Le coronavirus nous rappelle que l’utilitarisme est un système moral

Illustration : Nelly Damas pour Foliosophy

Un malentendu terminologique

Prenez le mot “utilitariste”. 

Glissez-le dans n’importe quelle phrase.  

Y a-t-il un espoir que, dans son acception courante, le mot évoque quoi que ce soit de positif ?  

Voyons : 

” Il a une vision très utilitariste de la situation.” 

Ce qu’on tire comme impression d’une telle déclaration est que, ou bien le “il” dont il est question reste au ras des pâquerettes (et dans le meilleur des cas, “utilitariste” pourrait presque voisiner le “pragmatique”, terme mieux loti dans nos jugements), ou bien

on parle d’un manipulateur qui ne recule devant rien pour préserver son intérêt, pousser son avantage, augmenter son profit. Une posture éminemment immorale qu’on ressent comme très éloignée de toute disposition pour la solidarité et les préoccupations humanistes ou environnementales.  

Dans son acception courante, celui qui a une vision “utilitariste”, ne fait qu’”utiliser” les choses, la nature, les gens et ce qu’il vise n’est “utile” qu’à lui-même. Le terme ouvre un champ sémantique dans lequel on est sûr de retrouver, main dans la main, le néo-libéralisme et le capitalisme destructeur.  

Les efforts pour sortir de la crise du coronavirus sont là pour nous rappeler que l’utilitarisme est un système moral

Manifestement, le terme, mal compris depuis ses origines, n’a pas été très bien choisi. Ce serait dommage toutefois d’ignorer qu’il a été forgé pour désigner un système moral. D’ailleurs, la variété des efforts pour sortir de la crise du coronavirus est là pour nous le rappeler. 

“Quoi qu’il en coûte” : un idéalisme moral ?

Lorsqu’on dit que ce qui importe avant tout “c’est la vie des citoyens, on se tient dans un modèle qui est celui d’un idéalisme moral. « Quoi qu’il en coûte », dirait notre voisin président, nous sauverons toutes les vies possibles. Puisque chacun d’entre nous peut vouloir défendre l’idée que “sauver des vies” devienne le guide de notre action, nous sauverons toutes les vies que nous pourrons sauver, quoi qu’il advienne. On en comprend toute la force et on adhère à l’argument : si nous devions créer un monde idéal, nous ne pourrions pas vouloir que perdre des vies devienne une règle. 

Cet idéalisme moral, incarné superlativement par Kant et son impératif catégorique, est entré en compétition, au fil des semaines de confinement, avec un autre système moral, l’utilitarisme, injustement décrié. 

L’utilitarisme ou le bonheur du plus grand nombre

Le terme “Utilitarianism” a été utilisé pour la première fois par Jeremy Bentham vers 1800, dans son “Introduction aux principes de morale et de législation”, ouvrage qui a sonné le coup d’envoi de la réforme du droit anglais. “Un penseur subversif, critique, qui a donné une voix à ceux qui estimaient les institutions du pays inadaptées aux besoins de la population et qui n’osaient pas le dire” dira de lui, John Stuart Mill, son successeur dans l’élaboration raisonnée de la philosophie utilitariste. Le terme “utilitarisme” a toujours connu une réception difficile de la part du public. Il était pourtant fondé sur l’idée que le plaisir et le déplaisir que nous éprouvons dans nos vies sont les meilleurs indicateurs de ce qui est bon pour nous et nous rend heureux. ”Le plus grand bonheur du plus grand nombre” devient donc, dès Bentham, le critère du modèle utilitariste. Il n’est pas “idéaliste” au sens où il ne considère pas que l’action morale doit se conformer à un idéal de conscience. Il est conséquentialiste, au sens où viser le bonheur maximum du plus grand nombre ne peut être que le fruit d’un calcul entre les avantages et les inconvénients, à soupeser, pour parvenir au résultat visé, soit le maximum de bonheur pour le maximum de personnes possible.  

