MONNAIE PLEINE : LENDEMAIN DE VOTATION

Beaucoup de commentateurs affirment que jamais depuis 1848 peuple et cantons ont eu à se prononcer sur un objet aussi complexe que l’initiative en question (appelée parfois facétieusement « monnaie folle », traduction libre de « Vollgeld »). Ce n’est pas exact, car il y a eu un précédent, bien qu’ancien. Cela vaut sans doute la peine d’y revenir brièvement, du moins pour celles et ceux d’entre nous qui ont le goût de l’histoire.

Le 15 avril 1951, le souverain a en effet dû se prononcer sur une initiative appelée « monnaie franche » ou « monnaie fondante ». Voici le libellé de l’article constitutionnel soumis alors à votation :

« La banque investie du monopole des billets de banque [la BNS, évidemment] a pour tâche principale de régler la circulation de la monnaie en Suisse de telle façon que le pouvoir d’achat du franc suisse reste constant ou autrement dit que l’indice des prix des marchandises de première nécessité reste constant, afin de garantir le plein-emploi des travailleurs. »

On passera sur le fait que, outre sa curieuse ponctuation, ce texte est hautement discutable d’un point de vue économique : rien du tout ne garantit en effet qu’une inflation nulle assurera le plein-emploi des travailleurs, ce serait beau si seulement c’était vrai ! Derrière ce libellé d’apparence inoffensive se cachaient en réalité les idées d’un commerçant allemand et théoricien monétaire amateur, Silvio Gesell (1862-1930), des idées qui ont été largement débattues à l’époque.

En bref, la proposition principale de Gesell et de ses partisans était que les billets de banque ne seraient dorénavant valables comme moyen de paiement que si l’on y collait chaque mois une estampille coûtant une fraction variable de leur valeur nominale. Les billets auraient donc été frappés d’un taux d’intérêt négatif, l’idée étant que cela augmenterait la vitesse de circulation de la monnaie et stimulerait la demande agrégée – et par conséquent l’économie, dans la mesure où elle en aurait besoin.

Si l’initiative avait été acceptée, la loi d’application aurait dû tenir compte de cette idée centrale de Gesell et de ses partisans, du moins en admettant que les Chambres aient fait honnêtement leur travail, ce qui n’est hélas pas toujours le cas (voir un blog précédent).

Dans les semaines précédant la votation, il y eut un débat très animé au sujet de cette initiative, je m’en souviens bien : à l’époque, j’avais treize ans et cela a été la première fois où une problématique économique m’a interpellé, comme on dit.

A la veille de la votation, un consensus général s’était dégagé : la monnaie franche ou fondante était une notion dangereuse et abstruse, pour ne pas dire farfelue. En conséquence, l’initiative a été proprement balayée en 1951, avec 87,6% de non pour une participation honorable de 53,1%. Le nombre de oui a même été inférieur au nombre de signatures recueillies par l’initiative…

Cela étant, on peut au fond regretter que la votation de dimanche dernier sur la monnaie pleine ne se soit pas soldée par un pourcentage encore plus élevé de refus (soit 75,7% selon les données officielles provisoires) et on doit aussi regretter que le taux de participation ait été si médiocre (33,8%). L’initiative de la monnaie pleine n’était pourtant pas tellement plus complexe que celle sur la monnaie franche. Les votants d’aujourd’hui seraient-ils devenus moins motivés, seraient-ils moins instruits et lucides que ceux de 1951 ? On peut se poser la question.

Les débats précédant la votation du dernier weekend auront au moins révélé une chose importante, à savoir la confusion générale qui règne au sujet de la notion de création de monnaie dans une économie moderne, une confusion à laquelle même certains collègues économistes n’échappent pas, comme par exemple Sergio Rossi de l’Université de Fribourg, un des rares soutiens académiques à l’initiative.

