Financement des opérations humanitaires: un exercice complexe dans un secteur hautement compétitif

Malheureusement, la crise financière actuelle du CICR aura un impact négatif pour les victimes et pour ses collaborateurs. Que s’est-il passé? L’avenir nous le dira, mais quelques pistes peuvent être évoquées à ce stade.

J’ai été moi-même responsable des levées de fonds pour le HCR (Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés) et le FNUAP (Fonds des Nations Unies pour la polulation) de 2001 à 2007, deux organisations dont les mécanismes de financement sont similaires à ceux du CICR. Il est important de comprendre que ces organisations sont financées en grande partie par les contributions d’un nombre limité de donateurs gouvernementaux. Contrairement aux budgets du Secrétariat des Nations Unies et des Casques bleus financés par des contributions obligatoires, les contributions aux organisations humanitaires sont volontaires.

Un donateur peut donc en principe choisir d’y contribuer chaque année au niveau où il l’entend

Un donateur peut donc en principe choisir d’y contribuer chaque année au niveau où il l’entend. Le budget est établi sur la base d’une projection des contributions pour l’année suivante et les fonds sont engagés sur la base des promesses de dons reçues des donateurs qui se matérialisent tout au long de l’année. Le financement des opérations humanitaires comporte donc de nombreux aléas que l’organisation doit être en mesure de gérer.

Lorsque un nouveau Haut-Commissaire arrivait, il lui était difficile de comprendre que le budget approuvé en octobre par le Comité Exécutif du HCR, composé des pays donateurs et récepteurs de réfugiés, ne comportait aucune obligation légale de financement pour les gouvernements qui l’approuvent. Il incombait dès lors au responsable des levées de fonds de donner des prévisions de financement les plus réalistes possibles avant d’établir le budget. J’en ai passé des nuits blanches… Des prévisions trop prudentes signifieraient une opportunité perdue d’affecter davantage de ressources financières aux opérations. Au contraire, des projections trop optimistes provoqueraient une crise financière entraînant une paralysie des opérations. Pour ajouter à la difficulté, les promesses de dons ne se transforment en contributions sonnantes et trébuchantes qu’en cours d’année. Il fallait donc continuellement ajuster nos projections et attendre jusqu’au 31 décembre pour savoir si nos objectifs avaient été pleinement atteints.

Sur quelles bases fallait-il dès lors effectuer les prévisions pour établir et financer un budget équilibré? En l’absence d’une boule de cristal fiable, il fallait tout d’abord consulter les principaux donateurs sur leurs intentions de financement. De mon temps, douze gouvernements finançaient près de 85% du budget. L’exercice n’était donc pas trop complexe. Notre action était principalement financée sur le budget de l’action humanitaire de ces donateurs qui était voté par les parlements nationaux respectifs. En terme de prévisibilité, l’exercice n’était donc pas trop compliqué. Il existait cependant toujours le risque de voir un donateur obligé de diminuer une contribution suite à des coupes dans son budget national.

La difficulté consistait à chercher le 15% restant

La difficulté consistait à chercher le 15% restant (soit tout de même 150 millions pour un budget de 1 milliard…). Très logiquement, nos services subissaient une pression de la part de la hiérarchie (surtout si elle venait d’entrer en fonction) pour trouver des ressources financières supplémentaires. Où les chercher? Les options n’étaient pas infinies: soit il fallait convaincre de nouveaux donateurs gouvernementaux (tels les pays du Golfe, la Chine ou autres) soit trouver d’autres sources de financement dans le secteur privé (fondations, entreprises) ou auprès du public. De telles sources n’ont aucune garantie de durabilité. Les efforts pour y accéder n’avaient souvent aucune relation avec les résultats obtenus.

Les crises financières des grosses organisations humanitaires peuvent donc avoir grosso modo les causes suivantes: le budget n’a pas été établi en adéquation avec les prévisions financières, les prévisions financières ont été trop optimistes ou alors elles étaient réalistes, mais pour des raisons imprévues un gros donateur a fait faux bond.

L’action humanitaire évolue dans un secteur économique extrêmement compétitif

Plus globalement, l’action humanitaire évolue dans un secteur économique extrêmement compétitif. Selon les critères établis par l’économiste Porter pour mesurer la compétitivité d’un secteur économique[1], il est évident que le secteur humanitaire est un coupe-gorge où les nombreux acteurs se livrent un combat acharné pour accéder à des ressources limitées. La multiplication exponentielle des intervenants humanitaires rend ce combat encore plus rude. Les acteurs traditionnels ne peuvent plus vivre sur leurs acquis. Leur défi est donc celui de s’adapter à une nouvelle réalité sans trahir leur mandat originel. Plus facile à écrire qu’à mettre en œuvre…

Il fut un temps où tout paraissait plus simple: chaque organisation se cantonnait au mandat pour lequel elle avait été créée. Les humanitaires faisaient de l’humanitaire et les organisations de développement faisaient du développement. Les organisations multilatérales étaient financées par des gouvernements et les ONGs par des fonds privés. Nul besoin de coûteux mécanismes de coordination financés par des fonds humanitaires détournés de leur vocation première qui est celle de bénéficier aux victimes.

Il serait irréaliste d’imaginer pouvoir revenir en ces temps-là. Cela n’exonère cependant pas le monde humanitaire (pays donateurs et organisations humanitaires) d’envisager une réforme des mécanismes de financement qui soient plus prévisibles et moins éclatés parmi un nombre d’intervenants limités sur le terrain. La crise du CICR pourrait dès lors avoir un effet salutaire pour le secteur humanitaire dans son ensemble.

NB: Le journal Le Temps a décidé de ne plus héberger de blogs à partir de la fin juin. Je le remercie pour la confiance témoignée. Le site restera cependant actif jusqu’à la fin de l’année. Vous pouvez envoyer vos commentaires et je pourrais y répondre d’ici-là. Vous avez été plus de 15.000 à lire mes articles. Merci à vous toutes et tous pour votre intérêt. Certains d’entre vous ont pris le temps de m’envoyer leurs commentaires exprimant leur accord ou désaccord pour les idées exprimées. Je les en remercie. Pour celles et ceux qui le désirent, vous pouvez toujours continuer à me contacter à l’adresse [email protected].