Calculer le bonheur

Ce concept de “felicific calculus” n’est sans doute pas pour rien dans les attaques portées contre Bentham, pour une part identique à celles qu’un Epicure, utilitariste avant l’heure, avait eu à supporter. Si le plaisir et l’absence de douleur sont les critères du bonheur, c’est-à-dire de la moralité, on a affaire là à une philosophie pour les porcs, jugeaient les détracteurs, une philosophie pour ceux qui jamais ne s’élèveront au-dessus des “plaisirs vils et bas comme ceux de la chair”. C’est juger un peu vite la pensée d’Epicure et celle de Bentham, laquelle prend en compte le bonheur de la collectivité. De toute façon, il n’est jamais question, selon lui, que de bonheur dans nos actions, malgré l’arsenal des arguments moraux et des stratégies d’auto-justification que nous sommes capables d’inventer pour masquer nos appétits. Les pages de son Introduction sont, à cet égard, d’une drôlerie qui pourrait inspirer les humoristes contemporains pour leur one on stage. Qu’on en juge : 

L’un dit qu’il possède un moyen tout prêt de savoir ce qui est bien (right) et ce qui est mal (wrong), et l’appelle son “sens moral”. Il se met alors tranquillement à l’ouvrage et nous informe que telle chose est bonne et telle autre mauvaise. Pourquoi ? “ Parce que mon sens moral me le dit”.”

Un autre se présente qui modifie l’expression en abandonnant “moral” pour le remplacer par “commun” (…) le procédé est supérieur au précédent. Un sens moral étant quelque chose de nouveau, un homme peut passer un certain temps à le chercher sans succès (…). Mais un sens commun est aussi vieux que la création (…)

Il en est un troisième qui, pour ce qui est d’un sens moral, est bien incapable d’en percevoir l’existence. Mais il est sûr d’être en possession d’un entendement, qui fera aussi bien l’affaire (…) Et si l’entendement de certains diffère du sien sur tel ou tel point, tant pis pour eux, leur entendement est forcément défectueux ou corrompu.”

Suit le cortège des autres concepts flous, selon Bentham, pour juger de ce qui est bien ou mal comme “la règle immuable et éternelle du bien, l’ordre véritable des choses, la loi de la nature, la loi de la raison, la justice naturelle, etc.” 

Le calcul “félicifique” de Bentham se réalise selon des critères, au nombre de sept, qui prennent en compte :  

La durée : un plaisir long et durable est plus utile (=rend plus heureux) qu’un plaisir passager

L’intensité : un plaisir intense est plus utile (=rend plus heureux) qu’un plaisir de faible intensité

La certitude : un plaisir est plus utile (=rend plus heureux) si on est sûr qu’il se réalisera

La proximité : un plaisir immédiat est plus utile qu’un plaisir qui se réalisera à long terme

L‘étendue : un plaisir vécu à plusieurs est plus utile qu’un plaisir vécu seul

La fécondité : un plaisir qui en entraîne d’autres est plus utile qu’un plaisir simple

La pureté : un plaisir qui n’entraîne pas de souffrances ultérieures est plus utile qu’un plaisir qui risque d’en amener

On notera à cette occasion que les comités d’éthique contemporains travaillent selon des dispositifs méthodologiques utilitaristes similaires, à partir de critères, évolutifs, qui permettent d’évaluer ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. 

John Stuart Mill ou l’affinage de la théorie utilitariste

Le philosophe John Stuart Mill, dans deux ouvrages successifs, devra consentir à un travail conséquent pour tempérer la vision, très critiquée et un peu brute de décoffrage de son aîné, et fonder un utilitarisme plus en phase avec ce que notre psychologie ordonne en termes de hiérarchisation des valeurs. Il renforcera l’idée que le fondement de la morale utilitariste est le principe d’utilité, c’est-à-dire celui du plus grand bonheur pour le maximum de personnes possible. Il définira, par “bonheur”, le plaisir et l’absence de douleur et, par “malheur”, la douleur et la privation de plaisir. Il se montrera en revanche beaucoup plus fin que Bentham, notamment en évacuant le critère de proximité de la liste, considérant que nous sommes en droit de juger certains plaisirs tellement au-dessus de tous les autres qu’il est justifié de renoncer à quantité de plaisirs immédiats pour les atteindre.  