Un argument central des initiants était qu’en accordant des crédits ou en achetant des actifs, les banques commerciales créent de la monnaie « à partir de rien » et qu’elles en profitent indûment. L’image ainsi projetée était celle de banquiers qui, comme autant de faux-monnayeurs, n’auraient en quelque sorte qu’à actionner une rotative pour créer de l’argent, un argent venant garnir abusivement leurs poches. Rien n’est plus faux.

J’ajoute cependant que nous autres, les enseignants en économie politique actifs ou à la retraite, sommes en partie responsables de cette confusion, le soussigné non excepté, car je ne suis pas sûr que, dans les cours et les manuels, la création de monnaie scripturale par les banques soit toujours élucidée suffisamment à fond.

M’en étant rendu compte, j’ai essayé de clarifier les choses par divers moyens, comme par exemple une lettre de lecteur dans la NZZ, mais aussi un article envoyé au Temps. En retour, j’ai reçu un premier courriel me félicitant pour « un bel effort pédagogique » et m’assurant que l’article serait publié dans un prochain numéro. Peu après, un deuxième et très sec courriel m’a informé que, tout compte fait, l’article ne sera pas publié dans l’édition « print » du journal, mais seulement dans le « dossier » mis en ligne et portant sur l’initiative en question (ce qui n’a d’ailleurs pas non plus été fait). Voilà, n’est-ce pas, qui n’encourage guère à rédiger et envoyer à cet estimé quotidien de nouveaux textes pour essayer de contribuer à tel ou tel débat… Quoi qu’il en soit, j’ai mis l’article en ligne sous la forme d’un blog.

On peut soupçonner que, convaincus comme ils le sont de la justesse de leurs idées, les initiants et consorts ne s’avoueront pas battus longtemps et qu’ils chercheront à remettre la compresse, comme on dit, dans un avenir plus ou moins proche. Dès lors, il n’est peut-être pas inutile de prendre les devants en reproduisant, ci-dessous, le début de l’article envoyé en vain au Temps, avec quelques modifications et développements supplémentaires.

MONNAIE PLEINE : LE FAUX SCANDALE
DE LA MONNAIE ÉLECTRONIQUE

Un argument central des auteurs de l’initiative ‘monnaie pleine’ est qu’en consentant des crédits aux entreprises et aux ménages, les banques créent de la monnaie électronique « à partir de rien » et qu’elles « profitent indûment » de cette création. Cet argument est fallacieux, comme un exemple concret peut suffire à le montrer.

Cet exemple concerne les hypothèques, ce qui se justifie parce que ces dernières représentent environ 85% des crédits consentis par les banques suisses.

Imaginons donc que la famille X dispose de quelques économies et aimerait « construire », comme on dit. Ces économies ou fonds propres ne suffisent cependant qu’à couvrir, mettons, 30% du coût du nouveau logement. La famille s’adresse donc à une banque pour obtenir une hypothèque à hauteur de 70%. En accordant ce prêt, la banque prend un risque et elle doit en particulier s’assurer au mieux que la famille sera en situation de payer les intérêts hypothécaires à venir.

Admettons que la banque consente l’hypothèque. Elle ouvrira donc pour la famille un compte à vue avec le montant en question. Dans le bilan de la banque, l’hypothèque viendra s’ajouter à ses actifs et le compte à ses passifs, pour le même montant. A noter qu’en Suisse le compte n’est généralement pas à la libre disposition de la famille, mais la banque s’assurera qu’il soit utilisé uniquement pour payer les constructeurs.

Les paiements faits à partir de ce compte constituent de la monnaie alors que ce n’est pas le cas de l’hypothèque, laquelle est un actif très illiquide. Cette monnaie électronique ou scripturale continuera de circuler après que les constructeurs auront été payés et il y donc bien création monétaire ou, plus exactement, création de liquidité. Mais ce que les initiants ignorent entièrement est qu’au final l’opération conduira à un logement de plus dans le parc immobilier du pays.