 

1 Selon l’économiste Porter, il existe 5 critères pour mesurer la compétitivité d’un secteur économique:

– la concurrence sur le marché

– la menace liée à l’arrivée de nouveaux concurrents sur le marché

– le pouvoir des fournisseurs

– le pouvoir de négociation du client

– la menace des produits de substitution

Transposé au monde humanitaire, on constate que les organisations sont nombreuses. Elles peuvent entrer dans le marché sans coûts excessifs. Les gouvernements donateurs sont limités. Ces derniers ont donc un pouvoir de négociation accru. En cas de désaccord, ils peuvent toujours financer d’autres organisations.

Ukraine: une question de survie

Il y a un an, le président américain alertait l’opinion internationale d’une probable invasion de l’Ukraine par la Russie. Malgré l’évidence d’un déploiement militaire massif russe aux frontières, certaines voix prirent le parti de dénoncer l’hystérie de Biden jusqu’au déclenchement des hostilités le 24 février 2022. Elles ont ensuite cherché à exonérer le pouvoir russe des monstruosités commises par ses troupes, à justifier l’injustifiable, en dépeignant un président Poutine qui n’aurait pas eu d’autre choix que celui de répondre aux sinistres complots ourdis par un Occident pervers. Plutôt que de condamner la guerre de Poutine, elles s’en prennent au bellicisme de Zelensky, faisant abstraction que l’Ukraine défend son intégrité territoriale, tandis que la Russie, elle, se bat pour la reconstitution de son empire.

On peut apprécier ou non le style du président ukrainien, il n’en demeure pas moins que son pays lutte non seulement pour récupérer ses marches orientales, mais surtout pour sa survie en tant qu’Etat libre et indépendant. Plus globalement, ce ne sont pas seulement les frontières de quatre oblasts à l’est de l’Ukraine, ni le sort de la Crimée, qui sont en jeu, mais l’existence d’un ordre international qui, malgré toutes ses faiblesses, a assuré une certaine stabilité en Europe depuis 1945.

Les récentes déclarations du Ministre Lavrov comparant le situation de la Moldavie à celle de l’Ukraine donnent à réfléchir

Une année après le début de la guerre, nous assistons à une tétanisante escalade du conflit. Plus de 100.000 morts, plus de 15 millions de déracinés et d’indescriptibles souffrances ne suffisent pas à enclencher le mode pause. L’argument de la dénazification de l’Ukraine n’est pas recevable. Les récentes déclarations du Ministre Lavrov comparant le situation de la Moldavie à celle de l’Ukraine donnent à réfléchir.

Mais comment entamer avec la Russie une négociation équitable qui tienne compte de ses préoccupations légitimes comme l’extension de l’OTAN à ses frontières ou la protection des minorités russophones en Ukraine? Malheureusement, le sceau de l’irréversibilité et du fait accompli semble marquer une stratégie russe visant à verrouiller la porte à tout compromis possible. Les quatre provinces orientales de l’Ukraine ont été annexées unilatéralement. Aujourd’hui viennent s’ajouter les rumeurs persistantes d’une nouvelle offensive via la Biélorussie.

En d’autres termes, malgré les contre-performances de l’armée russe, Poutine ne semble pas avoir renoncé à son objectif initial, celui de rayer une Ukraine indépendante de la carte avec tous les moyens militaires à disposition. De l’escalade, il en est donc l’unique responsable. Confronté à la surenchère russe, quelles sont les options pour l’occident? Peut-il se permettre de capituler face aux desseins de Poutine?

L’impasse actuelle est le fruit d’une double erreur d’appréciation

L’impasse actuelle est le fruit d’une double erreur d’appréciation. La première a été commise par le président russe qui pensait soumettre l’Ukraine sans coup férir, comme pour l’annexion de la Crimée en 2014. La deuxième provient des occidentaux qui imaginaient ramener le régime russe à raison par l’imposition de sanctions économiques. Dès lors, comment convaincre les Russes à se retirer des territoires qu’ils occupent? Comment stopper une agression qui, loin de s’essouffler va reprendre de la vigueur? Sans un armement performant, il ne fait aucun doute que les forces combattantes ukrainiennes ne sauraient résister indéfiniment face aux inépuisables ressources militaires russes. L’accélération de livraisons d’armes à l’Ukraine répond donc aux menaces d’une prochaine offensive russe à un moment où l’armée ukrainienne est à la peine.

Dans un tel contexte, les perspectives de désescalade, voire d’un cessez-le-feu, sont pratiquement inexistantes. Une ébauche de solution ne peut provenir que du régime en place à Moscou. Malheureusement, le nombre de pertes en vies humaines, ainsi que le coût des sanctions, ne sont pas encore assez élevés aux yeux de Poutine pour l’amener à négocier.

Le salut pourrait venir de l’intérieur, mais pour le moment répression et propagande étouffent toute velléité de contestation à l’encontre d’un régime bien déterminé à poursuivre la guerre.

Pour combien de temps encore?

L’éphémère république d’Ossola septembre – octobre 1944

À partir de l’été 1943, l’Italie devint le théâtre d’affrontements militaires acharnés. Les perspectives d’un effondrement militaire italien après le débarquement allié en Sicile provoquèrent la destitution du Duce le 25 juillet et son incarcération par le roi Victor-Emmanuel III. Formellement, le nouveau gouvernement dirigé par le vieux Maréchal Badoglio continuait la guerre aux côtés de Hitler, mais secrètement, il cherchait à s’extirper du conflit. Le 8 septembre, il signa donc l’armistice avec les Alliés à l’insu des Allemands. Ces derniers réagirent en occupant l’Italie ainsi que les positions italiennes en Yougoslavie et en Grèce. L’invasion allemande entraîna aussitôt les premiers massacres de ressortissants juifs et la formation des groupes partisans en Italie.

Le 12 septembre 1943, les commandos nazis parvinrent à libérer le Duce emprisonné à Campo Imperatore au Gran Sasso. En contrepartie, ce dernier fut contraint par Hitler à diriger une république fantoche, mieux connue sous le nom de république de Salò.

Après avoir été longuement bloqués par les Allemands à Montecassino, entre Naples et Rome, les Alliés purent enfin remonter la botte. Ils entrèrent dans la capitale le 5 juin 1944 et continuèrent leur avancée vers l’Italie du Nord. Le 13 août, Florence était libérée, suivie par Rimini le 22 septembre. Pour les Italiens, la délivrance finale de tout le pays n’était plus qu’une question de mois.

Dans l’obscurité d’une guerre sans fin, une lueur d’espoir et d’humanité se mit alors à briller juste au-delà du Simplon.