L’utilitarisme devra écoper, à côté de l’accusation de constituer une philosophie pour les porcs, bon nombre d’objections, parfois contradictoires, dont celle-ci, assez sérieuse: calculer les avantages et les inconvénients est trop compliqué, on ne sait pas où arrêter le calcul dans une réalité où tout n’est qu’enchaînement de causes et de conséquences. 

Entre idéalisme et utilitarisme, nos coeurs balancent

Et de fait, ni l’utilitarisme ni l’idéalisme moral, ne détiennent, chacun de leur côté, le mot de la fin ni ne constituent, à eux seuls, la réponse absolue à nos choix moraux. C’est bien pour cette raison qu’on passe régulièrement et sans crier gare de l’un à l’autre avec la même conviction. Je vais revenir au coronavirus, mais prenons le temps d’une micro-pause avec deux petits exercices de pensée. 

Expérience de pensée n’1 

Vous êtes chauffeur d’un tramway. Vous êtes en train de rouler et vous vous apercevez soudain que, sur la voie, cinq cheminots sont en activité, sur le trajet que vous allez suivre. Ils ne vous ont pas entendu arriver et nul doute que, si vous n’agissez pas (mais il est trop tard pour freiner), vous allez implacablement tuer ces cinq travailleurs. Couvert de sueur, vous vous avisez soudain qu’une petite voie d’évitement vous permettrait in extremis d’épargner les cinq malheureux. Malchance ! Un cheminot, mais un seul, s’y trouve aussi. Quelle décision prenez-vous ? 

La plupart des personnes interrogées répondent que, tant qu’à faire, puisqu’on doit être cause de quelque chose, autant être la cause du moindre mal. Virage toute, donc, sur la voie du cheminot unique. On comprend le calcul, utilitariste dans ce cas, et on pourrait en tirer alors une règle comme celle de : “Mieux vaut un mort plutôt que cinq”. 

Expérience de pensée n’2 

Vous êtes maintenant médecin aux urgences où viennent d’être admis cinq patients dont l’état requiert de toute urgence une transplantation d’organe. Qui un cœur, qui un rein, etc. Leur vie est en jeu. Vous êtes au désespoir, ne disposant pas des organes dans les délais qui s’imposent, mais vous vous avisez soudain qu’un quidam, en parfaite santé et venu pour un contrôle médical simple, s’est (imprudemment) endormi dans la salle d’attente. Nul doute que l’application de la règle énoncée dans le premier exercice (“Mieux vaut un mort plutôt que cinq”) serait la solution à votre problème de pénurie d’organes. 

Que constate-t-on pourtant ? Qu’observez-vous dans votre for intérieur si vous vous vous êtes projeté dans l’exercice ? Comme la majorité des gens interrogés, le même panel que tout à l’heure, vous sentez une puissante indignation s’élever à cette idée. Le calcul n’est pas possible dans ce cas, parce que prélever les organes du patient endormi s’assimilerait à un meurtre, ce à quoi vous ne pouvez consentir parce que la vie est sacrée. Retour à l’idéalisme moral. 

Pour se faire plaisir sur ces questions : Michael Sandel : What the right thing to do, I ? Cours donné à Harward

 

La sortie du confinement sera-t-elle idéaliste ou utilitariste ?

Lorsque l’Economiste titre “A grim calculus” dans son édition du début du mois d’avril, lorsque les voix s’élèvent de partout, après trois semaines de confinement, pour dire qu’on craint que “le remède ne soit pire que le mal”, on donne le signal que l’idéalisme moral (la santé des citoyens prime sur tout le reste) est mis à l’épreuve dans la durée, que même si un consensus idéal ne peut qu’être partagé sur la question, son application stricte génère des conséquences qui ne permettront peut-être même plus de réaliser ce vœu puisque, comme certains le disent franco : “l’économie, c’est aussi des vies”. Retour à l’utilitarisme pour estimer les risques pour nos entreprises, le nombre d’emplois perdus, les dégâts dus à la violence domestique, au développement de dépressions dans le confinement, à la possibilité, dans la reprise, d’amorcer une politique plus tournée vers le développement durable, de maintenir les bénéfices environnementaux manifestés pendant le confinement sans retourner à l’âge des cavernes, pour citer quelques-unes des données à faire tenir dans les équations. 