La monnaie nouvellement créée ne l’a donc pas été « à partir de rien », mais c’est la contrepartie du nouveau logement, soit un investissement tout ce qu’il y a de plus réel et concret : la création de monnaie va de pair avec une création de richesse. Si l’hypothèque n’est pas accordée, il n’y aura pas création de monnaie, mais le logement ne sera pas non plus construit.

Il en va de même si la banque accorde un crédit à un agent immobilier pour la construction de logements locatifs, ou à une entreprise pour l’acquisition de nouvelles machines, ou à une autre entreprise pour la production d’un nouveau bien, etc. Au final, il y aura davantage de logements locatifs, plus de machines et de biens, etc.

Les banquiers ne sont donc pas des sortes de faux-monnayeurs, comme les initiants veulent le faire croire. Par leurs prêts, ils financent de nouveaux investissements, ce qui est bien évidemment un plus pour l’économie. L’impopularité des banques en général n’a donc guère lieu d’être.

MONNAIE PLEINE : LE FAUX SCANDALE DE LA MONNAIE ÉLECTRONIQUE

Un argument central des auteurs de l’initiative ‘monnaie pleine’ est qu’en consentant des crédits aux entreprises et aux ménages, les banques créent de la monnaie électronique « à partir de rien » et qu’elles « profitent indûment » de cette création. Cet argument est fallacieux, comme un exemple concret peut suffire à le montrer.

Imaginons ainsi que la famille X dispose de quelques économies et aimerait « construire », comme on dit. Ces économies ou fonds propres ne suffisent cependant qu’à couvrir, mettons, 30% du coût du nouveau logement. La famille s’adresse donc à une banque pour obtenir une hypothèque à hauteur de 70%. En accordant ce prêt, la banque prend un risque et elle doit en particulier s’assurer au mieux que la famille sera en situation de payer les intérêts hypothécaires à venir.

Admettons que la banque consente l’hypothèque. Elle ouvrira donc pour la famille un compte à vue avec le montant en question. Dans le bilan de la banque, l’hypothèque viendra s’ajouter à ses actifs et le compte à ses passifs, pour le même montant. A noter qu’en Suisse le compte n’est généralement pas à la libre disposition de la famille, mais la banque s’assurera qu’il soit utilisé uniquement pour payer les constructeurs.

Les paiements faits à partir de ce compte constituent de la monnaie alors que ce n’est pas le cas de l’hypothèque, laquelle est un actif très illiquide. Cette monnaie électronique ou scripturale continuera de circuler après que les constructeurs auront été payés et il y donc bien création monétaire ou, plus exactement, création de liquidité. Mais ce que les initiants ignorent entièrement est qu’au final l’opération conduira à un logement de plus dans le parc immobilier du pays. La monnaie nouvellement créée ne l’a donc pas été « à partir de rien », mais c’est la contrepartie du nouveau logement, soit un investissement tout ce qu’il y a de plus réel et concret : la création de monnaie va de pair avec une création de richesse. Si l’hypothèque n’est pas accordée, il n’y aura pas création de monnaie, mais le logement ne sera pas construit.

Il en va de même si la banque accorde un crédit à un agent immobilier pour la construction de logements locatifs, ou à une entreprise pour l’acquisition de nouvelles machines, ou à une autre entreprise pour la production d’un nouveau bien, etc. Au final, il y aura davantage de logements locatifs, plus de machines et de biens, etc.

Les banquiers ne sont donc pas des sortes de faux-monnayeurs, comme les initiants veulent le faire croire. Par leurs prêts, ils financent de nouveaux investissements, ce qui est bien évidemment un plus pour l’économie.

Dans les débats au sujet de l’initiative, certains initiants font preuve d’une grande agressivité verbale visant en particulier les banquiers. Bien que je n’aie aucun lien ni attache avec le monde bancaire, je me permets ici de rendre à ces initiants la monnaie de leur pièce (c’est bien le cas de le dire) en affirmant haut et fort que l’initiative en question n’est en réalité rien d’autre qu’un tissu de dangereuses illusions.