C’est dans un tel contexte d’optimisme que les partisans opérant en Italie septentrionale parvinrent à contrôler quelques portions de territoire en attendant une arrivée des troupes alliées qu’ils jugeaient imminente.Dans l’obscurité d’une guerre sans fin, une lueur d’espoir et d’humanité se mit alors à briller juste au-delà du Simplon.

Sont-ils nombreux les Suisses qui se rendent en Italie à connaître l’épopée de l’éphémère république d’Ossola ? Le doute est permis. Pourtant, en automne 1944, les groupes de partisans opérant dans cette région limitrophe du Tessin et du Valais, étaient parvenus à chasser les troupes nazifascistes d’un territoire de 1600 km2, comptant 80.000 habitants, et à y établir un gouvernement parfaitement fonctionnel dans une Europe encore largement sous le joug de Hitler.

Malheureusement, cette noble utopie tourna court pour de multiples raisons.

Certes, cette expérience ne durera que quarante jours, du 10 septembre au 20 octobre 1944, mais ce furent quarante jours d’une liberté retrouvée. Les dirigeants de ce petit territoire instaurèrent des institutions démocratiques durables censées préfigurer celles d’une Italie postfasciste. Malheureusement, cette noble utopie tourna court pour de multiples raisons.

Tout d’abord, sur le plan externe, elle ne reçut pas le soutien escompté des Alliés, malgré quelques vagues promesses de leurs représentants en Suisse. Le gouvernement provisoire à Domodossola avait pourtant aménagé deux pistes d’atterrissage pour accueillir des troupes alliées qui auraient pu attaquer les Allemands à revers. Certes, il y eut quelques parachutages d’armement, mais bien insuffisants pour empêcher un retour en force des troupes nazifascistes.

En effet, Churchill et Eisenhower ne soutenaient pas une autorité issue d’une victoire partisane. Un rôle prédominant des résistants dans la refondation du pays n’était pas à l’ordre du jour. Les dirigeants alliés redoutaient une main mise communiste, préalable d’une guerre civile comme en Grèce ou en Yougoslavie. Pour ne rien arranger, les priorités opérationnelles alliées se concentraient désormais sur la campagne de France et les parachutages sur une Varsovie en insurrection. Dès lors, la campagne d’Italie allait se prolonger plus longtemps que prévu.

Sur le plan interne, la cohabitation s’avéra compliquée entre les différentes factions partisanes, communistes, socialistes, royalistes ou démo-chrétiennes qui soutenaient le gouvernement provisoire. Malgré ces vents contraires, les dirigeants ossolans avaient sincèrement crû en leur projet démocratique, convaincus de pouvoir tenir jusqu’à l’arrivée des troupes alliées.

Le gouvernement provisoire de la République n’avait aucune chance de survivre à une contre-offensive allemande.

La réalité fut autrement plus tragique. Ignoré des Alliés, affaibli par des bisbilles internes, le gouvernement provisoire de la République n’avait aucune chance de survivre à une contre-offensive allemande. Malgré la résistance héroïque des troupes partisanes, le sort de la République d’Ossola fut scellé le 20 octobre, lorsque les dirigeants de l’éphémère république franchirent la frontière helvétique en compagnie de nombreux partisans à bout de forces. Que pouvaient-ils faire ces quelque trois mille combattants mal équipés, à court de munitions, contre quinze mille nazifascistes dotés de tout l’armement nécessaire ?

Le seul véritable soutien externe provint de la Suisse qui envoya vivres et secours à la population.

Pendant la brève existence de la République d’Ossola, le seul véritable soutien externe provint de la Suisse qui envoya vivres et secours à la population. Après la défaite militaire, partisans et dirigeants purent trouver refuge en Suisse. Plus de deux mille enfants de l’Ossola furent évacués et acceuillis chez des familles en Suisse grâce à une opération de la Croix Rouge suisse.

Cette histoire d’utopies, de courage, d’héroïsme et de solidarité, ne mérite pas de tomber dans l’oubli. J’y reviendrai plus en détail au cours de mes prochains blogs.

Mussolini et Lénine sont-ils immortels ?

Le dernier trimestre 2022 marque le centenaire de deux événements qui ont bouleversé l’ordre mondial du XXème siècle et continuent de peser sur le cours de l’Histoire contemporaine. La marche sur Rome des chemises noires fascistes ouvrit les portes du pouvoir à Mussolini le 28 octobre 1922. L’URSS fut fondée par Lénine le 30 décembre de cette même année.

Faut-il craindre un retour du fascisme ?

Par un clin d’œil dont l’Histoire possède le secret, les dernières élections en Italie ont porté au pouvoir Fratelli d’Italia, un parti à l’extrême droite de l’échiquier politique. Sa présidente, Giorgia Meloni, n’avait pas caché au début de sa carrière politique une admiration pour le Duce. La parti a accueilli en son sein les nostalgiques du fascisme. Faut-il dès lors craindre un retour du fascisme? Faut-il conclure que les 26% d’électeurs italiens qui ont porté Giorgia Meloni au pouvoir sont des fascistes ?

Assurément non, car il n’y a pas de fascisme sans l’existence de milices vouées à renverser l’ordre constitutionnel d’un pays par la violence. On peut être en désaccord avec la vision souverainiste de Giorgia Meloni, mais elle n’a pas vocation à remplacer le Duce. Toutefois, afin d’éluder tout amalgame malencontreux, les institutions italiennes vont éviter que l’intronisation du nouveau gouvernement ne se fasse le 28 octobre!

La violence aura été au cœur de son action tout au long de sa vie

Même si un retour du fascisme n’est donc pas concevable en l’état, il demeure important de ne pas succomber à la tentation d’une idéalisation nostalgique de Mussolini. Contrairement à certaines idées reçues, il n’était pas ce bon dirigeant qui se serait malencontreusement égaré à la fin de son règne en proclamant les lois raciales et en s’alliant avec Hitler. Ce serait vite oublier que la violence avait été au cœur de son action tout au long de sa vie et de sa carrière politique. Son ascension ne saurait s’expliquer sans le recours systématique à la brutalité, à l’intimidation et à l’élimination physique de ses adversaires.

