Des mots si importants pour I. Cassis

La transition entre Didier Burkhalter et Ignazio Cassis à la tête des affaires étrangères est marquée par l’importance des mots. Tout spécialement dans le dossier européen, ces mots ne sont pas seulement là pour décrire la réalité, ils la façonnent. Quand I. Cassis parle de conclure un accord « transversal », il créé un nouvel objet politique. De même, lorsque l’ambassadrice de France en Suisse évoque un « accord chapeau », elle convoque de nouvelles réalités.

Cet exemple rend particulièrement visible l’importance des métaphores dans le discours politique. Selon la formule du linguiste Georg Lakoff, ces métaphores sont les pièces maitresses des différents framings politiques (voir notamment son livre “Don’t think of an elephant”). Elles mettent en exergue certains traits de la réalité, alors que, simultanément, elles en dissimulent d’autres. En d’autres mots, elles fonctionnent comme des lunettes qui améliorent une partie de la vision, mais cachent certains angles. Prenons l’exemple de la rénovation des relations bilatérales par le biais d’un accord général et comparons les différentes métaphores à disposition : un accord « cadre », un accord « transversal », un accord « chapeau ». Faites honnêtement le test : quelles images mentales apparaissent chez vous au moment où vous découvrez ces trois métaphores ? L’accord « cadre » évoque l’ordre, la nécessité de donner des règles, l’ambition de tout remettre à plat pour clarifier. L’accord « transversal » est beaucoup moins hiérarchique, il semble déjà parcourir l’ensemble des dossiers, à la manière d’un fil rouge à travers les relations Suisse-UE. Quant au « chapeau », il se place clairement au-dessus de la mêlée, recouvrant de manière sympathique les relations entre les deux parties.

Ces réflexions de communication politique sont extrêmement sérieuses. Certes, les mots ne permettent pas de résoudre les difficiles questions de contenu, mais il serait faux d’opposer “négociations sérieuses” et “emballage politique”. Aucune des questions n’est posée hors des mots. Impossible de nommer une réalité sans la catégoriser, l’ordonner et, au final, lui donner une orientation générale. Dire la réalité, c’est déjà prendre parti. A fortiori en politique. Qualifier cet accord de cadre/transversal/chapeau, c’est déjà rendre visible la partie essentielle de la campagne de votation à venir. De manière plus ou moins consciente, cette image de nos relations avec l’UE influe notre façon de penser les défis que nous devons affronter. Elle conditionne notre approche et nos réponses.

I. Cassis a donc raison de chercher à inventer de nouveaux mots. Il s’est engagé sur la bonne voie. Son véritable défi, c’est d’aller plus à fond dans cette démarche. Renommer l’accord ne sert presque à rien si le framing général des relations entre la Suisse et l’UE n’est pas pensé à neuf. L’accord arrive en fin de réflexion ; il vient conclure la construction d’un édifice qui doit être redessiné. D’ailleurs, avez-vous noté l’emploi de la métaphore de l’ « édifice » ? Pourquoi ai-je choisi ce mot (évoquant une maison patiemment construite, solide, mais également peu transformable) plutôt que celui d’un « réseau » (évoquant une multitude de relations désordonnées, mais aisément modifiables) ? Dire la réalité, c’est déjà prendre parti.

La volonté de D. Burkhalter de « rénover la voie bilatérale » (une rénovation qui sied bien à la métaphore de l’édifice) s’est heurtée à la difficulté de raconter une nouvelle histoire des relations bilatérales. Dans une contribution foraus, j’ai proposé un nouveau framing basé sur la volonté d’association entre la Suisse et l’UE. Deux associés qui cherchent ensemble à promouvoir leurs intérêts communs et respectifs. D’autres préfèrent la métaphore du partenariat, de l’alliance ou même des vieux amis. Certains y voient plutôt un simple accord économique, à la manière d’un compte de pertes et profits. Tout ceci est ouvert au débat, même si on peut douter que certains framings suffisent à porter sur le long terme une question aussi importante que les relations bilatérales. A ce titre, la lecture strictement économique nous rend peut-être le mauvais service d’être le plus petit dénominateur commun. Un framing commun, mais faible et peu inspirant. Puisse le nouveau ministre réussir à réinvestir ces relations avec de nouveaux mots.

Lettre ouverte à Didier Burkhalter

Cher Monsieur le Ministre,

J’espère que vous allez pour le mieux après une semaine qui fut certainement intense. Que de chemin parcouru depuis la première lettre ouverte que je vous avais adressée en 2012, la semaine où vous preniez vos quartiers au DFAE. Pas d’inquiétude, cette lettre ne veut pas boucler une boucle par trop artificielle. L’heure n’est pas encore au bilan ou aux adieux, loin de là, et vous comprendrez vite que je ne veux pas vous souhaiter une heureuse et tranquille retraite.