En fait, même si les deux systèmes moraux reposent sur des présupposés différents (et convergent parfois tellement puissamment qu’on a du mal à voir en quoi, au bout du compte, ils s’opposent), c’est sur ces deux pieds que nous n’arrêtons pas de cheminer, dans nos vies personnelles et dans nos politiques.

Une sortie réussie du confinement sera celle qui aura réussi à marier Mill et Kant, qui réussira à obéir à ce que nous appelons nos valeurs tout en se montrant capable d’évaluer les conséquences de nos choix pour l’avenir le plus désirable. 

Pour un maximum de personnes possible. 

Marie-Claude Sawerschel

Après une carrière consacrée à l’éducation et à l’enseignement, Marie-Claude Sawerschel veut conjuguer la réflexion sur l’humain et les trésors de la philosophie. Parce que la philosophie est soluble dans les sciences, la politique, les arts, l’entreprise, le sport, dans la vie sous toutes ses formes et qu’elle n’est pas réservée aux seuls spécialistes.

14 réponses à “Le coronavirus nous rappelle que l’utilitarisme est un système moral

  1. Que voilà une judicieuse réhabilitation de l’utilitarisme !
    Et de le camper aux côtés de l’idéalisme moral, c’est assurément fort à propos, particulièrement dans les circonstances actuelles. Chapeau à l’auteur de ce texte si pertinent !
    Il va falloir qu’elles jouent finement, nos autorités, pour “marier Mill et Kant”. Et c’est bien parce qu’elles nous sentent derrière elles, mais non sans critiques ni questionnements, nous le peuple suisse, qu’elles prennent les décisions les plus moralement idéalistes et les plus utilitaristes à la fois. Continuons de les avoir à l’oeil, tout en suivant leurs directives…

    1. Merci, Claire, pour cette remarque.
      Un philosophe de ma connaissance faisait valoir sur Facebook, à propos de ce mariage, qu’il était certainement impossible, ce que je suis encline à croire malgré ce que j’ai pu écrire. Si la combinaison entre les pensées de Mill et de Kant était possible, elle aurait déjà été réalisée, du moins en théorie. D’ailleurs, le fossé (fertile) entre les deux a donné naissance à de nombreuses réflexions qui tentent, jusqu’à un certain point, une conciliation. Amartya Sen en fait probablement partie avec une version dite “indirecte” de l’utilitarisme.
      Cela dit, je crois que Mill et Kant sont exemplaires parce qu’ils me semblent tenir les deux pôles qui régissent nos stratégies pour chercher ce qui est bon. On trouvera à mon avis immanquablement un peu des deux dans les décisions prises pour sortir de la crise du coronavirus et ce d’autant qu’une vision utilitariste permettra de prendre en compte le maximum d’éléments à ne surtout pas négliger pour sortir tous gagnants et renforcés de la crise. Quant à la vision kantienne, malgré toute la froideur morale qu’on attribue généralement à ce philosophe, je crois l’impératif catégorique et son application particulièrement propres à faire vibrer notre corde émotionnelle. Utile donc aussi, pour rassembler et faire adhérer.

  2. Un grand merci pour cet excellent article qui touche au cœur des problématiques et des contradictions soulevées par la crise actuelle … et celles à venir.

    Passionnant !

  3. Je ne peux m’empêcher d’écrire ici la formule-clef que vient de prononcer le conseiller fédéral Alain Berset dans son discours d’aujourd’hui, jeudi 16 avril, à propos du déconfinement :
    “… aussi vite que possible et aussi lentement que nécessaire…”
    N’est-ce pas un admirable écho à la problématique du texte de Marie-Claude Sawerschel, repris dans sa réponse du 15 avril ?

