Malheureusement, la crise financière actuelle du CICR aura un impact négatif pour les victimes et pour ses collaborateurs. Que s’est-il passé? L’avenir nous le dira, mais quelques pistes peuvent être évoquées à ce stade.
J’ai été moi-même responsable des levées de fonds pour le HCR (Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés) et le FNUAP (Fonds des Nations Unies pour la polulation) de 2001 à 2007, deux organisations dont les mécanismes de financement sont similaires à ceux du CICR. Il est important de comprendre que ces organisations sont financées en grande partie par les contributions d’un nombre limité de donateurs gouvernementaux. Contrairement aux budgets du Secrétariat des Nations Unies et des Casques bleus financés par des contributions obligatoires, les contributions aux organisations humanitaires sont volontaires.
Un donateur peut donc en principe choisir d’y contribuer chaque année au niveau où il l’entend
Un donateur peut donc en principe choisir d’y contribuer chaque année au niveau où il l’entend. Le budget est établi sur la base d’une projection des contributions pour l’année suivante et les fonds sont engagés sur la base des promesses de dons reçues des donateurs qui se matérialisent tout au long de l’année. Le financement des opérations humanitaires comporte donc de nombreux aléas que l’organisation doit être en mesure de gérer.
Lorsque un nouveau Haut-Commissaire arrivait, il lui était difficile de comprendre que le budget approuvé en octobre par le Comité Exécutif du HCR, composé des pays donateurs et récepteurs de réfugiés, ne comportait aucune obligation légale de financement pour les gouvernements qui l’approuvent. Il incombait dès lors au responsable des levées de fonds de donner des prévisions de financement les plus réalistes possibles avant d’établir le budget. J’en ai passé des nuits blanches… Des prévisions trop prudentes signifieraient une opportunité perdue d’affecter davantage de ressources financières aux opérations. Au contraire, des projections trop optimistes provoqueraient une crise financière entraînant une paralysie des opérations. Pour ajouter à la difficulté, les promesses de dons ne se transforment en contributions sonnantes et trébuchantes qu’en cours d’année. Il fallait donc continuellement ajuster nos projections et attendre jusqu’au 31 décembre pour savoir si nos objectifs avaient été pleinement atteints.
Sur quelles bases fallait-il dès lors effectuer les prévisions pour établir et financer un budget équilibré? En l’absence d’une boule de cristal fiable, il fallait tout d’abord consulter les principaux donateurs sur leurs intentions de financement. De mon temps, douze gouvernements finançaient près de 85% du budget. L’exercice n’était donc pas trop complexe. Notre action était principalement financée sur le budget de l’action humanitaire de ces donateurs qui était voté par les parlements nationaux respectifs. En terme de prévisibilité, l’exercice n’était donc pas trop compliqué. Il existait cependant toujours le risque de voir un donateur obligé de diminuer une contribution suite à des coupes dans son budget national.
La difficulté consistait à chercher le 15% restant
La difficulté consistait à chercher le 15% restant (soit tout de même 150 millions pour un budget de 1 milliard…). Très logiquement, nos services subissaient une pression de la part de la hiérarchie (surtout si elle venait d’entrer en fonction) pour trouver des ressources financières supplémentaires. Où les chercher? Les options n’étaient pas infinies: soit il fallait convaincre de nouveaux donateurs gouvernementaux (tels les pays du Golfe, la Chine ou autres) soit trouver d’autres sources de financement dans le secteur privé (fondations, entreprises) ou auprès du public. De telles sources n’ont aucune garantie de durabilité. Les efforts pour y accéder n’avaient souvent aucune relation avec les résultats obtenus.
Les crises financières des grosses organisations humanitaires peuvent donc avoir grosso modo les causes suivantes: le budget n’a pas été établi en adéquation avec les prévisions financières, les prévisions financières ont été trop optimistes ou alors elles étaient réalistes, mais pour des raisons imprévues un gros donateur a fait faux bond.
L’action humanitaire évolue dans un secteur économique extrêmement compétitif
Plus globalement, l’action humanitaire évolue dans un secteur économique extrêmement compétitif. Selon les critères établis par l’économiste Porter pour mesurer la compétitivité d’un secteur économique[1], il est évident que le secteur humanitaire est un coupe-gorge où les nombreux acteurs se livrent un combat acharné pour accéder à des ressources limitées. La multiplication exponentielle des intervenants humanitaires rend ce combat encore plus rude. Les acteurs traditionnels ne peuvent plus vivre sur leurs acquis. Leur défi est donc celui de s’adapter à une nouvelle réalité sans trahir leur mandat originel. Plus facile à écrire qu’à mettre en œuvre…
Il fut un temps où tout paraissait plus simple: chaque organisation se cantonnait au mandat pour lequel elle avait été créée. Les humanitaires faisaient de l’humanitaire et les organisations de développement faisaient du développement. Les organisations multilatérales étaient financées par des gouvernements et les ONGs par des fonds privés. Nul besoin de coûteux mécanismes de coordination financés par des fonds humanitaires détournés de leur vocation première qui est celle de bénéficier aux victimes.
Il serait irréaliste d’imaginer pouvoir revenir en ces temps-là. Cela n’exonère cependant pas le monde humanitaire (pays donateurs et organisations humanitaires) d’envisager une réforme des mécanismes de financement qui soient plus prévisibles et moins éclatés parmi un nombre d’intervenants limités sur le terrain. La crise du CICR pourrait dès lors avoir un effet salutaire pour le secteur humanitaire dans son ensemble.
NB: Le journal Le Temps a décidé de ne plus héberger de blogs à partir de la fin juin. Je le remercie pour la confiance témoignée. Le site restera cependant actif jusqu’à la fin de l’année. Vous pouvez envoyer vos commentaires et je pourrais y répondre d’ici-là. Vous avez été plus de 15.000 à lire mes articles. Merci à vous toutes et tous pour votre intérêt. Certains d’entre vous ont pris le temps de m’envoyer leurs commentaires exprimant leur accord ou désaccord pour les idées exprimées. Je les en remercie. Pour celles et ceux qui le désirent, vous pouvez toujours continuer à me contacter à l’adresse [email protected].
1 Selon l’économiste Porter, il existe 5 critères pour mesurer la compétitivité d’un secteur économique:
– la concurrence sur le marché
– la menace liée à l’arrivée de nouveaux concurrents sur le marché
– le pouvoir des fournisseurs
– le pouvoir de négociation du client
– la menace des produits de substitution
Transposé au monde humanitaire, on constate que les organisations sont nombreuses. Elles peuvent entrer dans le marché sans coûts excessifs. Les gouvernements donateurs sont limités. Ces derniers ont donc un pouvoir de négociation accru. En cas de désaccord, ils peuvent toujours financer d’autres organisations.