Sa disposition principale est que les comptes à vue que le public détient auprès des banques devraient dorénavant être couverts entièrement par des réserves auprès de la BNS – c’est en ce sens que le monnaie deviendrait « pleine ». Cela signifie que les banques ne pourraient plus mobiliser les comptes à vue pour financer des investissements utiles aux entreprises et aux ménages. Par conséquent, ces investissements diminueraient, peut-être de beaucoup. Pour l’empêcher, l’initiative stipule cependant que la BNS devra dorénavant « garantir l’approvisionnement de l’économie en crédits par les prestataires de services financiers [c’est-à-dire les banques] ». Ce qui veut dire que la BNS devrait accorder des crédits aux banques pour que celles-ci puissent continuer de consentir des prêts au public. On en reviendrait ainsi au statu quo, du moins en théorie.

On ne voit cependant pas que la BNS puisse jamais déterminer, même approximativement, le montant de ces crédits ainsi que leur distribution aux diverses banques et elle sera bien incapable de se substituer au système décentralisé en vigueur actuellement, lequel est de loin préférable. En outre, elle devra assumer des risques bancaires insensés.

Par ailleurs, l’initiative prévoit aussi que « l’argent nouvellement émis » – un peu plus de 43 milliards en 2017 ! – sera dorénavant distribué à l’Etat et/ou aux citoyens, mais « sans dette », c’est-à-dire gratuitement. (Selon le libellé de l’initiative, il s’agit bien de tout l’argent nouvellement émis). Désormais, la BNS devrait donc non seulement approvisionner les banques en crédits, mais aussi distribuer une manne purement fictive puisqu’en l’occurrence il n’y aura aucune création supplémentaire de richesse. Ecartelée entre ces nouvelles obligations et ses fonctions traditionnelles, la BNS courrait un grand risque de perdre le contrôle de la politique monétaire. Selon les scénarios envisageables, il pourrait y avoir déflation ou, ce qui est beaucoup plus probable, forte inflation. Dans ce dernier cas, les comptes à vue du public seraient garantis, mais les francs qui y figurent perdraient une partie de leur valeur… La BNS ne peut certes faire faillite, mais ce serait en quelque sort le franc qui ferait faillite – quel marché de dupes !

Le plus ironique est qu’à l’heure actuelle la monnaie n’est pas loin d’être « pleine » en Suisse. Les comptes de virement des banques à la BNS se montaient en effet à 457 milliards à fin février alors que les dépôts à vue et apparentés atteignaient 552 milliards. La monnaie est donc déjà pleine à 83% ! Mais cette situation est hautement anormale, résultant principalement des interventions massives de la BNS sur le marché des changes pour empêcher le franc de trop s’apprécier. C’est donc là une situation qui ne saurait durer indéfiniment.

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A propos de l’initiative monnaie pleine

La monnaie dite scripturale consiste en dépôts à vue auprès des banques et de la Poste. Elle représente aujourd’hui 86% du stock total de monnaie, le reste étant fait de billets et de pièces. Cette monnaie scripturale n’est pas « créée à partir de rien », comme l’affirment les initiants. Elle résulte uniquement du fait que les banques empruntent à court terme et prêtent à plus long terme : leurs emprunts à très court terme, principalement les dépôts du public exigibles à vue et donc hautement liquides, sont définis comme de la monnaie, à la différence des prêts des banques à l’économie, lesquels sont à plus long terme et donc peu liquides.

Une augmentation de ces prêts se traduira par une augmentation des dépôts à vue, ou vice versa, et il y aura création de monnaie ou, mieux dit, création de liquidité. C’est tout et il n’y a là aucune alchimie. Par ailleurs, ce processus, qui n’est pas illimité, permet de mobiliser une partie de l’épargne pour financer des investissements, tout en laissant le public relativement liquide. Il n’y a pas création illégitime de richesse et donc pas de « magot » que les banques s’approprieraient indûment. Les banquiers ne sont pas des sortes de faux-monnayeurs.