Le Duce a toujours raison pouvait-on lire sur les murs et les banderoles en Italie. Quiconque exprimait un doute sur l’infaillibilité du chef mettait sa vie, sa liberté et son intégrité corporelle en danger, quiconque se trouvait sur son chemin se voyait mis à l’écart. L’inventaire des adversaires politiques assassinés ou envoyés à l’exil comprend entre autres Giacomo Matteotti, les frères Carlo et Nello Rosselli, Antonio Gramsci ou Giovanni Amendola. Cette liste n’inclut pas les dirigeants syndicaux ou les notables locaux bastonnés à mort par les milices fascistes.

Même ses amantes pouvaient devenir gênantes

Même ses amantes pouvaient devenir gênantes, si elles aspiraient à une quelconque reconnaissance. Ce fut le cas de Ida Dalser. En novembre 1915, elle avait mis au monde Benito, légalement reconnu par Mussolini comme son enfant. Pour leur malheur, mère et fils n’avaient pas fait preuve d’une discrétion suffisante sur leur relation avec le Duce. Ils finirent leurs jours enfermés dans un asile d’aliénés où ils décédèrent d’une mort précoce l’une en 1937 et l’autre en 1942.

 

Les conséquences de la fondation de l’URSS et de sa dissolution continuent de dicter l’agenda des relations internationales contemporaines. L’empire soviétique aura duré 70 ans. Poutine a expressément blâmé Lénine pour avoir créé la République soviétique d’Ukraine devenue indépendante après la disparition de l’URSS. Par contre, le locataire du Kremlin n’a pas pipé mot sur les crimes commis par Lénine et ses successeurs. Il sera intéressant d’observer la façon dont Moscou marquera le centenaire de l’URSS.

Mussolini et Lénine n’ont donc pas encore totalement disparu dans les oubliettes de l’histoire. Un siècle après leurs méfaits, il ne devrait plus y avoir de place pour une quelconque nostalgie de ces deux idéologies mortifères que furent le fascisme et le communisme.

 

 

NB : Sur le thème du déclin de Mussolini, j’ai écrit

Témoin d’une déchéance

Roman épistolaire d’une jeune Tessinoise en Italie 1935-1945

paru aux Éditions Mon village 2021

 

 

 

 

 

 

 

Il y a vingt ans, la Suisse entrait à l’ONU

 

Il y a vingt ans, le 11 septembre 2002, la Suisse rejoignait l’ONU suite au succès d’une initiative populaire en faveur de l’adhésion approuvée par le peuple et les cantons le 3 mars 2002. Il est intéressant de constater qu’après la votation largement perdue de 1986, l’adhésion ne s’est pas réalisée sur une proposition du Conseil fédéral qui craignait un nouvel échec devant le peuple. Décidément, tout débat sur les institutions européennes ou internationales semble figer notre exécutif, hier comme aujourd’hui. À tort semblerait-t-il.

À cette époque, je travaillais au siège du Haut Commissariat des Nations unies à Genève. J’avais demandé au Haut Commissaire de participer à la campagne en témoignant sur notre travail humanitaire. Je tenais à rappeler notre engagement sur le terrain. Je le devais aux collègues qui ont payé de leur vie l’accomplissement de leur mission. Les fonctionnaires des Nations unies ne sont pas forcément tous des ronds de cuir, leur postérieur vissé à leur chaise. Certains oui, mais pas tous!

Au cours de la campagne référendaire, j’eus donc l’occasion de me confronter aux opposants. Ils craignaient surtout, nous disaient-ils, la perte de notre neutralité qui provoquerait une vague d’attentats en Suisse. En ce temps-là, le monde émergeait du 11 septembre avant de plonger dans une guerre en Irak voulue unilatéralement par le président Bush qui a causé tant de tort au multilatéralisme.

Au soir du verdict populaire, j’exprimais ma double satisfaction à un journaliste du Washington Post qui m’interrogeait: en tant que citoyen Suisse parce que les intérêts de mon pays seront mieux défendus à l’intérieur de l’ONU et en tant que fonctionnaire international parce que le savoir-faire diplomatique helvétique apportera une valeur ajoutée à l’ONU.

Vingt années plus tard que reste-t-il de cette double expectative?

 

L’adhésion n’a pas provoqué d’attentats en Suisse, contrairement aux prévisions catastrophistes des opposants.

 

L’adhésion n’a pas provoqué d’attentats en Suisse, contrairement aux prévisions catastrophistes des opposants. Elle n’a pas eu non plus de conséquences négatives sur notre politique étrangère, mais l’a-t-elle renforcée? Sans aucun doute. À ce jour, l’ONU demeure l’unique organisation universelle. Elle offre donc un forum essentiel où la Suisse peut défendre de plain-pied ses intérêts et priorités en politique extérieure, ce que son statut d’observateur ne lui permettait pas de faire.

L’ONU s’est-elle bonifiée depuis l’adhésion suisse? Sur ce point une saine modestie et un certain réalisme s’imposent…

 

Le manque de pertinence onusien dans la prévention et la résolution du conflit en Ukraine a été flagrant.

 

J’espère me tromper, mais au Conseil de sécurité, la Suisse ne pourra fondamentalement pas changer grand’chose sur des conflits impliquant les membres permanents d’un organe paralysé par leur droit de véto. Il s’agit d’une tare originelle. Toute tentative de reforme a été et sera vouée à l’échec. Récemment encore, le manque de pertinence onusien dans la prévention et la résolution du conflit en Ukraine a été flagrant.

Par contre, l’ONU peut jouer un rôle important dans la mise en oeuvre d’accords bilatéraux entre parties à un conflit sur des thèmes précis à caractère humanitaire, comme l’ouverture de corridors d’évacuation pour la population civile. Dans le cadre du conflit ukrainien, elle met en oeuvre l’accord signé par la Russie et l’Ukraine sur les exportations céréalières conclu sous l’égide de la Turquie. Dans de telles situations, le savoir-faire helvétique avec sa tradition humanitaire, son sens du compromis et de la recherche du consensus, pourra se révéler très utile.

 

Une présence suisse à l’ONU ne peut que renforcer le multilatéralisme

 

Vingt ans après son adhésion, l’entrée de la Suisse à l’ONU n’aura donc pas fondamentalement bouleversé sa politique extérieure, ni modifié radicalement le fonctionnement de cette immense bureaucratie. Néanmoins, dans un monde miné par l’insécurité, les conflits, les déplacements forcés de populations ou le dérèglement climatique, il est plus vital que jamais pour notre pays de bénéficier d’un forum universel pour y défendre ses intérêts, aujourd’hui encore plus qu’il y a vingt ans. Une présence suisse à l’ONU ne peut que renforcer le multilatéralisme à un moment où il est remis en question de toute part. Sans expectatives irréalistes.

