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“Je me demande comment la philosophie peut aider dans ce genre de situation”

Illustration : Nelly Damas pour Foliosophy

Céline 

Une connaissance lointaine, très estimée, me demande, après avoir gentiment pris des nouvelles sur la manière dont je me confine :

“Je me demandais à cette occasion comment la philosophie pouvait aider dans ce genre de situation”. 

Mon premier réflexe, un peu contrit, est de penser que, dans la marée des infos, des leçons données, des avis partagés et des peurs déballées, on ne voit pas bien comment on peut, sans arrogance et sans redite, parler dans la cacophonie (bien naturelle) ambiante. Et que d’ailleurs, prendre la parole pour dire que tout le monde cause, c’est ajouter du bruit sans explication. Que taxer toutes ces opinions de bruit, c’est de l’arrogance qui ne sert à personne. Que prétendre donner des explications, sans être médecin ou économiste, de l’arrogance encore. Les réseaux bruissent de ceux qui expliquent et de ceux qui font des commentaires sur ceux qui expliquent. Les réseaux servent à ça, me direz-vous. Je le sais puisque je les pratique.   

Entre ceux qui nous expliquent : 

On a le sentiment d’être dans une marmite qui bout. Une marmite dans laquelle, sans recette préalable connue, une armée de magiciens en herbe ont jeté des plantes dans les vertus desquelles ils croient dur comme fer. Reste à savoir si la soupe sera comestible et si chacun y sera invité.  

C’est flippant, mais fascinant aussi, ce retournement, ce grand retournement de toutes nos certitudes. 

C’est fou le nombre de questions que cette situation pose. Fou, tout ce qu’elle met à nu. Fou les contradictions qu’elle charrie. C’est flippant, mais fascinant aussi, ce retournement, ce grand retournement de toutes nos certitudes. 

Il y a le retournement du terme “confiner”, d’abord. Jusqu’à il y a quelques courtes semaines, il était synonyme d’une passivité frileuse, craintive. On l’utilisait surtout abstraitement, pour indiquer un repli qui n’aurait pas dû être. Puis a surgi le “confinement”, qui a réveillé un mot très ancien, réservé depuis à la catégorie très choisie de prisonniers qu’on isole des autres (les doublement reclus en somme). Et nous l’avons entendu un peu différemment. Nous l’avons entendu brusquement, sous les injonctions plus ou moins radicales des gouvernements, comme une action dont nous devons devenir les maîtres, comme une action qui signe notre responsabilité, comme une épreuve, à la fois individuelle et collective. Et nous sentons que nous n’avons pas le choix de ne pas être à la hauteur. En quelques jours, malgré notre stupéfaction sans cesse renouvelée, le confinement est devenu central et… naturel. 

C’est ça, la première découverte : voir à quelle vitesse nous prenons acte et agissons en conséquence.

Oubliée la surpuissante “force des habitudes”, devenu facilissime le “lâcher-prise” pour lequel on a dépensé beaucoup avant ; inéluctablement ébranlé le credo collectif suivant lequel certains changements sont to-ta-le-ment-impossibles,  puisqu’ils sont devenus brusquement ab-so-lu-ment-im-pé-ra-tifs ! 

De ce constat naît un double sentiment : 1. Tout ce qu’on croyait indéboulonnable, tant au niveau individuel que mondial, peut être pulvérisé en un instant. 2. Nous sommes capables d’assumer de grands, de très grands changements. 

La seconde découverte, c’est de voir émerger brusquement toutes sortes d’informations sur “notre monde d’avant”, qu’on ignorait, ou dont on ne s’était pas vraiment avisé.

Le coût des salaires a délocalisé la production de biens devenus de première nécessité (comme les masques) et il ne semble pas si facile de redevenir autonomes lorsque c’est nécessaire. On apprend qu’on songe à “fermer la bourse “ parce qu’elle chute trop vite alors qu’on n’a jamais pensé la fermer parce qu’elle monte trop. On apprend que les avions volaient à vide pour réserver leurs créneaux, on apprend que l’industrie pharmaceutique suisse cherche plus qu’elle ne produit, on redécouvre le jésuitisme de certaines assurances qui refusent de payer pour une pandémie des entreprises assurées contre les épidémies (nuance)… Les ficelles de notre monde d’avant sont brusquement visibles. On s’étonne un peu de ce que tout ne tenait qu’à un fil.  

La troisième prise de conscience presque corporelle, c’est la découverte de l’interdépendance 

Entre les petits faits de nos vies et les grands mouvements de l’économie, nos petits bobos et les grandes thèses, entre la vitesse à laquelle le papier de toilettes disparaît des rayons et la modélisation de la propagation, entre nos gags partagés sur les réseaux pour rigoler de la situation et l’incertitude à peu près totale sur la manière dont notre planète, voire notre humanité même dirait Harari, sortiront de cette épreuve, nous ne savons plus comment composer le puzzle dans lequel, désormais, il n’y a plus de pièces si petites qu’elles n’aient à y trouver une place. 

Alors, la philosophie dans tout ça ?  

Elle n’est pas la chloroquine miracle du pèrRaoult. Quelle serait d’ailleurs la forme du miracle qu’on attendrait ? Une guérison totale de tous et une éradication complète du coronavirus ? En attendant quoi ? Le prochain virus ? Pour continuer exactement comme avant ? 