En finançant une partie des investissements mobiliers et immobiliers, les banques rendent de grands services à l’économie, on l’oublie trop facilement.

Il n’empêche que l’activité bancaire engendre un certain nombre de problèmes intrinsèques au secteur :
– La monnaie scripturale repose sur la confiance du public. Tant que ce dernier compte qu’il peut à tout moment convertir ses dépôts à vue en billets, tout ira bien. Mais si la confiance est ébranlée pour une raison ou une autre, il peut se produire une ruée ou run sur les banques et, à la limite, le système bancaire tout entier peut s’effondrer. C’est ce qui a failli arriver en 2008 aux Etats-Unis.
– La confiance est chose fragile, en conséquence le secteur bancaire l’est aussi. C’est la contrepartie inéluctable des services que ce secteur rend à l’économie.

Autrement dit, le système bancaire est sujet à des risques systémiques. Pour y obvier au mieux, plusieurs moyens existent aujourd’hui :
– Une fonction essentielle des banques centrales comme la BNS est d’agir en tant que prêteuses de dernier ressort. Détenant le monopole de l’émission de billets, elles peuvent en fournir aux banques autant que nécessaire en cas de demande élevée de retraits en billets. Plus généralement, un des rôles des banques centrales est de stabiliser le système bancaire et financier. En 2008, la banque centrale américaine est intervenue massivement par des prêts à intérêts consentis aux banques, ce qui a heureusement évité que la crise ne débouche sur une nouvelle Grande Dépression comme dans les années 1930. Ces prêts n’ont pas été de l’argent fourni aux banques gratuitement et à fonds perdus. Ils ont été remboursés intégralement par la suite, aux USA comme aussi en Suisse.
– Un système d’assurance des dépôts à vue et d’épargne par l’Etat contribuera également à renforcer la confiance du public. En Suisse, les dépôts auprès des banques sont assurés à concurrence de Fr. 100’000.- par déposant.
– Des fonds propres importants sont aujourd’hui exigés des banques, ce qui les rend plus solides.

Cela étant, que veut l’initiative « monnaie pleine » ? Elle entend premièrement rendre le système bancaire et financier moins fragile et instable. C’est s’attaquer à un problème qui n’en est pas un : le système bancaire suisse paraît aujourd’hui très solide, aussi solide sans doute que c’est humainement faisable. Des crises bancaires et financières se produiront certes toujours pour des raisons diverses et plus ou moins imprévisibles, mais nous sommes bien armés aujourd’hui pour y faire face. A preuve le sauvetage de l’UBS en 2008, lequel a empêché efficacement un effondrement de tout le système bancaire, tout en se soldant par plusieurs milliards de bénéfices pour la Confédération et la BNS.

Loin de rendre le système bancaire et financier plus stable, l’adoption de l’initiative créerait une onde de choc déstabilisante. Ce serait en effet un saut dans l’inconnu, ce qui n’échappera pas aux marchés et investisseurs internationaux. D’une monnaie forte, parfois trop forte, le franc deviendrait une monnaie faible.

L’initiative stipule que seule la Confédération pourra dorénavant émettre de la monnaie scripturale. Le système de paiements continuerait d’être assuré par les banques et la Poste, mais les comptes à vue du public seraient dorénavant gérés hors bilan. En outre, ces comptes devraient être couverts à cent pour cent par des réserves auprès de la BNS – c’est en ce sens que la monnaie deviendrait « pleine ».

Une première conséquence de ce nouveau régime serait une augmentation considérable des frais à la charge des déposant parce que les coûts du système de paiements ne seraient plus couverts par le rendement des prêts des banques à l’économie financés par les dépôts à vue.

Les banques ne pouvant plus utiliser ces dépôts pour financer leurs prêts à l’économie, il faudrait s’attendre à une diminution importante de ces prêts, ce qui mettrait en péril l’investissement et donc la croissance de l’économie. Une récession et une poussée du chômage seraient à prévoir.