 

 

 

 

 

 

Ni Versailles ni Munich : mais quelle paix pour l’Ukraine?

Trois mois se sont écoulés depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Si l’héroïque résistance ukrainienne a sans nul doute infligé une défaite stratégique aux ambitions impérialistes poutiniennes, il n’en demeure pas moins que ce conflit absurde ne génère que des perdants. En premier lieu, bien évidemment, l’Ukraine et sa population payent le plus lourd tribut de cette guerre, celui du sang versé sous les coups de l’envahisseur. Les pertes civiles sont effrayantes, tout comme le niveau de destruction des villes sous le feu des forces russes ! Dans la liste des autres perdants, viennent ensuite pêle-mêle, l’Europe, les pays en développement, l’économie mondiale, le peuple russe, le respect du droit humanitaire et j’en passe.

Selon les experts (combien de fois se sont-ils déjà fourvoyés?), cette guerre est faite pour durer. Mais pour combien de temps encore, les Ukrainiens, malgré leur vaillance, pourront-ils repousser vague après vague les envahisseurs d’une armée qui possède un capital humain inépuisable, une puissance de feu illimitée et qui s’embarrasse peu de considérations humanitaires ?

L’écroulement des forces russes en Ukraine et l’organisation d’un coup au Kremlin sont à ranger dans les tiroirs déjà bien remplis des vœux pieux

Si l’écroulement des forces russes en Ukraine et l’organisation d’un coup au Kremlin sont à ranger dans les tiroirs, déjà bien remplis, des vœux pieux, il ne reste plus qu’une négociation pour mettre fin au conflit, une négociation encouragée par les Puissances qui soutiennent directement ou indirectement les belligérants. Encore faut-il une volonté de la part de ces derniers pour la faire aboutir en commençant par l’imposition d’un cessez-le-feu. Malheureusement, nous en sommes loin. Pour ne rien arranger, quand l’agresseur est un membre permanent du Conseil de sécurité, le système de veto paralyse les mécanismes de paix onusiens, comme ce fut le cas lors de l’invasion américaine en Iraq.

L’Histoire récente peut-elle nous fournir quelques pistes quant à un possible scénario de désescalade, de cessez-le-feu et de retour à une paix durable?

L’Histoire récente peut-elle nous fournir quelques pistes quant à un possible scénario de désescalade, de cessez-le-feu et de retour à une paix durable?

Éviter d’humilier les Russes, comme évoqué par le président Macron en référence au traité de Versailles de 1919, me semble hors de propos, puisque un tel scénario présuppose une défaite militaire et un écroulement économique russes hautement improbables.

Un accord sanctionnant les conquêtes territoriales russes contre une garantie de non-expansion ultérieure, nous renverrait aux accords de Munich en 1938 qui n’ont pas mis un frein aux appétits de conquêtes de Hitler. Il n’est donc pas souhaitable.

D’autres modèles? L’armistice de Corée, signé en 1953 entre les Nations unies d’une part, la Chine et la Corée du Nord d’autre part, a effectivement mis fin aux hostilités, mais n’a pas été suivi par un traité de paix. Les négociations durèrent deux ans. Septante années plus tard, les tensions demeurent toujours très vives dans la péninsule coréenne.

Les accords de paix de Paris signés en janvier 1973, négociés pendant cinq ans, mirent formellement fin aux hostilités entre les États-Unis et le Vietnam du Nord. Ils n’empêchèrent pas une déroute des forces sud-vietnamiennes, la chute de Saigon et le départ précipité des Américains en avril 1975.

Le conflit en Bosnie-Herzégovine qui débuta en 1992 prit fin avec les accords de Dayton, signés à Paris en décembre 1995. Il sanctionna une partition du pays entre la fédération de Bosnie-Herzégovine, croato-bosniaque, et la République serbe de Bosnie. La gestion extrêmement complexe des relations entre les différentes entités sous l’autorité du Haut Représentant international en Bosnie-Herzégovine rend ce pays instable et la tentation d’une sécession serbe demeure toujours vivace.

Et les accords de Minsk? Serait-il possible d’envisager un Minsk III? Y aurait-il des raisons de croire que cette fois-ci ça pourrait marcher avec un peu de bonne volonté et beaucoup de pressions politiques? Difficile de l’imaginer.

Serait-il souhaitable de geler l’élargissement de l’OTAN, y compris en Suède et Finlande, contre un retrait des troupes russes et un statut de neutralité pour l’Ukraine? L’expansion de l’OTAN est-elle l’unique cause de l’intervention russe?

Les accords de paix se négocient sur le long terme

Beaucoup de questions, peu de certitudes, si ce n’est que les accords de paix se négocient sur le long terme. Les semaines à venir s’annoncent capitales. Désir d’empire contre désir d’Europe; qui va l’emporter? À qui profitera le facteur temps? Qui pourra soutenir les sanctions et leur imposition sur le long terme? La réponse déterminera notre futur pour les décennies à venir.

Cause de la guerre en Ukraine : Lénine plutôt que l’OTAN ?

Depuis quelques semaines, nombreux sont celles et ceux qui nous expliquent doctement devoir imputer le martyre du peuple ukrainien à la politique agressive d’extension vers l’Est de l’OTAN. Pour éviter tout problème, il suffisait à l’Occident de respecter les sphères d’influence issues de la Conférence de Yalta, ignorant le désir des pays candidats à l’adhésion d’échapper une fois pour toute à l’hégémonie d’un empire tsaro-soviétique.

Pourquoi Poutine a-t-il pris la décision d’envahir l’Ukraine maintenant et non lorsque l’OTAN était affaiblie par un leadership américain erratique ?

Il va de soi que l’OTAN et l’Europe ont commis de lourdes erreurs depuis la dissolution de l’URSS, en particulier au moment de la crise en Yougoslavie, mais cela justifie-t-il une invasion brutale de l’Ukraine, alors qu’une adhésion de ce pays à l’OTAN n’était pas à l’ordre du jour et qu’aucun dirigent occidental sensé ne songeait à menacer la Russie ? Pourquoi Poutine a-t-il pris la décision d’envahir l’Ukraine maintenant et non lorsque l’OTAN était affaiblie par un leadership américain erratique ? L’arrivée d’un nouveau chancelier en Allemagne, la débâcle américaine en Afghanistan ou les prochaines élections en France ne pouvent expliquer la décision fatale d’un homme enfermé dans sa forteresse moscovite et ses délires impérialistes. Pour répondre à cette interrogation, peut-être vaudrait-il la peine de se rapporter à la proclamation de l’URSS il y a cent ans, plus exactement le 30 décembre 1922. En créant une fédération de républiques autonomes socialistes issues de l’éclatement de l’empire tsariste, Lénine voulait combattre le chauvinisme grand-russien. Finalement, Staline réussit à imposer une conception plus centralisatrice, qui a prévalu jusqu’en 1991, mais a conservé l’existence formelle des républiques soviétiques.

