Et l’homme inventa le clitoris

Dans un ouvrage posthume paru en 1559, l’anatomiste italien Realdo Colombo revendiqua la découverte du clitoris, à qui il donna le pompeux nom d’« amour de Vénus ». Cette annonce fut prise très au sérieux et généra une longue polémique à propos de la paternité de cette trouvaille. Ce qui peut nous surprendre aujourd’hui, c’est que personne ne remit en question la possibilité même de découvrir un organe déjà connu – et éprouvé – par la moitié de l’humanité.

Le microcosme et le macrocosme

Il faut replacer cet épisode dans le contexte de l’avènement de l’anatomie durant le  « grand XVIe siècle », qui commence en 1492 avec la découverte, par un autre Colombo, de l’Amérique. Et rappeler que notre regard porté sur le corps est historiquement situé et diffère grandement des conceptions de l’Antiquité et du Moyen-Âge. Pendant des siècles une vision unitaire et indivisible du corps a prévalu , centrée sur la circulation des humeurs. Un corps par ailleurs considéré comme un univers en miniature, microcosme reproduisant en son sein les éléments du monde sensible. Pas étonnant dès lors que les découvertes anatomiques coïncident avec les grandes expéditions maritimes. Car tandis que Christophe Colomb et ses pairs profitent des innovations dans la navigation pour découvrir le monde, les anatomistes partent à la recherche des vérités du corps dans la nouvelle pratique de la dissection, élevée au rang d’art et de science. Apparues discrètement à la fin du 13e siècle, les dissections deviennent progressivement le moyen privilégié par lequel les médecins sondent les vérités du corps humain. Et qui dit nouvelle méthode, dit nouveaux résultats. L’essor de l’anatomie scientifique permet de développer une conception segmentaire du corps, centrée autour des organes, de leur localisation et de leur fonction. Étendu sur la table de dissection, le cadavre encore chaud du condamné à mort est comme un territoire que le scalpel et le regard de l’anatomiste découvrent, arpentent et cartographient. En ce sens, il n’est pas si étonnant que cette révolution conduise à la découverte du clitoris : le scalpel et le regard s’allient pour délimiter un organe et sa fonction : procurer du plaisir.

 

© Karen Knorr, The Order of Things, https://karenknorr.com

Colombo contre Colombo

Impossible d’ignorer la date de 1492. Tout élève l’a gravée dans la mémoire, en prévision d’interro surprise. Elle correspond au grand voyage d’un autre Colombo – ou Christophe Colomb, et sa dévouverte de l’Amérique. Le problème, c’est que le navigateur n’a, à proprement parlé, rien découvert. Les Vikings ont, en effet, accosté sur le continent cinq cents ans avant lui. D’ailleurs, Christophe Colomb a cru toute sa vie avoir tracé une nouvelle voie maritime vers l’Asie. Son importance a été amplifiée par une historiographie soucieuse de raconter le destin exceptionnel des marins européens. Comme si les peuples colonisés n’avaient pas de passé ’et qu’ils attendaient patiemment d’être « découverts » pour entrer dans l’histoire. Une découverte qui pour eux a été synonyme d’exactions, esclavage et déportation. Tout se passe comme si le génie maritime de quelques-uns pouvait excuser le génocide des Arawaks.

De même, Realdo Colombo n’a pas découvert le clitoris, un organe décrit depuis l’Antiquité déjà. Cette découverte s’inscrit dans un mouvement plus large d’un savoir médical masculin qui a confisqué puis combattu un savoir et une expertise longtemps détenus par les femmes sur leur corps, leur sexualité et leur santé. L’essor des traités médicaux grâce à l’imprimerie avantage de fait le savoir médical au détriment du savoir oral des femmes – à qui on n’apprenait généralement pas à lire. Cette confiscation s’est associée à une répression parfois féroce. On estime que de nombreux procès en sorcellerie concernaient des femmes exerçant illégalement la médecine.

Le clitoris comme emblème des luttes féministes.