L’initiative stipule cependant que la BNS devrait en quelque sorte sauter dans la brèche en accordant des crédits aux banques « pour un temps limité ». On en reviendrait donc au statu quo, à cela près qu’il y aurait une étape supplémentaire dans le processus via la BNS. On ne voit toutefois pas que la BNS puisse jamais calculer, même approximativement, le montant des crédits qu’elle devrait consentir aux banques pour permettre à ces dernières de fournir à l’économie les prêts dont elles bénéficieraient dans le régime actuel. En outre, il y aurait accumulation insensée de risques bancaires dans le bilan de la BN. Si une banque devait faire faillite, ce serait à la BNS de payer une partie au moins des pots cassés. Par ailleurs, le nouveau régime conférerait à la BNS un pouvoir exorbitant sur l’économie. Au lieu d’être décentralisé comme c’est le cas aujourd’hui, l’approvisionnement de l’économie en prêts et crédits serait largement du ressort de la BNS. Cela n’échapperait évidemment pas aux politiciens et on voit d’ici les batailles autour de la question de savoir qui contrôlera un organe devenu ultrapuissant, qui seront les membres de sa direction générale, quelle sera la ligne de sa politique, etc. L’indépendance de la BNS n’y survivrait certainement pas.

Il importe aussi de dénoncer l’illusion propagée par les initiants selon laquelle l’adoption de leur texte nous mettrait à l’abri d’une déstabilisation du secteur bancaire : la « monnaie pleine » n’empêcherait en rien d’éventuels mauvais investissements par les banques ; dans les années avant 2007-2008, elle n’aurait par exemple pas empêché l’UBS d’investir massivement dans les hypothèques subprime.

L’initiative prévoit encore que « l’argent nouvellement émis » – un peu plus de 43 milliards en 2017 ! – sera dorénavant distribué à l’Etat ou directement aux citoyens. Cet argent nouvellement émis le serait principalement via les crédits que la BNS accorderait aux banques. Dans le bilan de la BNS, les actifs augmenteraient du montant de ces crédits et le passif du même montant inscrit dans les comptes des banques auprès de la BNS. Il n’y aurait donc pas de « magot » à distribuer. La BNS se verrait par conséquent obligée de verser à l’Etat ou directement aux citoyens une grande partie ou la totalité de ses bénéfices, voire de ses actifs si la somme à distribuer est plus grande que ces bénéfices – que ce soit approprié ou non du point de vue de sa politique monétaire et plus généralement. On fait ainsi miroiter aux citoyens et à l’Etat la perspective d’une sorte d’argent de poche tombant du ciel dans leurs escarcelles. C’est de nouveau une illusion et aussi un attrape-nigaud démagogique. En effet, le nouveau régime proposé ne changerait rien à la fortune nationale et il n’y aurait pas création de richesse. En économie, les miracles n’existent pas. Le système actuel de distribution des bénéfices de la BNS à la Confédération et aux cantons est de loin mieux fondé.

Conclusion : l’initiative en question est hautement toxique. Il s’agit en vérité d’un miroir aux alouettes (« chose séduisante, mais trompeuse », selon le dictionnaire). On pourrait aussi ranger cette initiative dans la catégorie des solutions pseudo-évidentes, du type « il n’y qu’à… », et qui promettent la lune. Elle trahit encore une profonde méconnaissance du fonctionnement du système bancaire et financier. Il faut donc espérer que, le 10 juin prochain, ce texte sera relégué à sa juste place, c’est-à-dire aux oubliettes.

Un résumé comme celui-ci est forcément réducteur. Le texte qui suit est assez long, mais plus complet. La lectrice ou le lecteur désireux d’en savoir davantage voudra peut-être le parcourir.

Le texte complet est téléchargeable en cliquant ici

Une mise au point, à toutes fins utiles : je n’ai aucun lien ni attache avec le secteur bancaire. Ce blog a été rédigé spontanément, en toute liberté et indépendance, dans le seul but de contribuer au débat.

