ou utilitariste ?

Lorsque l’Economiste titre “A grim calculus” dans son édition du début du mois d’avril, lorsque les voix s’élèvent de partout, après trois semaines de confinement, pour dire qu’on craint que “le remède ne soit pire que le mal”, on donne le signal que l’idéalisme moral (la santé des citoyens prime sur tout le reste) est mis à l’épreuve dans la durée, que même si un consensus idéal ne peut qu’être partagé sur la question, son application stricte génère des conséquences qui ne permettront peut-être même plus de réaliser ce vœu puisque, comme certains le disent franco : “l’économie, c’est aussi des vies”. Retour à l’utilitarisme pour estimer les risques pour nos entreprises, le nombre d’emplois perdus, les dégâts dus à la violence domestique, au développement de dépressions dans le confinement, à la possibilité, dans la reprise, d’amorcer une politique plus tournée vers le développement durable, de maintenir les bénéfices environnementaux manifestés pendant le confinement sans retourner à l’âge des cavernes, pour citer quelques-unes des données à faire tenir dans les équations. 

En fait, même si les deux systèmes moraux reposent sur des présupposés différents (et convergent parfois tellement puissamment qu’on a du mal à voir en quoi, au bout du compte, ils s’opposent), c’est sur ces deux pieds que nous n’arrêtons pas de cheminer, dans nos vies personnelles et dans nos politiques.

Une sortie réussie du confinement sera celle qui aura réussi à marier Mill et Kant, qui réussira à obéir à ce que nous appelons nos valeurs tout en se montrant capable d’évaluer les conséquences de nos choix pour l’avenir le plus désirable. 

Pour un maximum de personnes possible. 

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