Poutine a qualifié la création par Lénine d’une république d’Ukraine comme une erreur historique

Lors de son glaçant discours avant l’invasion, Poutine avait qualifié la création par Lénine d’une république d’Ukraine comme une erreur historique. Malgré une patiente stratégie de reconquête multiforme avec la vassalisation de la Biélorussie, l’envoi de troupes russes au Kazakhstan, en Arménie et en Transnistrie, l’invasion partielle de la Géorgie, il manquait encore l’Ukraine, joyau de toutes les Russies, pour effacer une fois pour toutes l’erreur commise par Lénine en 1922. Cette Ukraine se refusait obstinément à rejoindre le giron poutinien. L’occupation totale de la Crimée et celle partielle du Donbass ne suffisait plus. Il fallait donc envahir l’Ukraine, pour qu’un siècle après la fondation de l’URSS et l’erreur de Lénine, Poutine puisse passer à l’Histoire comme le restaurateur de la Grande Russie. Une telle vision laisserait dès lors peu de d’espace pour une paix négociée.

La charte des Nations Unies est impuissante à prévenir des conflits initiés par des membres permanents du Conseil de sécurité

Comment Poutine pourrait-il accepter de restituer les territoires conquis (surtout ceux reliant le Donbass à la Crimée) ? Quelles assurances obtenir d’une Russie qui avait déjà garanti l’intégrité du territoire ukrainien en signant le mémorandum de Budapest en 1994 ? L’article 2 stipulait pourtant : La Fédération de Russie, le Royaume-Uni et les États-Unis réaffirment leur obligation de s’abstenir de la menace ou de l’emploi de la force contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance de l’Ukraine et qu’aucune de leurs armes ne sera jamais utilisée contre l’Ukraine, sauf en cas de légitime défense ou en conformité avec la Charte des Nations Unies. (Malheureusement la charte des Nations Unies est impuissante à prévenir des conflits initiés par des membres permanents du Conseil de sécurité, comme elle le fut lors des bombardements de l’OTAN sur la Serbie ou de l’invasion de l’Irak par les Américains.) Comment éviter d’ultérieures invasions ?

Les diplomates auront donc du pain sur la planche. Une neutralisation de l’Ukraine pourrait être une condition nécessaire, mais non suffisante pour mettre fin au conflit actuel. Tout accord futur ferait bien de ne pas s’inspirer de celui de Munich en 1938.

 

Sarajevo, Kyiv, Moscou

Ô rage, ô désespoir. Ainsi commence la tirade de Don Dìègue dans Le Cid de Corneille. Ces mots reflètent nos sentiments, confrontés  que nous sommes à notre impuissance à changer le cours des événements en Ukraine. Les images de ces longues files de véhicules militaires russes qui se préparent à donner l’assaut sur Kyiv sont insoutenables, comme celles des salves de missiles s’abattant dans les zones résidentielles de Karkhiv. Et que dire de l’invasion des troupes bélarusses ? Chaque dictateur a besoin de ses laquais. Loukashenko réplique l’attitude de Mussolini qui décida d’envahir la France une fois celle-ci mise à genoux par les troupes nazies en juin 1940. L’Histoire n’aura pas été tendre avec le dictateur italien.[1]

Par le hasard des circonstances, au gré de mes diverses missions humanitaires il m’a été donné de travailler entre autres à Sarajevo, Kyiv et Moscou. Qu’il me soit permis de livrer quelques réflections dérivées de mes observations sur le terrain.Tant de sottises ont été proférées récemment, qu’une de plus ou une de moins ne fera pas grande différence…

L’utopie du “plus-jamais-de conflits-en-Europe” avait volé en éclats

J’ai travaillé à Sarajevo entre mars et avril 1992. Malgré les vents de guerre qui soufflaient sur la Yougoslavie, nous avions de la peine à imaginer que le conlit s’inviterait dans une ville réputée pour sa tolérance.[2] L’utopie du “plus-jamais-de conflits-en-Europe” avait volé en éclats quelques mois plutôt en Croatie mais demeurait bien ancrée dans nos esprits.

Ce fut un aveuglement similaire à celui des jours passés où les Américains ont été traités d’hystériques lorsqu’ils annonçaient une invasion généralisée de l’Ukraine.

La guerre déclarée par la Russie contre l’Uraine a définitivement incinéré les lambeaux d’une telle utopie. Bien que neutralisé, (pour combien de temps encore?) le conflit en ex-Yougoslavie n’est pas étranger aux événements dramatiques de ces derniers jours. Les bombardements de Belgrade en 1999 et la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo en 2008 ont offert à Poutine le prétexte rêvé pour dénoncer une duplicité de l’Occident. À cet égard, le rôle actif  joué par la Suisse pour l’indépendance du Kosovo mériterait d’être analysé à la lumière du précédent créé en Europe.

J’ai eu le privilège de travailler en Ukraine pendant six mois en 2015, un an après l’Anschluss de la Crimée par la Russie.

J’ai eu le privilège de travailler en Ukraine pendant six mois en 2015, un an après l’Anschluss de la Crimée par la Russie. Comme pour l’Autriche en 1938, le rattachement a été unilatéral et sanctionné par un référendum sans supervision internationale. Comme pour l’Autriche, le sentiment de la population penchait en faveur de l’envahisseur. Malheureusement, une fois qu’un dictateur commence à pendre des mesures unilatérales en remettant en cause l’odre international établi, il ne sait plus où s’arrêter. Aujourd’hui, la négation de l’existence de l’Ukraine nous ramène à certains discours entendus le siècle passé.

En Ukraine, j’ai pu constater de visu les conditions difficiles dans lesquelles vivaient les populations proches de la ligne de contact, constamment soumises à des tirs d’artillerie de la partie adverse.[3]Dans les faubourgs de Donetsk, j’ai été profondément marqué par les conditions des populations civiles obligées de passer toutes les nuits dans des abris pour se protéger des tirs de l’armée ukrainienne.