A l’inverse, le moment est à l’action. Profitez de vos derniers mois pour faire ce que la politique européenne exige depuis tant d’années : créer de la transparence sur l’état de nos relations avec l’UE. Mettez sur la table le fond du problème : une relation de dépendance et une forme d’asservissement volontaire dont personne ne dit le nom, sans rien en ignorer toutefois. En un mot, faites vôtre cette citation de Camus dans La Peste : « J’ai compris que tout le malheur des hommes venait de ce qu’ils ne tenaient pas un langage clair ».

Où débuter cette tâche herculéenne ? Le traitement vendredi 16 juin par le Conseil fédéral de la directive européenne sur l’acquisition et la détention d’armes nous offre un bon début. Cette directive va changer les règles en vigueur dans tout l’espace Schengen et, en tant que membre, la Suisse doit reprendre ces changements. La Suisse a certes le droit – « en principe » – de refuser de mettre en œuvre une telle évolution du droit européen. Dans le cas du régime de Schengen, cette décision aurait pour conséquence que l’accord cesse d’être applicable dans un délai de 3 mois, à moins que le comité mixte (organe politique de résolution des conflits composé de représentants des deux parties) n’adopte une autre position.

La Suisse a donc une option très théorique de ne pas reprendre ce que d’autres décident pour elle. Et la rhétorique façon « méthode Coué » du Conseil fédéral n’y change rien. Dans son message de 2004 sur les Bilatérales II, les autorités notent en effet que « la Suisse conserve toute son autonomie de décision: elle décidera en toute indépendance si elle souhaite ou non reprendre un nouveau développement de l’acquis de Schengen et de Dublin ». Le Conseil fédéral se garde bien d’expliciter dans toute sa clarté que la Suisse n’a aucun droit de participer à la co-décision. La Suisse a le droit d’être informée, d’être consultée et de participer à l’élaboration des nouvelles normes (decision-shaping). Elle ne peut ensuite participer au vote (decision-taking). Et dans la phase commune, les Etats membres de l’UE ne sont pas obligés de tenir compte de l’avis exprimé par la Suisse. Cet avis peut ainsi simplement rester lettre morte. La directive sur les armes est à ce titre un exemple de réussite helvétique, les traditions liées à l’arme militaire et à la pratique du tir ayant pu être prises en compte.

Cette pleine « autonomie de décision » dont parlait le Conseil fédéral en 2004 se lit à merveille dans les chiffres de la passivité suisse. Depuis l’entrée en vigueur de l’accord de Schengen, la Suisse a adapté son droit suite à un changement de droit européen à 189 reprises (état au 17 avril 2017). Parmi ces développements, 29 portent sur des normes dont la reprise exigeait l’approbation du Parlement. « En principe » toutefois, la Suisse était libre de ne pas reprendre ces évolutions. Oui mais voilà, le Parlement a préféré jouer son rôle de caisse enregistreuse. Décision tout à fait raisonnable, même si les élus fédéraux n’aiment pas trop en parler.

Car Schengen n’est qu’un exemple parmi une foule de pratiques organisées autour de l’idée saugrenue de « reprise autonome » du droit européen. La Suisse est prête à modifier ses propres lois (« reprise ») de manière « libre » et « volontaire » (« autonome »), le tout pour éviter des conséquences néfastes (cessation d’un accord dans le cas Schengen, ou alors discrimination dans l’accès au marché européen). Cette étrange pratique pour une démocratie si fière cache mal le rapport de force qui se joue en fond. La Suisse est dépendante de l’UE : sur un plan économique, sur un plan sécuritaire et sur le plan de la gestion commune des défis partagés, à l’exemple des défis de l’asile. Cette dépendance profonde n’est pas métaphysique ou idéologique. Elle relève du domaine des faits que personne ne conteste, même si bon nombre d’acteurs politiques essayent de les passer sous silence. Reconnaître cette dépendance profonde ne signifie pas nier que l’UE a également un intérêt à entretenir de bonnes relations avec la Suisse. La Suisse est un partenaire économique important et l’UE ne manque jamais de souligner les valeurs communes entre les deux partenaires.

Dans cette situation d’omerta politique, je rêve de voir un ministre aussi respecté que vous mettre ces chiffres de la dépendance au cœur du débat public. De quoi répondre de manière cinglante à ceux qui dénoncent votre optimisme forcé et donner un sérieux coup de main à votre successeur(e). En effet, les débats à venir sur l’accord institutionnel ne peuvent avoir lieu dans ce silence assourdissant sur l’état actuel de nos relations avec l’UE. Ce constat rejoint les forces politiques les plus critiques : notre débat national ne sera pas serein et durable si nous n’offrons pas les conditions de transparence et d’honnêteté indispensable aux choix citoyens. Après avoir reconnu cette dépendance et cet asservissement volontaire, chacun des camps en présence pourra faire valoir la meilleure réponse qu’il a en main pour la seule question qui vaille : comment la Suisse peut-elle promouvoir ses intérêts propres et s’allier avec l’UE pour défendre leurs intérêts communs ?

Monsieur Burkhalter, vous aurez compris qu’en lieu et place d’une belle retraite, je vous souhaite du courage pour cette belle mission de transparence.

Bien à vous,

Johan Rochel