    1. La formule d’Alain Berset a connu une fortune spectaculaire sur les réseaux et dans les médias depuis que vous l’avez relevée, Claire.
      Et, en effet, elle est simplement magnifique. Un metteur en scène talentueux de la place, José Lillo, a eu cette formule savoureuse à son propos : “Qui est la personne qui a écrit les dialogues de cette série, que je la prenne dans mes bras ?”.

      C’est intéressant que vous la voyiez comme une exemplification de l’équilibre entre idéalisme moral et utilitarisme. Car il est bien question d’équilibre dans cette phrase, au sens aristotélicien du terme. “La vertu morale, nous dit Aristote dans Ethique à Nicomaque, est une voie moyenne entre deux vices, l’un par excès, l’autre par défaut“. En bon aristotélicien, A. Berset annonce que le Conseil fédéral choisira le juste milieu entre la précipitation et l’irrésolution, toutes deux nocives.
      Amusant aussi qu’on ait vu dans cette déclaration un trait typiquement helvétique !

      1. En effet, la formule d’Alain Berset est de celles qui marquent les esprits, comme la très aristotélicienne image du cachet imprimé dans la cire. Et son efficacité a fait ses preuves, à constater sa résonance sur les réseaux sociaux. N’a-t-elle pas aussi quelque chose des apories de Zénon, telles que Paul Valéry les cite dans son “Cimetière marin” et dont je me souviens que Jeanne Hersch les rappelait autrefois à ses étudiants?

        “Zénon ! Cruel Zénon ! Zénon d’Élée !
        M’as-tu percé de cette flèche ailée
        Qui vibre, vole, et qui ne vole pas !
        Le son m’enfante et la flèche me tue !
        Ah ! le soleil… Quelle ombre de tortue
        Pour l’âme, Achille immobile à grands pas !”

  4. Grand merci Marie-Claude pour ces compléments, dont l’un est amusant et émouvant (José Lillo), et l’autre bien pesé et équilibré (Aristote).
    Cette fois, c’est la formule du conseiller d’Etat genevois Mauro Poggia que je viens laisser ici :
    « … faire attention de monter en puissance de manière symétrique entre le déconfinement de la population et la reprise de l’activité économique… »
    Où l’on retrouve ce souci de préserver le plus possible à la fois l’économie et la prévoyance sanitaire, en pratiquant une éthique pragmatique (un idéal utilitaire ?).
    Votre texte sur l’utilitarisme au regard de l’idéalisme moral est décidément magnifiquement approprié, et sa congruence saute aux yeux dans cette période de funambulisme.

    1. Est-ce que c’est éthique de confiner une population contre la covid-19 du point de vu du libéralisme. Est-ce que ce gouvernement est dans l’obligation de protéger les droits et libertés des individus en protégeant les individus de comportements qui pourraient nuire à leur santé et leur intégrité face à une crise sanitaire sans précédant.

      1. Bonne question. Le libéralisme n’a jamais milité pour une liberté totale et absolue des individus, par définition impossible à atteindre dans une société organisée, démocratie comprise. Il s’agit toujours, dans cette relation de l’individu à l’organisation étatique, de déléguer une partie de sa liberté individuelle aux autorités élues qui sont chargées de prendre les décisions pour assurer le bien collectif et les libertés collectives sans lesquels la liberté individuelle est un concept sans contenu. Je ne pense pas que l’on puisse dire que le confinement contraint pour cause de pandémie soit une mesure étatique qui enfreint le libéralisme. Pour peu que le prix (en terme de limitation de la liberté personnelle et de liberté économique) soit proportionné aux risques auxquels on échappe par la limitation. Les débats commencent évidemment quand il s’agit de mesurer cette proportionnalité. Un confinement qui contraindrait totalement la population de plus de 65 ans au motif qu’elle est plus à risques que d’autres contreviendrait à la garantie de liberté individuelle, et au droit de faire ce qu’on veut de sa peau. Je rejoins en ce sens les déclarations d’un Comte-Sponville qui rappelle que les personnes âgées, elles aussi, sont libres de savoir si elles veulent ou non prendre le risque de mourir.
        Le risque le plus grand qui menace les libertés me semble aujourd’hui davantage résider, dans les sociétés démocratiques qui échappent en principe aux décisions totalitaires, dans l’émergence d’une société de contrôle, favorisée par les nouvelles technologies. Qu’est-ce au juste qu’une liberté qui peut être en permanence sous surveillance ? “Vous n’avez rien à craindre si vous n’avez rien à cacher” étant la pire des abnégations devant la menace liberticide à mon sens.

