Éloge de l’hystérie (climatique)

« L’hystérie est morte, c’est entendu. Elle a emporté avec elle ses énigmes dans sa tombe », écrivait Etienne Trillat en conclusion de son bel ouvrage Histoire de l’hystérie paru en 1986[i]. Il est vrai qu’après avoir atteint son apogée à la fin du 19e siècle, l’hystérie a quasiment disparu de la nosographie actuelle. Exit les suffocations de la matrice, les vapeurs, la grande crise hystérique de Charcot ou le conflit œdipien analysé par Freud. De l’hystérie, il ne reste plus que les troubles de conversion et les états dissociatifs, un ensemble de syndromes variés se manifestant sans atteinte anatomo-pathologique observable.

Mais, dit-on, un autre type d’hystérie se donne à voir dans la rue, où des foules enfiévrées se réunissent pour défendre des causes écologiques plutôt que d’aller à l’école ou travailler comme tout le monde. La critique de l’hystérie climatique est le nouveau point de ralliement de la droite climato-sceptique et presque un passage obligé pour qui veut railler les mouvements écologiques. Pourtant, les auteurs de ces critiques ne définissent jamais ce qu’ils entendent par hystérie. C’est bien dommage, étant donné que ce diagnostic a beaucoup de choses à nous apprendre sur ceux qui l’emploient.

Histoire de l’hystérie

Au IVe siècle avant notre ère, la tradition hippocratique décrit différents maux liés à l’utérus (hystera en grec). L’organe, doté d’une autonomie presque animale, se déplace dans le ventre lorsqu’il y a rétention de règles, sécheresse de la matrice ou insuffisance de coït. Le tableau clinique associe suffocation, spasmes, lividité, hypersalivation ou révulsion des globes oculaires, entre autres. Le traitement consiste à faire revenir l’utérus au bon endroit, manuellement ou à l’aide d’odeurs agréables agitées près de la vulve. Cette maladie utérine, qui ne s’appelle pas encore hystérie (le mot apparait en 1703[ii]) se maintient jusqu’au siècle dernier. L’utérus est tantôt caractérisé comme un égout qui doit faire s’écouler les menstrues et sécrétions féminines, sous peine d’empoisonner le corps ; tantôt comme un organe lubrique, responsable à lui seul de tous les étranges comportements des femmes.

Au 17e siècle, certains médecins déplacent le siège de l’hystérie au cerveau. Les symptômes perdent leur connotation bassement sexuelle pour s’anoblir avec la fragilité nerveuse, la fatigue, l’ennui, la tristesse, ce qui deviendra le spleen au 19e. Dans la version cérébrale, l’homme est également touché, bien que plus rarement. D’une manière générale, l’hystérique mâle est un homme efféminé ou homosexuel, qui partage les bassesses de la féminité.

Avec Freud, l’hystérie quitte définitivement le cerveau et l’utérus pour s’installer dans l’esprit. Les symptômes deviennent l’expression d’un conflit psychique sous-jacent entre un désir inconscient qui émerge et des normes sociales, familiales ou culturelles qui le répriment. Le symptôme hystérique est le langage symbolique par lequel le désir refoulé cherche à s’exprimer. La méthode analytique permet de mettre à jour le conflit, ce qui fait disparaître le symptôme rendu inutile. La psychanalyse a un rôle ambigu face au sexisme du diagnostic : si elle donne enfin la parole aux femmes, ces dernières restent cantonnées dans le rôle de patientes autour desquelles les hommes s’affairent (le père, l’amant ou le mari demandent au thérapeute de guérir la femme)[iii].

Au début du siècle dernier, l’hystérie entame un lent déclin, ses manifestations étant progressivement rattachées à la psychiatrie et à la neurologie. On peut se demander si les différentes luttes sociales des femmes n’ont pas joué un rôle dans cette évolution.