À peine découvert, le clitoris, symbolisant pour les femmes le découplage entre plaisir et reproduction, a longtemps été tabou et réprimé, que ce soit anatomiquement par la pratique de l’excision, ou symboliquement à travers toutes ces théories visant à promouvoir le vagin sur le clitoris, le rôle de mère sur celui de femme, la procréation sur la jouissance. Aujourd’hui, le clitoris est devenu un symbole des luttes féministes pour se réapproprier leur corps et leur plaisir. Realdo Colombo se retourne-t-il dans sa tombe ?

Bibliographie : Rafael Mandressi, Le regard de l’anatomiste, 2003, Seuil ; Katharina Park, 2009, Les presses du réel.

 

 

Désormais, « La Fabrique du corps humain » est également le titre d’un roman.

Mes réflexions sur le corps s’enrichissent d’un regard porté par la fiction, à travers mon premier roman édité par Olivier Morattel. À la fois théâtre d’anatomie et théâtre des passions humaines, La Fabrique du corps humain est un véritable roman des corps. Le corps comme objet d’étude et de savoir. Le corps dépositaire des angoisses de l’homme contemporain. Et le corps modelé, traversé et parfois détruit par les exigences prédatrices du capitalisme sauvage.

Ce livre est à découvrir dans toutes les librairies francophones. S’il n’est pas dans les rayons, votre libraire peut facilement le commander en mentionnant les données suivantes :

Auteur : Jérémie André
Titre : La Fabrique du corps humain
ISBN : 978-2-9562349-6-8
Distributeur pour la Suisse (SERVIDIS)
Distributeur pour la France, la Belgique et le Canada (SOFIADIS)

Jérémie André

Jérémie André est médecin, doctorant à l’Université de Lausanne et écrivain. Au carrefour entre médecine, psychiatrie et sciences humaines, ce blog aborde des thèmes de société avec un regard de clinicien. Crédit photo : Céline Michel

3 réponses à “Et l’homme inventa le clitoris

  1. A celles et ceux qui, comme moi, ignoraient à peu près tout de l’auteur de cet article et de ses dons d’écrvivain en dehors de ce qu’il veut bien en révéler sur son blog, on ne peut que recommander de lire cet extrait de son livre accessible au lien suivant:

    https://www.double-mentoring.ch/dam/jcr:46daba51-8ac2-41c7-9a68-12c02c6dff55/double_2020_Jeremi_Andre.pdf

    Sa lecture permettra sans doute aux promeneuses et promeneurs du Grand-Pont nouvelle version de méditer sur ses rapports avec celui des abattoirs de 1742 comme sur ceux de la chaude-pisse et des voies impénétrables du Seigneur, autant qu’avec le sujet de ce blog.

    Petite question à l’auteur: L’ouvrage paru avec le même titre sous le nom d’André Vésale aux Actes Sud en 1987 et cette année sous votre nom chez Olivier Morattel ne feraient-ils qu’un?

    Quoi qu’il en soit, quel festin digne du Satyricon de Pétrone – à déconseller toutefois aux adeptes Vegan.

    1. Bonjour et merci pour votre commentaire ! L’extrait en question est une version ancienne du roman qui vient de paraitre, fruit d’un mentorat d’une année avec l’auteur Quentin Mouron en 2020. La nouvelle version se colle davantage à la réalité historique des rives du Flon. L’ouvrage d’Actes Sud que vous mentionnez est probablement une réédition de La Fabrique du corps humain, ouvrage d’anatomie paru en 1543 à Bâle, un ouvrage de référence dans le domaine de l’anatomie – un prochain article de ce blog devrait en parler prochainement.

      1. Merci à vous pour votre réponse (pardonnez-moi mes fautes de frappe, ou plutôt celles de mon clavier). Je me réjouis de lire votre ouvrage dans sa plus récente version. Il promet de jeter sur Lausanne et son passé une vive lumière, qu’on ne trouve ni au Syndicat d’Initiative ni à l’Office du Tourisme.

Les commentaires sont clos.