Le problème des vieux mâles quinquagénaires
On peut expliquer politiquement pourquoi les rednecks de la ceinture de rouille du Nord Est des Etats-Unis n’aiment pas Hillary Clinton. On ne peut pas expliquer politiquement pourquoi les électeurs américains ont toléré qu’un candidat à la Maison-Blanche soit un vieillard vulgaire, sexiste, homophobe, xénophobe, raciste et climato-sceptique.
Laissons de côté toutes les questions politiques et les subtilités du système électoral américains, et venons-en au point qui nous concerne tous, en Europe, et en Suisse aussi : en 2016, la vulgarité (le parler franc), le sexisme (avoir des couilles), l’homophobie (porter ses couilles), la xénophobie (la barque est pleine), le racisme (nous avons tout de même des différences) et le climato-scepticisme (on ne se laisse pas manipuler) font recette ; tout particulièrement auprès des quinquagénaires, mâles, hétéros, blancs, ayant de faibles connaissances scientifiques.
Mais pas uniquement; parce que lorsqu’un quinquagénaire mâle, hétéro, blanc avec une certaine gouaille littéraire parle, on l’écoute. Et on lui donne la plateforme médiatique qu’il revendique; à la table familiale, au travail ou à la radio-télévision.
De profondes et anciennes blessures
Si tous l’écoutent, chez certains la parole fait particulièrement mouche, comme un baume chaud sur de vieilles blessures.
Au siècle passé, Freud évoquait trois blessures narcissiques : celle infligée par Copernic, qui nous fit comprendre que le monde ne tournait pas autour de nous, celle de Darwin, qui démontra que l’homme n’était qu’un chaînon isolé et tardif dans l’évolution, et finalement celle infligée par Freud lui-même (comble du narcissisme) qui nous expliqua que nous n’étions pas des êtres guidés par la raison, ni même maîtres de nos pulsions (et pourtant il ne connaissait pas encore Donald Trump).
Le XXème siècle ajoutait ensuite à ces blessures de nouveaux coups: les faits qu’il ne suffisait plus d’avoir un pénis blanc pour être meilleur que la majeure partie de l’humanité, que les femmes auraient une âme et autant de compétences qu’eux (même en politique), de même que les non-caucasiens (et on ne parlera pas des homosexuels, qui insultent ouvertement l’honneur qui leur a été donné de naître hommes – quant aux lesbiennes, elles posent moins de problèmes). Pour finir, on nous annonce que toute notre technologie met en branle des processus naturels que nous serions incapables de maîtriser…
Il y a de quoi perdre ses moyens, non ? En particulier pour le grand nombre de personnes fortement malmenées socio-économiquement: que leur reste-t-il pour leur estime?
Le défi de la complexité de notre monde
Il fut un temps où l’on pouvait se revendiquer de droite ou de gauche, en ayant l’illusion de connaître le juste et le faux. C’est de plus en plus difficile, les problèmes complexes auxquels nous sommes confrontés demandant davantage de nuances qu’une solution de type liberté individuelle ou protection étatique. Pire encore, nous avons à faire quotidiennement des choix truffés de conflits d’objectifs, que l’on nous agite de plus en plus sous le nez. La désorientation est importante et il faut apprendre à agir dans l’incertitude, à chercher le mieux plutôt que le bien, le mieux plutôt que le plus.
Au milieu de cette complexité, la tentation est grande de se raccrocher à un modèle simple, qui nous donne une lecture manichéenne du monde (qu’il soit religieux, politique ou comportemental). Se faire végan peut rassurer, en donnant une lecture unique du monde, de la même manière que certains se sont convertis à l’islam, ou votent une liste de parti plutôt que des personnes aux élections.
Au final, comme un enfant désécurisé, on se lance dans un caprice, en prenant une décision extrême, folle, juste pour provoquer une réaction, par désarroi. Non pas parce que l’on a des couilles, mais parce que l’on a peur. Et parce que foncer la tête la première dans un mur bien identifié fait parfois moins peur que d’errer dans le brouillard de l’avenir.
Les bobos: le complexe des “décomplexés”
Un phénomène semblable se passe avec ceux qui sont tentés par le slogan facile de la nouvelle « droite décomplexée » que brandit en France Copé. Cette droite n’est pas du tout décomplexée, au contraire ; elle fait juste semblant qu’elle ne l’est plus, en rugissant comme un animal effrayé, d’autant plus en voyant que cela fait peur aux autres. Mais son complexe, elle le garde tout au fond d’elle. Par son intolérance et son égoïsme, elle trouve une légitimation facile à son rôle social: le fait de faire partie de la bonne catégorie, celle des mâles français, aux racines “gauloises”. Mais un vote ou une appartenance politique n’a jamais décomplexé personne ; ça se saurait.
De là vient aussi l’ aversion profonde envers les « bobos bien-pensant ». Notamment parce que les bourgeois-bohème vivent ces conflits d’objectifs ouvertement; ils sont socialement bien placés, et se soucient des plus faibles. Ils remettent en question le statut automatique du mâle, ou du blanc. Ils doutent ; et ils agissent aussi. Ils pensent à eux, aux autres aussi, parfois. En ne respectant ni les mantras de la gauche, ni de la droite, en rejetant les extrêmes, ils sont accusés d’être politiquement corrects ; alors qu’ils ne sont précisément pas corrects selon les idéologies « pures » classiques. Ils ont consciences de ne pas être parfait. Ils ont conscience de faire de leur mieux, et surtout de ne pas être meilleurs de par leurs attributs génétiques.
Ne laissons pas faire nos petits Trumps
Plus près de chez nous, lorsque l’on écoute parler les Freysinger, les Bonnant, les Köppel à l’occasion d’une de leurs rodomontades publiques, on comprend la force de leur stratégie. En opposant le « peuple » à une élite, ils désignent un ennemi tout en renforçant le complexe (la gauche aussi se met à jouer dans ce registre, attribuant insidieusement des certificats de pureté « populaire »). En osant un humour sexiste et graveleux, ils tentent de sauver les derniers schémas rassurants de paternalisme. En attribuant les problèmes aux migrants, ils qualifient indirectement les indigènes comme intrinsèquement meilleurs. En se décorant de pensée libre, ils ne font qu’ânonner des mantras révolus. Cela rassure les complexés et les mal positionnés. Lorsque Köppel vient jubiler à Forum (RTS, la Première) autour des 16 pages de son journal consacrées à la bonne nouvelle pour la démocratie que serait la victoire de Trump, il se pose en héros franc-tireur; alors qu’il n’est que manipulateur, alors qu’il est la caricature de l’intellectuel, apparatchik issu du système UDC, mis en place par le patriarche de Herrliberg. Tullius Detritus de la démocratie, ces hommes sont des pervers narcissiques, abusant avec art une trop grande partie du peuple suisse.
Le chant du cygne?
Reste à savoir si le séisme Trump est le chant du cygne ou le renouveau de ces fléaux du XXème siècle que sont le sexisme et le racisme. Je suis fondamentalement optimiste, considérant ceci comme une dernière poussée désespérée. A condition que l’on mette des mots sans concession sur les Trumps de nos contrées, et que nous donnions à tous une raison d’être fier, au delà de la taille et de la couleur de leur sexe. En ce sens, notre monde demande une pensée moins caricaturale que oui ou non au capitalisme. Il a besoin de femmes et d’hommes libres, de femmes et d’hommes qui veulent le mieux, ensemble, et non l’un contre l’autre. Notre monde a besoin de femmes et d’hommes qui élèvent la voix lorsque une attitude est déplacée, tout en cherchant des moyens pour tous de trouver une vraie estime de soi.