Ce que nous dit l’hystérie

L’hystérie est insaisissable. Elle n’a pas d’existence autre que celle que lui donne une époque et une culture donnée. Mais on peut tirer de cette histoire éclatée une conclusion intéressante : En tout temps, le diagnostic d’hystérie a été utilisé pour assigner un rôle social aux femmes en rendant pathologique les comportements qui s’en écartent, comme par exemple lorsqu’il est question de la sexualité ou les revendications pour l’égalité. Depuis la fin du 19e siècle, tous les mouvements féministes exigeant le droit de vote ont été traités d’hystériques. Plus rarement, l’hystérie a été employée pour stigmatiser les classes ouvrières, hommes et femmes confondu·es.

En dénonçant l’hystérie climatique, les contempteur·ices des mouvements écologistes se mettent dans la position rationnelle masculine critiquant l’émotivité et le sentimentalisme féminin des manifestant·es. Et pourtant, la rationalité scientifique semble de plus en plus être du côté des second·es. Pire : en dénigrant avec condescendance ces manifestations, ils refusent de voir le message caché derrière le symptôme. Dans leur vision des choses, le fait même de se révolter est anachronique, bizarre, inadéquat. Comme si le monde nous était donné une fois pour toutes, comme si les luttes sociales appartenaient au passé ! En réalité, le monde est plein de conflictualité, de bouleversements sociaux et historiques qui font naître des comportements nouveaux, inédits, qui sont discrédités par ceux qui ont intérêt à ce que rien ne change.

Qui aujourd’hui oserait remettre en question la lutte hystérique pour le droit de vote des femmes ?

Qui, dans cinquante ans, osera critiquer l’hystérie climatique de notre temps ?

 

[i] Trillat E., 2006, Histoire de l’hystérie, Editions Frison-Roche, Paris (édition originale : Éditions Seghers, Paris 1986).

[ii] Arnaud S., 2014, L’intention de l’hystérie au temps des lumières (1670-1820), éditions EHESS, Paris

[iii] Chiche S., 2018 Une histoire érotique de la psychanalyse, Payot, Paris. Voir le chapitre sur Dora, un des cas sur laquelle la théorie freudienne de l’hystérie s’appuie, et qui a aussi marqué le courant féministe, certaines ne manquant pas d’affirmer : quelle femme n’est pas Dora ?

 

Photo: Le Dr Charcot à la Salpêtrière (1887). Peinture d’André Brouillet. (Hôpital neurologique, Lyon.) Crédit : Ph. René Basset

La fascination pour le diagnostic de Donald Trump

S’il y a bien une règle que Donald Trump peut se prévaloir de respecter, c’est celle que Freud prescrivait à ses patients avant de les allonger pour la première fois sur le divan : « Vous allez observer que, pendant votre récit, diverses idées vont surgir, des idées que vous voudriez bien rejeter parce qu’elles ont passé par le crible de votre critique. Vous serez tenté de vous dire : “Ceci ou cela n’a rien à voir ici” ou bien “telle chose n’a aucune importance” ou encore “c’est insensé et il n’y a pas lieu d’en parler”. Ne cédez pas à cette critique et parlez malgré tout, même quand vous répugnez à le faire ou justement à cause de cela »[1]. Cette règle faisait émerger des pensées inconscientes, favorisant ainsi le travail analytique.

Ainsi, les prises de paroles de Donald Trump, le flot ininterrompu de ses tweets sans censure et parfois sans signification – comme le mystérieux « covfefe » tweeté en mai 2017 – offrent un matériel inespéré à ceux qui voudraient lui trouver un diagnostic – et s’assurer un succès éditorial. On ne compte en effet plus le nombre de livre critiquant la personnalité de Trump, analysant le moindre de ses comportements pour démontrer sa folie. Les nombreux échos des médias américains transforment chaque brûlot en best-seller. Dernier-né du genre, le documentaire Unfit, qui sort à la fin de ce mois aux États-Unis, compare Donald Trump à Hitler et démontre avec l’appui de psychiatres émérites que le président est un psychopathe. L’enjeu est de taille à l’approche des élections. D’autant plus que le 25e amendement de la Constitution des États-Unis permet d’écarter du pouvoir de manière temporaire ou définitive un président reconnu incapable d’exercer sa fonction. Mais à force de centrer sur le personnage plutôt que sur sa politique, on occulte les dimensions sociales et économiques qui ont permis son ascension, laissant ainsi un boulevard pour le tout prochain Trump.

