LE BAC À SABLE

Comment «Le Temps» conçoit la vidéo au sein de sa rédaction

Lausanne. 15.11.2017. L'équipe vidéo, Vanessa Lam, Xavier Filliez et Guillaume Carel.. photo © eddy mottaz


Depuis l’été dernier, Le Temps a investi des ressources considérables dans la vidéo. Notre équipe est désormais composée de cinq vidéastes qui réalisent quasi quotidiennement des contenus visuels pour notre site internet et nos réseaux sociaux. Nous sommes deux journalistes confirmés, il y a deux journalistes en formation. Deux d’entre nous ont un profil plus technique avec notamment des compétences en motion design.

Comme tous les journaux qui ont adopté le réflexe vidéo ces dernières années, Le Temps tâtonne encore et cherche le bon modèle pour produire des contenus qualitatifs et les promouvoir efficacement. Après six mois de fonctionnement au sein de notre nouvelle structure, la Digital Factory, composée de vidéastes, de deux social media managers, d’un business development manager et de trois techniciens (développeurs et gestion de projet), voici quelques réflexions que nous voulons partager avec vous:


1. Non au «tout vidéo»

Nous croyons dans la vidéo mais encore plus dans le journalisme multimédia. Nous n’avons donc pas succombé à la vague du «pivoting to video». Concrètement, au sein de la newsroom, ce support n’est pas devenu une obsession, un passage obligé, le prérequis d’un bon storytelling, mais seulement un moyen parmi d’autres de raconter une histoire. La question que nous nous posons à la naissance d’un sujet est invariable: «Quel est le meilleur support pour raconter cette histoire?» Et parfois la réponse est: la vidéo. Très souvent, ce n’est pas le cas. Les journalistes de la newsroom, print et web, continuent à mener leurs enquêtes et écrivent chaque semaine des récits palpitants, sans nécessairement une contribution de nos vidéastes.


2. Réinventer les vidéos «pure news»

Vous pouvez visionner quotidiennement sur les réseaux sociaux et notre site des vidéos qui ne correspondent pas tout à fait au postulat énoncé plus haut, courtes, avec du texte en surimpression, sur fond sonore? Ce format (les «snackables»), popularisé par AJ+ aux Etats-Unis, assez rapidement développé par nos confrères de Nouvo en Suisse romande et tant d’autres à travers le monde, a certes contribué à l’avènement de la vidéo comme nouvelle forme de narration sur les réseaux sociaux et capté de nouvelles audiences, mais nous constatons que ce modèle s’essouffle. Par ailleurs, en l’état, il ne correspond pas pleinement aux objectifs qualitatifs du Temps.

Pourquoi alors proposons-nous ce format? Pour deux raisons:

Parce qu’il est important, pour s’imposer comme producteur de contenus multimédias, de diffuser sur les réseaux sociaux et sur son site internet une offre régulière de vidéo. Cela permet de créer une communauté de fidèles et d’occuper le terrain. Même si la valeur ajoutée de ce type de contenu n’est parfois pas évidente pour le lectorat historique du Temps, nous nous efforçons de faire davantage qu’une mise en images de dépêches d’agence. Nous proposons un angle, un interlocuteur inédit, un ton. Nous cherchons encore la manière de nous approprier ce format et de trouver le petit plus qui en fera un contenu pleinement en phase avec l’identité «Le Temps».

Ces vidéos d’actu courtes ne sont clairement pas la priorité du Temps sur le plan éditorial mais nos statistiques confirment qu’elles pèsent de façon non négligeable sur la courbe de croissance de notre audience sur Facebook et letemps.ch, ce qui, in fine, aide à convaincre les annonceurs de l’impact de nos plateformes s’agissant de la vidéo, média de plus en plus populaire auprès de ces derniers. C’est l’objectif que nous visons et nous l’assumons pleinement, tous journalistes que nous sommes.

Une fois que notre équipe sera rodée, il n’est pas exclu que nous délaissions progressivement ce type de contenus pour proposer davantage de formats à forte valeur ajoutée ou, de façon générale, plus conformes à l’ADN du Temps. Nous en produisons déjà. Mais nous en ferons plus, probablement dès la rentrée prochaine.


3. Explorer, échouer, recommencer

Nous pensons que Le Temps doit continuer à offrir du contenu qualitatif, qui suscite la réflexion, encourage le débat et fédère une communauté en Suisse romande et dans le reste de la francophonie. C’est pourquoi nous explorons de nombreux formats:


Nous proposerons régulièrement de nouveaus formats. Nous explorerons, échouerons et recommencerons.

Notre objectif est double. Premièrement, satisfaire notre lectorat de base et offrir ainsi des contenus qui répondent aux exigences de qualité du Temps. Et parallèlement, nous ouvrir à une audience nouvelle, peu familière de nos contenus, par l’intermédiaire des réseaux sociaux et de notre site internet.