Néanmoins, le conflit du Donbass, aussi dramatique fût-il pour les populations concernées, pouvait se résoudre par la négociation avec un minimum de bonne volonté de la part des parties en présence.

Face à l’adversité, le peuple russe a un seuil de souffrance plus élevé que les autres

Finalement, j’ai travaillé à Moscou pendant trois mois en 2018. J’ai été frappé par la similitude de la vie citadine entre Kyiv et Moscou. Il suffit d’une belle journée ensoleillée au sortir d’un long hiver pour que les terrasses se remplissent à Moscou comme à Kyiv. Cherchez la différence, il n’y en a point.

J’ai pu également constater que face à l’adversité, le peuple russe a un seuil de souffrance plus élevé que les autres. L’Histoire n’a pas été tendre avec lui. Hélas, il devra endurer de nouvelles sanctions, mais il devra s’en prendre à ceux qui les ont provoquées.

En préambule de Témoin d’une déchéance, j’écrivais les lignes suivantes au sujet Mussolini[4] :

L’Histoire ne se répète pas, mais elle nous fournit de précieux enseignements.

Mussolini s’est présenté tout d’abord comme le sauveur providentiel de la patrie. Il a effectivement mis fin aux désordres et à une insécurité exacerbés par ses propres milices mais une fois arrivé au gouvernement, il s’est arrogé le droit de gouverner sans partage.

Le prétendu sauveur a ensuite muté en dictateur, en pourfendeur d’une démocratie qu’il méprisait ouvertement. Après avoir toléré et couvert des assassinats politiques, aboli toute forme d’opposition parlementaire, toute liberté de presse et tous les partis, après avoir instauré les tribunaux spéciaux et la peine de bannissement, après avoir réintroduit la peine de mort, le Duce finit par se voir en nouvel empereur Auguste à la tête d’un vaste empire méditerranéen. Il s’octroya les pleins pouvoirs en promettant aux Italiens un destin impérial retrouvé.

Enfin, grisé par l’hubris de ses succès initiaux, poussé par un égotisme sans limites, ne se fiant plus qu’à ses instincts après avoir épuré son entourage de toute voix dissidente, le dictateur-sauveur s’est considéré infaillible. Il persistera alors dans l’erreur jusqu’au bout de l’enfer.

Son règne est l’illustration parfaite des dérives dictatoriales qui connaissent rarement une issue heureuse. Les dictateurs ne quittent jamais le pouvoir de leur plein gré. Ils préfèrent la politique de la terre brûlée. Leur désir d’empire et de puissance provoque conflits et destructions. Hélas, cette vérité demeure toujours d’actualité.

 Tout conflit armé est une offense faite à l’intelligence humaine, mais celui que nous vivons en ce moment est particulièrement grave et absurde. Il divise des communautés qui ont toujours vécu en bonne harmonie, il remet en cause toute l’architecture de sécurité en Europe. Il y aura un avant et un après le 24 février.

Quand et comment ce cauchemar prendra-t-il fin?

 

[1] Pour une rapide piqûre de rappel sur le déclin du fascisme en Italie, je renvoie mes lecteurs au livre que j’ai écrit sur cette période: Témoin d’une déchéance paru aux éditions Mon Village.

[2] En Yougoslavie, les souvenirs tuent. https://blogs.letemps.ch/jean-noel-wetterwald/2021/06/20/en-yougoslavie-les-souvenirs-tuent/

[3] CF article publié dans le Temps le 9 novembre 2015 ” Lettre à Luba” https://www.letemps.ch/opinions/lettre-luba-victime-politisation-laide-humanitaire-donbass

[4] Témoin d’une déchéance cité plus haut

JO de Garmisch: premiers Jeux sous influence

Il y a quatre-vingt-cinq ans, les IVe Jeux Olympiques d’hiver se déroulèrent à Garmisch Partenkirchen du 6 au 16 février 1936. Le CIO n’avait pas voté pour attribuer les Jeux d’hiver à l’Allemagne qui avait fait prévaloir une règle non écrite selon laquelle le pays hôte des Jeux d’été pouvait également organiser les Jeux d’hiver. L’Histoire retiendra quelques moments forts des Jeux à Berlin, mais relativement peu des épreuves à Garmisch. Même si les JO d’hiver ne jouissaient pas du même retentissement que les JO d’été, l’objectif du régime nazi fut déjà celui d’organiser les Jeux les plus prestigieux de l’histoire et d’en faire une répétition générale pour ceux de Berlin.

Un Heil Hitler sonore retentit à l’arrivée du Führer dans l’enceinte olympique

À Garmisch, pour la première fois, l’idéal olympique fut instrumentalisé au profit d’un régime autoritaire. Sous d’épais flocons de neige, un Heil Hitler sonore retentit à l’arrivée du Führer dans l’enceinte olympique. Tous les officiels Allemands et de nombreux participants écoutèrent, le bras levé, le serment olympique prononcé par Willy Bogner. Lors de son discours, le président du comité d’organisation, Karl Ritter von Halt, souligna la volonté allemande de célébrer la paix et la compréhension sincère entre les peuples au travers de ces jeux.

Les appels lancés aux États-Unis en faveur d’un boycott pour dénoncer les persécutions antisémites en Allemagne n’aboutirent pas. Tout fut mis en œuvre par la propagande nazie pour se donner l’image d’un régime pacifique. Peu avant l’arrivée des délégations, quelque deux cents agitateurs potentiels furent envoyés dans les camps de concentration et tous les panneaux antijuifs furent soigneusement enlevés. Un défenseur de hockey sur glace, Rudi Ball, d’origine juive fut réintégré dans l’équipe allemande le temps des Jeux. Hitler n’en fut pas moins contrarié et se refusa d’assister à tout match des hockeyeurs teutons.

Les Nazis avaient réussi leur premier grand coup de propagande

Dans son discours de clôture, le président du CIO se dit entièrement convaincu que ces Jeux avaient donné une puissante impulsion à l’idéal olympique qui tend à unir les peuples. Goebbels, le ministre de la propagande, écrivit dans son journal que tout le bon travail effectué en avait valu la peine. Même l’Ambassadeur français à Berlin, François-Poncet, admit que le monde entier s’était enthousiasmé pour ces Jeux. Les Nazis avaient réussi leur premier grand coup de propagande internationale et lancé de manière idéale les Jeux de Berlin, autrement plus importants pour le régime. Si Garmisch avait été un échec, il n’y aurait pas eu de fête des peuples dans la capitale allemande.