Le couple Conway, le président et le quarterback

Kellyanne Conway est depuis 2016 la plus proche conseillère de Donald Trump. On lui doit notamment l’invention des « faits alternatifs ». George Conway est quant à lui l’un des plus féroce adversaire du président au sein le camp conservateur. Le couple illustre les clivages des républicains face à Donald Trump. L’affrontement a pris une tournure beaucoup plus dramatique ces derniers jours avec l’appel à l’aide de leur fille sur twitter, les décidant chacun de leur côté à prendre leur distance avec la politique.

Un des angles d’attaque de George Conway contre Donald Trump est justement le narcissisme pathologique de Trump[2]. Dans un essai paru en 2019[3], l’avocat fait le curieux parallèle entre le diagnostic du président et la jambe cassée du quarterback des Washington Redskins Alex Smith lors d’un match face aux Houston Texans. Subissant une lourde charge de ses adversaires, le joueur s’écroule et se tord de douleur. Les ralentis montrent la déformation de la jambe, le pied qui prend des angles interdits par l’anatomie. Les téléspectateurices ne sont pas chirurgien·nes orthopédiques. Iels ne savent pas combien d’os contient la jambe et ne savent pas pratiquer un examen clinique. Selon Conway, Iels en savent toutefois assez pour dire que la jambe est cassée. Il en irait de même pour le diagnostic du président : même sans être psychiatre, tout le monde peut dire que quelque chose cloche chez Donald Trump. Mieux : toute personne capable de lire le Diagnostical and Statistical Manual (DSM) peut poser le diagnostic de trouble de la personnalité narcissique.

Le DSM ou l’amour de l’observation

En effet, le manuel de nosographie psychiatrique américain privilégie explicitement l’observation à l’explication. En construisant des critères simples et reproductibles, il permet à tout profane d’y aller avec son diagnostic. Et peu importe si l’origine de la maladie, la causalité psychique, biologique et environnementale son parfaitement ignorées.

Les diagnostics psychiatriques n’ont bien souvent qu’une utilité administrative : demander une prise en charge assurantielle, justifier une incapacité de travail, se positionner sur la capacité de discernement et la responsabilité individuelle, faciliter la recherche ou la communication entre médecins. Poser un diagnostic n’a jamais soigné personne : c’est la discussion que l’on peut avoir avec le patient autour du diagnostic qui peut l’aider à se connaitre et comprendre l’origine de ses souffrances. A l’inverse, poser un diagnostic peut-être source d’une importante stigmatisation dans la société, et nier les causes structurelles qui l’ont produites, comme par exemple la souffrance au travail, la précarité, ou les traumatismes subis durant un parcours migratoire.

Si peu de psychiatres et psychologues réfutent le narcissisme de Trump, leurs prises de position dans le débat public sont divisées. Il y a tout d’abord les thérapeutes interventionnistes, qui estiment que c’est de leur devoir moral et civique d’avertir de la dangerosité du personnage[4]. D’autres invoquent au contraire la Goldwater rule, qui interdit aux spécialistes de santé mentale de se prononcer publiquement sur le diagnostic de personnalités qu’ils n’ont pas examinés et qui n’ont pas donné leur consentement. Pour terminer, il y a des experts comme Allen Frances qui estime que le diagnostic de trouble de la personnalité narcissique ne saurait être posé chez Donald Trump en l’absence de souffrance personnelle ou de dysfonction[5].

