MONNAIE PLEINE : LENDEMAIN DE VOTATION

Beaucoup de commentateurs affirment que jamais depuis 1848 peuple et cantons ont eu à se prononcer sur un objet aussi complexe que l’initiative en question (appelée parfois facétieusement « monnaie folle », traduction libre de « Vollgeld »). Ce n’est pas exact, car il y a eu un précédent, bien qu’ancien. Cela vaut sans doute la peine d’y revenir brièvement, du moins pour celles et ceux d’entre nous qui ont le goût de l’histoire.

Le 15 avril 1951, le souverain a en effet dû se prononcer sur une initiative appelée « monnaie franche » ou « monnaie fondante ». Voici le libellé de l’article constitutionnel soumis alors à votation :

« La banque investie du monopole des billets de banque [la BNS, évidemment] a pour tâche principale de régler la circulation de la monnaie en Suisse de telle façon que le pouvoir d’achat du franc suisse reste constant ou autrement dit que l’indice des prix des marchandises de première nécessité reste constant, afin de garantir le plein-emploi des travailleurs. »

On passera sur le fait que, outre sa curieuse ponctuation, ce texte est hautement discutable d’un point de vue économique : rien du tout ne garantit en effet qu’une inflation nulle assurera le plein-emploi des travailleurs, ce serait beau si seulement c’était vrai ! Derrière ce libellé d’apparence inoffensive se cachaient en réalité les idées d’un commerçant allemand et théoricien monétaire amateur, Silvio Gesell (1862-1930), des idées qui ont été largement débattues à l’époque.

En bref, la proposition principale de Gesell et de ses partisans était que les billets de banque ne seraient dorénavant valables comme moyen de paiement que si l’on y collait chaque mois une estampille coûtant une fraction variable de leur valeur nominale. Les billets auraient donc été frappés d’un taux d’intérêt négatif, l’idée étant que cela augmenterait la vitesse de circulation de la monnaie et stimulerait la demande agrégée – et par conséquent l’économie, dans la mesure où elle en aurait besoin.

Si l’initiative avait été acceptée, la loi d’application aurait dû tenir compte de cette idée centrale de Gesell et de ses partisans, du moins en admettant que les Chambres aient fait honnêtement leur travail, ce qui n’est hélas pas toujours le cas (voir un blog précédent).

Dans les semaines précédant la votation, il y eut un débat très animé au sujet de cette initiative, je m’en souviens bien : à l’époque, j’avais treize ans et cela a été la première fois où une problématique économique m’a interpellé, comme on dit.

A la veille de la votation, un consensus général s’était dégagé : la monnaie franche ou fondante était une notion dangereuse et abstruse, pour ne pas dire farfelue. En conséquence, l’initiative a été proprement balayée en 1951, avec 87,6% de non pour une participation honorable de 53,1%. Le nombre de oui a même été inférieur au nombre de signatures recueillies par l’initiative…

Cela étant, on peut au fond regretter que la votation de dimanche dernier sur la monnaie pleine ne se soit pas soldée par un pourcentage encore plus élevé de refus (soit 75,7% selon les données officielles provisoires) et on doit aussi regretter que le taux de participation ait été si médiocre (33,8%). L’initiative de la monnaie pleine n’était pourtant pas tellement plus complexe que celle sur la monnaie franche. Les votants d’aujourd’hui seraient-ils devenus moins motivés, seraient-ils moins instruits et lucides que ceux de 1951 ? On peut se poser la question.

Les débats précédant la votation du dernier weekend auront au moins révélé une chose importante, à savoir la confusion générale qui règne au sujet de la notion de création de monnaie dans une économie moderne, une confusion à laquelle même certains collègues économistes n’échappent pas, comme par exemple Sergio Rossi de l’Université de Fribourg, un des rares soutiens académiques à l’initiative.

Un argument central des initiants était qu’en accordant des crédits ou en achetant des actifs, les banques commerciales créent de la monnaie « à partir de rien » et qu’elles en profitent indûment. L’image ainsi projetée était celle de banquiers qui, comme autant de faux-monnayeurs, n’auraient en quelque sorte qu’à actionner une rotative pour créer de l’argent, un argent venant garnir abusivement leurs poches. Rien n’est plus faux.

J’ajoute cependant que nous autres, les enseignants en économie politique actifs ou à la retraite, sommes en partie responsables de cette confusion, le soussigné non excepté, car je ne suis pas sûr que, dans les cours et les manuels, la création de monnaie scripturale par les banques soit toujours élucidée suffisamment à fond.