Quand la démocratie directe est violée

« C’est dorénavant à Berne qu’il sera décidé qui peut immigrer ou non (…) Le souverain a décidé aujourd’hui que l’immigration doit de nouveau être réglée au moyen de contingents. Le Conseil fédéral entend appliquer cette décision de manière rapide et conséquente ».
Ainsi s’exprimait la Conseillère fédérale Simonetta Sommaruga lors de la conférence de presse du Conseil fédéral l’après-midi du 9 février 2014, jour de l’acceptation de l’initiative contre l’immigration de masse sous la forme d’un nouvel article constitutionnel 121a.[1] Le PLR, alors dirigé par Philipp Müller, abonda dans le même sens : « Le parti s’engagera pour que l’initiative sur l’immigration de masse soit mise en œuvre correctement et sans retard ».

On conviendra que ces déclarations étaient sans ambiguïté aucune – pas de « mais » ou de « si ».

Puis, dans les mois qui suivirent, un accord assez général se fit progressivement jour dans les milieux économiques et dans la classe politique, UDC exceptée, pour donner la priorité au maintien intégral des accords bilatéraux avec l’UE, y compris celui sur la libre circulation des personnes – et donc pour escamoter le résultat de la votation du 9 février 2014.

La prétendue loi d’application du nouvel article constitutionnel 121a, loi adoptée en décembre 2016, se limite en effet à stipuler que « lorsque certains groupes de profession, domaines d’activités ou régions économiques enregistrent un taux de chômage supérieur à la moyenne, il y a lieu de prendre des mesures limitées dans le temps visant à favoriser les personnes enregistrées auprès du service public de l’emploi en tant que demandeurs d’emploi ». L’habitude s’est prise de baptiser ce mécanisme de « préférence indigène light ». A noter que ce mécanisme signifie en fait une nouvelle charge administrative pour les employeurs, une charge qui n’est pas négligeable du tout.

Quoi qu’il en soit, il n’est plus question de contingents alors que l’article constitutionnel les prévoit explicitement. Pas nécessaire d’être juriste pour voir que cette loi d’application est en réalité une loi de non application parfaitement hypocrite.

Le vote du peuple et des cantons du 9 février 2014 a ainsi été dégradé au rang d’une opération purement consultative dont on ne tiendra pas compte. Le constitutionnaliste Etienne Grisel, de l’Université de Lausanne, en a conclu qu’il s’agissait là d’un authentique « coup d’Etat »[2].

Néanmoins, on observe souvent, du côté du Conseil fédéral comme de certains parlementaires et politiciens, une certaine gêne au sujet de cette prétendue loi d’application et on se cherche donc des excuses. La plus fréquente de ces dernières consiste à dire qu’il est déjà arrivé que certaines initiatives soient appliquées de manière, mettons, élastique. Le cas cité le plus fréquemment est celui de l’initiative dite des Alpes adoptée en février 1994.

Il est vrai que le délai de dix ans prévu par cette initiative pour limiter le transit routier à travers les Alpes a été abandonné lors des négociations avec l’UE. A y regarder de plus près, on constate cependant que, loin de faire preuve de mauvaise volonté, les autorités s’efforcent d’appliquer cette initiative au mieux, mais qu’elles se heurtent à de sérieux obstacles pratiques comme, par exemple, la difficulté pour l’Etat de gérer ce qui est essentiellement un trafic privé à travers les Alpes. Il n’y a donc aucune commune mesure entre la mise en œuvre lente et difficile de cette initiative et la non application de celle sur l’immigration de masse. Il en va de même pour les autres cas souvent cités, comme l’initiative sur les résidences secondaires ou celle sur le renvoi des criminels étrangers.[3]

Le plus triste avec la non application de l’initiative contre l’immigration de masse est qu’on aurait très bien pu procéder autrement, à savoir : le Parlement fait honnêtement son travail et vote une loi d’application conforme au nouvel article constitutionnel, y compris un système de contingents. Puis, les milieux économiques et politiques qui accordent la priorité au maintien intégral des bilatérales lancent un référendum contre cette loi d’application, référendum qui aboutit du moment qu’on y aura mis les moyens, et le peuple doit se prononcer une nouvelle fois.