Si ces questions sont intéressantes, elles ne sont d’aucune utilité pour comprendre l’accession d’un président narcissique au pouvoir. Car Trump n’est pas devenu narcissique une fois président. Il est plutôt dans la parfaite continuité du magnat de l’immobilier, de la star de la télé-réalité et du candidat qu’il a été. Ce qui fait que les électeurs ont voté pour lui en connaissance de cause.

Et les électeurs de Trump dans tout ça ?

On les avait presque oubliés ceux-là. Il faut dire que quand on parle d’eux, c’est souvent pour décrier leur racisme, leur machisme ou leur arriération. Hillary Clinton elle-même les a traité de panier de pitoyable. C’était quelques semaines avant les élections et la victoire surprise de son adversaire. Mais plutôt que dénigrer ses électeurs, il faudrait plutôt essayer de comprendre pourquoi les états de la Rust-Belt, qui avaient votés en faveur de Barack Obama en 2008 et 2012, ont préféré voter pour Donald Trump plutôt que Hillary Clinton en 2016.

Jérome Karabel, sociologue et professeur à l’université de Berkeley, évoque le glissement idéologique des démocrates, qui ne se préoccupent plus des ouvriers, des chômeurs victimes de délocalisations ainsi que des perdants de la mondialisation et de la désindustrialisation[6]. Ce faisant, ils ont ouvert un boulevard à un candidat dégagiste, qui a réussi à critiquer le système sans attirer le regard sur le fait que sa fortune lui vient justement de ce système.

Une rationalité mortifère derrière la politique de Trump

Il est certes assez angoissant d’imaginer un président de la trempe de Trump à la tête de la première puissance militaire mondiale. Mais ce n’est pas lui qui a envahi par deux fois l’Irak. Ce n’est pas lui qui a lancé deux bombes atomiques sur le japon ou tué des milliers de civils dans ses différentes opérations militaires sur le globe. De plus, si on destitue Trump, c’est pour mettre Mike Pence à la place. Peut-être que ce dernier se montrerait plus prévisible et policé, mais arrêterait-il la construction des murs à la frontière, la destruction des écosystèmes, la baisse fiscale indécente des plus riches et le soutien aux groupes d’extrême droite ? Trump n’est pas une parenthèse. Sa politique est à l’œuvre dans de nombreux pays dirigés par des présidents pas tous narcissiques. A l’approche des votations fédérales, il serait bon de se rappeler que la politique de Trump se pratique également chez nous.

Faire le lit du prochain Donald Trump

Ce n’est donc pas Trump qu’il faut combattre, c’est les idées qu’il véhicule et qui le dépassent largement. Bien sûr, il y aurait quelque chose de jouissif à lui dire « You’re fired », lui qui a prononcé tant de fois cette phrase dans son show de téléréalité. Mais de même que poser un diagnostic isolé ne sert à rien en psychiatrie, s’arrêter sur la personnalité pathologique de Trump détourne l’attention des problèmes sociaux et politiques qui ont conduit à son élection. Et prépare le lit pour un prochain Donald Trump.

 

 

[1] Freud, S. 2010, La technique psychanalytique, PUF

[2] Pour plus de detail concernant le narcissisme pathologique, voir https://blogs.letemps.ch/jeremie-andre/2020/08/04/narcisse-netait-pas-narcissique/

[3] Conway G., 2019, Unfit for Office, The Atlantic, 3 octobre 2019

[4] Lee B. and al. 2017, The dangerous case of Donald Trump, St-Martin’s Press, New-York

[5] France, A., 2017, Misdiagnosis Donald Trump, Journal of Mental Health, 26:5, 394-394

[6] Karabel J,. Comment perdre une élection, décembre 2016, Le Monde Diplomatique.

 

Crédit photo : “Donald Trump” by Gage Skidmore is licensed with CC BY-SA 2.0. To view a copy of this license, visit https://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0/