Sur le plan sportif, les Jeux rassemblèrent 624 athlètes de 28 nations. Un record pour l’époque. Ils comportèrent 17 épreuves dans 8 disciplines. La Norvège termina en haut de la liste des médailles. La Suisse en gagna trois dont une d’or en bob. Elle ne participa pas aux compétitions de ski alpin. En effet, selon les règles de l’amateurisme, les moniteurs de ski qui intégraient l’équipe suisse ne purent pas concourir. Ovomaltine devint un sponsor officiel des Jeux.

Un mois après l’ouverture des jeux, Hitler réoccupera de force la Rhénanie en violation du traité de Versailles

Le 7 mars, un mois après l’ouverture des Jeux, Hitler réoccupera de force la Rhénanie en violation du traité de Versailles. Ce sera le premier d’une longue série de coups de force nazis qui mèneront à la Deuxième Guerre mondiale.

Les Jeux en Allemagne furent donc les derniers avant un conflit mondial déclenché par le pays organisateur. Le CIO a fait preuve d’une compromission coupable en cautionnant de bonne grâce un monstrueux exercice de propagande.

Ça ne sera malheureusement pas la dernière fois… !

La Convention sur les réfugiés est-elle obsolète ?

La Convention sur les réfugiés, ou plus exactement la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, a fêté ses 70 ans. Elle fut conclue à Genève. Mère de toutes les procédures d’asile nationales, elle détermine les conditions pour obtenir le statut de réfugié ainsi que les droits et obligations liés à un tel statut. Elle consacre le principe cardinal du non-refoulement, selon lequel toute personne réfugiée ne peut être renvoyée de force dans un pays où sa vie ou sa liberté serait gravement menacée.

À son origine, la Convention n’avait pas un caractère universel

À l’occasion de cet anniversaire, certaines voix ont appelé à une révision, voire à une abrogation pure et simple d’une convention qui se limitait initialement à protéger les réfugiés européens au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. En effet, à son origine, la Convention n’avait pas un caractère universel. Sa définition comprenait une restriction temporelle et géographique stipulant que le statut de réfugié pouvait être uniquement accordé pour des événements survenus en Europe avant le 1er janvier 1950. Elle reflétait la réalité d’une époque où les camps en Europe abritaient encore des personnes déplacées originaires des pays d’Europe de l’Est qui ne désiraient plus rentrer dans leur pays d’origine. (Il n’est pas inutile de rappeler qu’au sortir de la guerre, l’Europe comptait plus de onze millions de personnes déplacées. Le dernier camp fut fermé en 1959.) Toutefois, le Protocole relatif au statut des réfugiés, conclu à New York le 31 janvier 1967, leva ces deux restrictions conférant ainsi un champ d’application universel à la Convention de 1951.

Au fil des années, la définition du réfugié s’est également élargie pour inclure les victimes de persécutions non-étatiques, tant qu’elles n’arrivent pas à recevoir une protection de leurs droits humains fondamentaux dans leur pays d’origine. Quelle que soit l’interprétation du concept de persécution, le statut de réfugié ne peut être octroyé qu’après une procédure d’asile des pays signataires de la Convention (ou du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés) qui reconnaît ou rejette le statut de réfugié.

La Convention de 1951 n’a pas été créée pour gérer les crises migratoires, mais pour protéger les victimes de persécution

Face à l’afflux de migrants aux limes de l’Europe, en Méditerranée, à la frontière polonaise ou dans les Balkans, il existe une tentation toujours plus persistente de proclamer l’obsolescence de la Convention, mais cela ne résoudra absolument rien. La Convention de 1951 n’a pas été créée pour gérer les crises migratoires, mais pour protéger les victimes de persécution. Les difficultés actuelles ne se situent  pas tant au niveau du droit des réfugiés, mais à celui de l’identification d’un État chargé de déterminer qui est réfugié et qui ne l’est pas. Sur ce point, le droit international n’offre pas une grande clarté.

L’article 14 de la déclaration des droits de l’Homme de 1948 stipule que confrontée à la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays, mais l’article omet de mentionner dans quel pays ce droit peut s’exercer. Une telle omission n’a rien de fortuit. L’octroi de l’asile et la reconnaissance du statut de réfugié demeurent un attribut de la souveraineté étatique jalousement défendu. Toutes les tentatives de rédiger une convention internationale sur l’asile territorial ont échoué à ce jour. En clair, les États signataires de la Convention de 1951 n’ont pas une obligation légale d’offrir l’asile, par contre ils ne peuvent renvoyer un réfugié dans un pays où il court des risques graves pour sa vie et sa liberté.

Au niveau européen, les traités de Dublin ont tenté de donner une réponse à l’épineuse question d’identifier le pays chargé d’examiner la requête de tout demandeur d’asile qui arrive dans l’espace Schengen. La solution actuelle détermine que le pays responsable sera l’État où le demandeur d’asile a fait son entrée dans l’espace Schengen. Une telle approche impose toutefois un fardeau disproportionné sur les pays aux frontières terrestres et maritimes de l’espace Schengen où les migrants viennent frapper aux portes de l’Europe. Une révision est souhaitable.

L’Europe n’est pas le seul continent confronté aux problèmes d’afflux de migrants

La gestion de la migration contemporaine pose des défis immenses liés entre autres à la globalisation, aux conflits armés, à l’écart grandissant entre pays riches et pays pauvres, ou au changement climatique. L’Europe n’est pas le seul continent confronté aux problèmes d’afflux de migrants. L’Afrique, l’Asie et les Amériques le sont également dans des proportions majeures.

Parmi tous ces migrants, qui est réfugié et qui ne l’est pas ? Quel État est-il chargé d’examiner la demande d’asile ? Quelles sont les procédures en place pour le renvoi des déboutés ? Dans quelle mesure serait-il possible d’ouvrir des voies légales de migration ? Autant de questions qui ne peuvent être résolues hors d’un contexte multilatéral. En esquissant des réponses à ces questions complexes, il faut éviter de se tromper de cible. On ne saurait imputer à la Convention de 1951 tous les maux dont souffre une gestion chaotique de la migration actuelle. L’abroger serait faire injure aux millions de vies qu’elle a sauvées au cours de ses sept décennies d’existence et qu’elle continuera à sauver dans les années à venir !