  5. Je vous propose une autre petite expérience de pensée, sous forme de prime abord, d’une question/réponse:
    Qu’est-ce qui donne du plaisir à 9 personnes sur 10? Un viol collectif.

    Vous avez là un exemple parmi d’autres de proposition utilitariste.

    L’utilitarisme consiste à imposer ses préférences subjectives aux autres, aux détriments des leurs.
    Sa conception personnelle de ce que devrait être l’intérêt général, alors qu’il existe potentiellement autant de conception de l’intérêt général / des actions à mener pour tendre vers le bonheur, que d’individus.

    Quand bien même vous considérez qu’il s’agit de concilier l’utilitarisme avec des droits individuels fondamentaux et inaliénables, d’articuler les 2 avec justesse, la limite que vous décideriez de fixer au respect de ces droits, au nom d’enjeux en terme de conséquences, ne renvoit jamais qu’à vos propres critères de l’utile.

    1. “Philosophie pour les porcs”, disait-on déjà, avant l’utilitarisme, de l’épicurisme, une philosophie qui a eu à essuyer les mêmes critiques que l’utilitarisme. L’exemple, particulièrement répugnant, que vous donnez, à supposer que la statistique que vous affirmez ait une quelconque vérité, va dans ce sens. La subjectivité des préférences est une des objections faites à l’utilitarisme. Assez faussement, à mon sens, dans la mesure où la législation sur le préférable est toujours le fruit de consensus. Une autre objection à cette attaque contre la subjectivité des plaisirs réside dans l’existence de la règle d’or qui nous permet d’envisager les torts vécus par autrui.
      Dans son ouvrage “L’Utilitarisme, John Stuart Mill a cette réponse contre les objecteurs qui affirment que l’utilitarisme exalte les bas instincts :
      A de telles attaques, les Epicuriens ont toujours répondu que ce ne sont pas eux, mais leurs accusateurs, qui présentent la nature humaine sous un éclairage dégradant puisque l’accusation suppose que les êtres humains ne sont capables que des plaisirs dont des pourceaux sont capables. Si cette supposition était vraie, l’accusation ne pourrait être réfutée, mais elle ne pourrait pas non plus être portée contre la doctrine.”

  6. Merci pour cet article passionnant que je découvre et auquel je réagi un peu tardivement…

    A vous lire je comprends que le confinement serait la victoire de l’idéalisme moral (sauver des vies à tout prix) sur l’utilitarisme (éviter un désastre économique aux conséquences potentiellement pires).

    Pourtant, et je suis loin d’être un spécialiste, j’avais instinctivement envisagé une conclusion tout à fait opposée.
    En effet, la préservation des libertés individuelles les plus fondamentales (se déplacer, voir sa famille, etc.) n’est-elle pas un impératif moral au sens de Kant ? Et le confinement n’est-il pas le sacrifice de cet idéal moral au service d’un utilitarisme « comptable » à savoir sauver le plus grand nombre de vie coûte que coûte ?

    Je trouve pour ma part que le confinement à quelque chose de particulièrement utilitariste dans le sens où l’on cherche à réduire le nombre de mort, donc de souffrance, au mépris de certains droits fondamentaux. Et même si les conséquences économiques pourraient d’un point de vue utilitariste invalider le confinement, elles semblent tellement difficiles à évaluer face à la certitude de sauver des vies à court terme qu’il n’est pas dit qu’elles l’emportent dans le « calcul » utilitariste.

    Si je reprends l’exemple très connu du tramway j’ai l’impression en l’espèce que le choix serait ici le suivant :
    • Ne pas actionner le levier : laisser le train (ou plutôt le virus) filer mais préserver les libertés fondamentales
    • Actionner le levier : sauver le plus grand nombre de cheminots (ou ici le plus grand nombre de vie du Covid) en sacrifiant pendant un temps certains droits tenus pour acquis et par ailleurs en provoquant sciemment des morts « économiques »

    Evidemment je simplifie un peu (voir énormément) la question par souci de synthèse, mais je serais très intéressé par votre avis.