La consolation comme exercice philosophique

Il est un exercice philosophique, apparu dans l’antiquité et dont on trouve des traces jusqu’au XVIIe avant qu’il soit définitivement laissé aux théologiens puis aux psychologues, celui de la consolation. Ce sont les Stoïciens qui l’ont initié, soucieux de donner une réponse rationnelle à la situation de l’homme et à la marge de manœuvre véritable qui est la sienne. Lucrèce, Sénèque et Cicéron ont rédigé des lettres destinées à des personnes réelles, affligées par les pires tourments que l’espèce humaine connaisse : la perte d’un être cher (les consolations portant sur la perte d’un enfant sont nombreuses, émouvantes, puissantes), une maladie grave, la perte de ses biens…

La consolation peut également prendre la forme de dialogues ou de poèmes, mais la structure profonde est récurrente : on donne quittance à la souffrance par l’évocation des différentes émotions pour montrer à l’affligé qu’il est compris et l’inviter à entrer dans une démarche rationnelle par laquelle il reconnaîtra, pour relativiser ses maux, la finitude de sa destinée, la force de la nature ou celle des décrets de Dieu, c’est selon. Certaines consolations de l’Antiquité sont d’une modernité qui dépassent celles du XVIIe. N’omettons pas l’étonnante “Consolation de la philosophie”, rédigé en prison par Boèce en 524 après J.-C., alors qu’il attendait sa mise à mort, accusé qu’il était de trahison. C’est la philosophie elle-même, personnifiée, qui vient lui rendre visite. 

La consolation, par le recours à la rationalité qu’elle offre pour apaiser un vécu de grande émotion, est utile et nécessaire à celui qui est pris dans une situation où il n’a d’autre choix que l’acceptation de son sort.

Par l’exercice de la rationalité, une acceptation active est possible, laquelle écarte la prostration victimaire. 

Il y a dans cet exercice discret, en apparence impuissant, toutes les composantes d’un héroïsme admirable. 

Cet exemple peut nous servir. Notre peur face à l’inconnu, notre chagrin pour la perte de nos aînés proches, la prise de conscience de notre vulnérabilité, elle aussi porteuse de sens, peuvent y trouver un soulagement et la lecture de Sénèque lui-même ne sera pas du temps perdu. Je n’ai pas trouvé, en revanche, dans la littérature religieuse ou philosophique, de consolation collective liée à un épisode épidémique. Sans doute parce que le chagrin est toujours une affaire individuelle, même si l’émotion peut être partagée. 

Chagrin individuel et défi collectif

Mais ce à quoi nous devons essentiellement faire face en ce moment, au-delà de notre souci pour nous-même, est une épreuve collective, qui teste notre sens de la solidarité sociale, notre sentiment d’appartenance au genre humain, notre esprit de système élevé aux exigences de la planète entière. 

Il y a bien des années, le commandant Cousteau craignait notre effondrement si nous ne comprenions pas que nous devons respecter l’océan, parce que la vie entière en dépend. Il y a près de six ans maintenant, Bill Gates avertissait que ce qui nous menacerait désormais, ce ne serait pas les missiles, mais les microbes. Boris Cyrulnik prédit qu’après le coronavirus, il y aura des changements profonds, que c’est la règle après une crise majeure, et que nous avons les moyens d’être résilients. Plus orienté philosophie politique, Sloterdijk nous annonce que le système occidental va se révéler aussi autoritaire que celui de la Chine, comme on peut en voir selon lui les prémisses dans la manifestation d’une exagération maternante et celle d’une déresponsabilisation générale. Mouchards portables et voisins délateurs. 

Yuval Noah Harari, quant à lui, affirme que nous allons faire face à deux choix particulièrement importants : le premier entre la surveillance totalitaire et le renforcement du sens citoyen, le second entre l’isolement nationaliste et la solidarité globale. 

J’aime ce programme. Chacun d’entre nous n’ignorait pas que la complexité du système rendait pratiquement vaine chacune de nos actions individuelles. Nous venons de voir que le système est complexe, soit, que ceux que nous croyions aux commandes travaillent avec pas mal de désarroi à concevoir des solutions qu’ils espèrent fructueuses. En clair, ils “cherchent” eux aussi en espérant que l’effet de levier que leur confère leur statut permettra de trouver une issue. Mais nous savons aussi, sans lyrisme aucun, qu’ensemble nous avons un grand pouvoir, que nous pouvons pour une part définir ce qu’il adviendra de la suite, choisir le renforcement du sens citoyen et la solidarité globale plutôt que le contraire. Parce que le contraire, à coup sûr, jamais n’intimidera les virus à venir. Pour le collectif aussi, l’existence précède l’essence quand il s’agit de faire des choix qui engagent.

Les réseaux bruissent de ceux qui expliquent et de ceux qui font des commentaires sur ceux qui expliquent. Rien de plus normal. Chacun sent les fondements d’un vieux monde devenus incertains et les possibles, sur lesquels nous avons tous le regard posé, s’ouvrir. 

J’espère qu’on s’en souviendra avant que les avions ne se remettent à zébrer le ciel toutes les deux minutes, que la pollution de l’air ne soit à nouveau perçue par les satellites, qu’elle ne reprenne sa mise à mort des 5000 habitants annuels dans notre pays, avant que notre frénésie de consommation n’enclenche à nouveau le mécanisme d’épuisement de la planète, avant que… 

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