4. Refuser le diktat du clic

Ce blog en est à lui seul l’illustration: nous croyons fondamentalement aux vertus du laboratoire dans les médias. Et même si nous cherchons à développer la visibilité de nos contenus sur de multiples plateformes, nous faisons des choix. Le premier d’entre eux, le plus important: nous refusons le diktat du clic.

Dans les éditions print et web du Temps, les articles experts en pages Sciences ou Eco, les interviews en pages Culture, les enquêtes en pages Suisse ou en Temps Fort ne sont pas dictés par leur audience (mesurable avec précision grâce aux outils online), mais par la nécessité de faire du journalisme de qualité.

Il en va de même pour la vidéo. Ce n’est pas parce qu’une vidéo ne rencontre pas le succès escompté – mesuré en vidéos vues – que nous arrêterons de produire des vidéos du même type. Nous préférons une poignée d’internautes passionnés, engagés et très satisfaits – données que l’on mesure également en termes de taux de visionnement moyen d’une vidéo. Ils comptent plus qu’un nombre incalculable d’internautes qui ne visionne que quelques secondes d’une vidéo parce qu’elle est en autoplay sur Facebook (à lire: Comment ne pas se faire berner par les statistiques vidéo de Facebook).

A ce titre, le choix du support de diffusion est fondamental et nous avons encore beaucoup à faire en la matière pour nous améliorer.

Répondre à ces questions nécessitera encore de nombreux mois de tests, de succès inattendus et de grosses déceptions et sans doute n’aurons-nous jamais la réponse définitive.


5. Notre public cible: celui qui s’engage

A ce stade, nous veillons surtout à prendre beaucoup de précautions lors de l’analyse de nos succès d’audience. Une vue automatique (autoplay) n’a évidemment pas la même valeur qu’une vue déclenchée par l’utilisateur en appuyant sur le bouton du player. Une vue sur Facebook est donc importante mais elle n’a pas la même valeur qu’une vue sur notre site internet, où l’internaute aura fait le choix délibéré de se rendre et où, espère-t-on, il restera.

Globalement:

Dans les prochains mois, nous visons à augmenter substantiellement les vidéos vues sur notre site internet et nous engagerons plus de moyens pour la diffusion de contenus documentés et «evergreen» (republiables lorsque l’actualité le demande), notamment à destination de notre site internet et de notre chaîne YouTube.


6. Le «branded content» n’est pas un gros mot (pas toujours)

Au sein de l’équipe vidéo du Temps comme dans le reste de la rédaction, notre objectif ultime est le même que celui de nos confrères à travers le monde: convaincre les lecteurs/internautes que nos contenus de qualité méritent d’être payés. Les vidéos du Temps ne sont pas, en soi, un contenu payant, mais elles doivent trouver leur modèle économique.

Voici comment:


7. Travailler dans la newsroom et s’en affranchir

Au quotidien, nous, les vidéastes de la Digital Factory, sommes en immersion dans la newsroom mais nous essayons en même temps de nous en affranchir.

Je m’explique. Nous participons aux séances de rédaction hebdomadaires et quotidiennes pour nous calquer sur une actualité immanquable discutée pour le journal print/web. Lorsque nous produisons un sujet en collaboration avec les journalistes de la newsroom, en complément à leur article, nous travaillons souvent en binôme, parfois seuls.

Notre challenge à tous: trouver le bon équilibre entre les inputs et compétences techniques des vidéastes d’une part, et les initiatives et la connaissance du sujet des journalistes de la newsroom d’autre part. Il s’agit pour nous, vidéastes, de leur faire comprendre que nous ne sommes pas uniquement des «techniciens» à leur service mais que notre sens du storytelling vidéo est précieux. Il s’agit pour eux de nous rappeler que nous pouvons les solliciter, mais à une juste dose, sans nous appuyer totalement sur eux et ainsi les surcharger de travail.

Cela donne parfois lieu à quelques résistances de part et d’autre. Certains confrères ou certaines consœurs de la newsroom ont pu se montrer réticent(e)s à la collaboration pour des raisons pas toujours évidentes. L’impression, nous a-t-il semblé parfois, que notre travail n’est pas «digne» du Temps ou de la grande époque du print. Ou la crainte de voir leurs habitudes de travail bouleversées. Mais dans l’ensemble, la mayonnaise prend bien.

Nous fonctionnons également comme une structure autonome, occupée à des projets totalement indépendants de l’édition du journal. Parfois, souvent même, un contenu vaudra la peine d’être traité en vidéo sans qu’il soit nécessaire d’y consacrer un article dans l’édition print du Temps.

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