    1. J’aime beaucoup le problème que vous posez, cher Ludovic. Vous montrez, d’une certaine manière, qu’idéalisme et utilitarisme, au-delà de la théorie, se reconnaissent “en situation”. Si j’ai conçu la répartition idéalisme/confinement et utilitarisme/déconfinement, c’était eu égard au calcul que nous avons commencé de voir à l’oeuvre, lorsque, après plusieurs semaines de confinement, les premiers signaux de souffrances économiques se sont fait sentir. Les réseaux et la presse ont effectivement alors commencé à frémir sous les comparaisons, sous l’idée de ce qui “valait le mieux”, de ce qui était “préférable”, en termes de but poursuivi, indices clairs d’un processus de type utilitariste qui tranchait avec la radicalité qui a présidé au confinement, qui n’était, lui, pas le fruit d’un calcul, tel qu’il a été présenté, mais esquissait ce qui ressemblait fort à l’impératif catégorique de Kant “Agis toujours de telle sorte que tu puisse vouloir que la maxime de ton action puisse valoir comme loi universelle”. En l’état : la maxime de mon action consiste à considérer la vie comme sacrée. Je ne peux pas vouloir que des gens meurent alors que leur mort aurait pu être évitée. Ainsi donc, sauver des vies “à tout prix”, quel qu’en soit le coût, quelles qu’en soient les conséquences (c’est-à-dire, précisément, en dehors de tout calcul) peut devenir une loi morale. Berset et Macron ont prononcé, en introduction au confinement, des phrases qui le disaient textuellement.

      Lorsque vous évoquez les libertés individuelles fondamentales (se déplacer, voir sa famille, etc.), vous mettez le doigt sur une des difficultés du système kantien. Ce n’est pas lui qui dicte ces libertés comme étant fondamentales puisque chacun d’entre nous est un législateur et que nous esquissons dans notre for intérieur ce que nous pouvons reconnaître comme loi universelle, précisément en activant la maxime. Mais ce positionnement moral individuel n’exclut évidemment pas une politique. En ce sens, Kant est bien fils des Lumières et il aurait bien sûr souscrit aux idéaux de la déclaration des Droits de l’homme.

      Une des critiques faites à Kant, Par Mill, par Benjamin Constant (entre autres) consistait à dire qu’en réalité, 1. le calcul ne cesse jamais même au coeur de l’impératif catégorique parce que 2. l’intérêt personnel ne cesse de gouverner nos décisions, puisque nous nous “mettons toujours à la place de” pour décider d’une maxime universalisable.

      A contrario, dans l’utilitarisme, on trouve toujours, dans ce qui nous fait décider du préférable, quelque chose comme des tendances majoritaires. Le calcul n’est donc pas bassement intéressé ou purement orienté résultats comme on le prétend parfois, mais il s’enracine sur ce qui est reconnu comme “humainement bon”.

      Il n’est donc pas surprenant que, suivant l’angle qu’on choisit, on puisse mettre en évidence d’autres aspects de la situation que, encore une fois en l’occurrence, j’ai choisi de répartir comme je l’ai fait surtout en raison du discours qui était tenu sur les décisions.

      Ce qu’il y avait d’utilitariste dans le confinement, je vous donne pleinement raison, c’est qu’une des raisons du confinement provenait de ce que les hôpitaux n’étaient pas à même d’accueillir un nombre de malades très conséquent. De manière sous-jacente, et vu sous cet angle, il y avait bien un calcul du type : “si les gens sortent librement, étant donné que nous n’avons pas de masques (;-)), ils vont se contaminer si rapidement que les hôpitaux ne pourront pas soigner ceux qui en ont besoin et il y aura beaucoup de morts, beaucoup plus que si nous les confinons”. Comme il est préférable d’avoir peu de morts que beaucoup, confinons-les”.

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