M’en étant rendu compte, j’ai essayé de clarifier les choses par divers moyens, comme par exemple une lettre de lecteur dans la NZZ, mais aussi un article envoyé au Temps. En retour, j’ai reçu un premier courriel me félicitant pour « un bel effort pédagogique » et m’assurant que l’article serait publié dans un prochain numéro. Peu après, un deuxième et très sec courriel m’a informé que, tout compte fait, l’article ne sera pas publié dans l’édition « print » du journal, mais seulement dans le « dossier » mis en ligne et portant sur l’initiative en question (ce qui n’a d’ailleurs pas non plus été fait). Voilà, n’est-ce pas, qui n’encourage guère à rédiger et envoyer à cet estimé quotidien de nouveaux textes pour essayer de contribuer à tel ou tel débat… Quoi qu’il en soit, j’ai mis l’article en ligne sous la forme d’un blog.

On peut soupçonner que, convaincus comme ils le sont de la justesse de leurs idées, les initiants et consorts ne s’avoueront pas battus longtemps et qu’ils chercheront à remettre la compresse, comme on dit, dans un avenir plus ou moins proche. Dès lors, il n’est peut-être pas inutile de prendre les devants en reproduisant, ci-dessous, le début de l’article envoyé en vain au Temps, avec quelques modifications et développements supplémentaires.

MONNAIE PLEINE : LE FAUX SCANDALE
DE LA MONNAIE ÉLECTRONIQUE

Un argument central des auteurs de l’initiative ‘monnaie pleine’ est qu’en consentant des crédits aux entreprises et aux ménages, les banques créent de la monnaie électronique « à partir de rien » et qu’elles « profitent indûment » de cette création. Cet argument est fallacieux, comme un exemple concret peut suffire à le montrer.

Cet exemple concerne les hypothèques, ce qui se justifie parce que ces dernières représentent environ 85% des crédits consentis par les banques suisses.

Imaginons donc que la famille X dispose de quelques économies et aimerait « construire », comme on dit. Ces économies ou fonds propres ne suffisent cependant qu’à couvrir, mettons, 30% du coût du nouveau logement. La famille s’adresse donc à une banque pour obtenir une hypothèque à hauteur de 70%. En accordant ce prêt, la banque prend un risque et elle doit en particulier s’assurer au mieux que la famille sera en situation de payer les intérêts hypothécaires à venir.

Admettons que la banque consente l’hypothèque. Elle ouvrira donc pour la famille un compte à vue avec le montant en question. Dans le bilan de la banque, l’hypothèque viendra s’ajouter à ses actifs et le compte à ses passifs, pour le même montant. A noter qu’en Suisse le compte n’est généralement pas à la libre disposition de la famille, mais la banque s’assurera qu’il soit utilisé uniquement pour payer les constructeurs.

Les paiements faits à partir de ce compte constituent de la monnaie alors que ce n’est pas le cas de l’hypothèque, laquelle est un actif très illiquide. Cette monnaie électronique ou scripturale continuera de circuler après que les constructeurs auront été payés et il y donc bien création monétaire ou, plus exactement, création de liquidité. Mais ce que les initiants ignorent entièrement est qu’au final l’opération conduira à un logement de plus dans le parc immobilier du pays.

La monnaie nouvellement créée ne l’a donc pas été « à partir de rien », mais c’est la contrepartie du nouveau logement, soit un investissement tout ce qu’il y a de plus réel et concret : la création de monnaie va de pair avec une création de richesse. Si l’hypothèque n’est pas accordée, il n’y aura pas création de monnaie, mais le logement ne sera pas non plus construit.

Il en va de même si la banque accorde un crédit à un agent immobilier pour la construction de logements locatifs, ou à une entreprise pour l’acquisition de nouvelles machines, ou à une autre entreprise pour la production d’un nouveau bien, etc. Au final, il y aura davantage de logements locatifs, plus de machines et de biens, etc.

Les banquiers ne sont donc pas des sortes de faux-monnayeurs, comme les initiants veulent le faire croire. Par leurs prêts, ils financent de nouveaux investissements, ce qui est bien évidemment un plus pour l’économie. L’impopularité des banques en général n’a donc guère lieu d’être.

Jean-Christian Lambelet

Né en 1938, Jean-Christian Lambelet est aujourd'hui professeur honoraire d'économie à l'Université de Lausanne. Il a publié une quinzaine de livres et environ deux cents articles scientifiques.