Il est fort possible que la loi aurait alors été refusée, signifiant que le peuple ne veut pas – ou ne veut plus – risquer un conflit avec l’UE, qu’il place les bilatérales au-dessus du contrôle de l’immigration et qu’il revient donc en arrière. Ou inversément si la loi est acceptée, mais dans un cas comme dans l’autre la question est tranchée sans équivoque et la démocratie directe est respectée au lieu d’être violée. (A noter que quelque chose d’analogue s’est passé jadis avec l’AVS : en référendum obligatoire, le principe de l’AVS a été adopté en 1925 à de fortes majorités du peuple et des cantons, mais la loi d’application de 1931, adoptée haut la main par les Chambres, sera refusée par le peuple).

Ce n’est malheureusement pas la première fois dans l’histoire de la démocratie directe suisse que des décisions du souverain ont été contournées, voire bafouées. Dans un livre à paraître[4], j’ai pu identifier, sur un total de 611 objets soumis à votation entre 1848 et 2015, quatorze cas de ce genre dont sept peuvent être considérés comme graves. Un exemple particulièrement crasse remonte à 1961 lorsqu’une hausse de 7 centimes du prix de l’essence est refusée nettement par le peuple. Trois mois plus tard, le Conseil fédéral décrète une hausse de 5 centimes, « qui passera à 7 centimes dans les plus brefs délais ». Cette désinvolture pour le moins choquante passera inaperçue des Chambres, lesquelles sont entièrement accaparées par l’affaire des Mirages.

On touche ici au principe le plus essentiel de la démocratie directe : les décisions du souverain doivent être appliquées – point barre. Sinon le système perd sa raison d’être : à quoi cela rime-t-il de consulter le peuple sur toute sorte de questions, en moyenne tous les quatre mois, si ensuite les autorités, la classe politique ou les milieux économiques s’arrangent pour escamoter des décisions qui ne leur conviennent pas ? On peut penser que nous avons là le danger le plus important pour le bon fonctionnement de la démocratie directe en Suisse – et non pas un défaut d’information de la part des votants comme on l’entend dire souvent (des recherches montrent que les votants sont en général suffisamment informés), ni non plus d’autres dangers comme les cas où le peuple répond en fait à une question autre que celle qui lui est posée (un seul cas important depuis 1848, celui de la votation sur les minarets).

Lorsque la volonté populaire est escamotée, le risque est que le peuple ne sera pas dupe et se vengera, en quelque sorte, à la première occasion qui se présentera. Ainsi, dans le cas de l’initiative sur l’immigration de masse, un retour de manivelle pourrait bien se produire lors de la votation à venir sur les « juges étrangers », surtout en Suisse alémanique où l’attachement à la démocratie directe est profond.

Pour prévenir tout malentendu : j’ai voté non le 9 février 2014, mais une majorité est une majorité, quelque mince qu’elle soit.

 

 

[1]  Cette conférence de presse peut être visionnée à l’adresse :

https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/conferences-de-presse/2014/2/09_02_2014_934.html.

Voir aussi les déclarations sans ambiguïté de Mme Sommaruga lors d’une interview à la TSR en date du 20 juin 2014 et téléchargeable à l’adresse : http://www.rts.ch/info/suisse/5947703-retour-des-contingents-decide-apres-le-oui-a-l-initiative-du-9-fevrier.html.

[2] Voir son article dans Le Temps du 28 novembre 2016.

[3] Pour plus de détails, voir un livre intitulé « De la démocratie directe en Suisse », livre aujourd’hui achevé et dont j’espère qu’il sera publié dans quelques mois, si tout va bien.

[4] Voir la note précédente.