La crise de la vie coûte cher et son prix augmente

La crise du climat, chez nous, tout le monde la connaît et, mis à part quelques ahuris qui, bizarrement, trouvent quand même la voie des médias, chacun se rend compte qu’il y a là un vrai problème. Par contre, la crise de la vie et de la biodiversité semble beaucoup moins troublante. Pourtant, du climat en folie ou de la biodiversité qui s’effondre, quel est le pire ? Un article tout récent (Turbelin, 2023), que je n’aurais certainement pas remarqué s’il ne m’avait été envoyé par un ami attentif (merci à lui), essaie de répondre à cette question en évaluant les coûts de chacune des deux formes de dégâts. Ils sont si différents que l’exercice est difficile. Pourtant, le résultat me semble convaincant. Il est sûrement important.

Les dégâts naturels sont visibles, quelquefois, ici, chez nous, comme ce fut le cas à Cressier le 2 juillet 2021 (https://www.heidi.news/climat/la-catastrophe-de-cressier-se-reproduira-tot-ou-tard). On en est alors tout surpris. Le plus souvent, ils sont lointains, c’est la presse qui nous en parle sans se priver d’en représenter l’horreur. Les incendies de forêt vus de l’intérieur, le vent des typhons arrachant arbres et maisons, les inondations qui submergent en quelques jours 1/3 du Pakistan, 6e pays le plus peuplé de monde, tout cela, on le voit et ne peut l’ignorer. L’économie aussi s’en rend compte et, avec les assurances, elles sont bien obligées d’en faire le compte. Il n’est pas bon.  Les dégâts naturels sont ainsi financièrement bien documentés, par exemple sur ce site : www.emdat.be. Allez voir, c’est sérieux, c’est convaincant.

La perte de la biodiversité et les méfaits que causent les espèces invasives sont beaucoup moins impressionnants, du moins chez nous, pour le moment. Si je me pose la question « la crise de la vie, où est-ce que je la vois, moi, ici ? » Je dois avouer que la 1re réponse qui me vient se rapporte aux écriteaux qui mettent en garde contre la renouée du japon dans le ravin de la Morges, sur mon chemin vers la gare. De temps en temps, j’y croise des équipes de jeunes qui travaillent à les arracher. Ils reviennent régulièrement. En y pensant un peu plus, je me rappelle que tous les buis du jardin sont morts et que, il y a deux ans, la treille des voisins n’a rien donné à cause de la mouche Suzuki. À première vue, pas de quoi se faire trop de mouron.

Vraiment ?

Eh bien, c’est faux !

Ceux qui connaissent et qui comprennent nous enseignent que, la vie qui souffre et meurt sur l’ensemble de la planète est sans doute un problème pire encore que les violents effets bien visibles des violentes catastrophes naturelles. L’action de l’homme sur la nature en est la cause fondamentale. La destruction des espaces naturels (agriculture intensive et aménagement fautif du territoire), l’échauffement climatique (usage des combustibles fossiles), la pollution chimique (air, sol et eau) ainsi que l’effet néfaste des espèces invasives (mondialisation) en sont des aspects particuliers. Ensemble, ils compromettent le service que la Terre apporte à la vie. En particulier, ils compromettent le bien-être, l’alimentation, la santé et même la survie des humains sur Terre. Pourtant, chez nous, ces effets sont rarement directement visibles et quand, tout à coup, ils le sont – comme ce fut le cas avec le COVID – on ne veut pas voir que la catastrophe est systémique.

En fait, le problème est plus profond encore. Avec l’extinction massive des espèces – on dit que la moitié d’entre elles sont maintenant menacées et que le taux d’extinction des espèces est mille fois plus élevé qu’il n’était avant l’anthropocène – ce sont les racines mêmes de la vie qui sont attaquées. Pour le comprendre, il faut revenir à LUCA, Last Unique Common Ancestor, la plus ancienne cellule dont nous descendons tous ; c’était il y a environ 3,5 milliards d’années. Depuis, de génération en génération, la vie s’est étendue et ramifiée en inventant sans cesse de nouvelles combinaisons, mais en conservant toujours des acquis du passé. Ainsi, une espèce qui meurt, ce n’est pas seulement un moment du présent qui tombe, c’est toute son histoire qui disparaît. La catastrophe actuelle est celle de la vie sur Terre, notre vie.

Retrouvez-vous dans le paragraphe ci-dessus votre propre sentiment et votre conviction que la situation est grave et qu’il est important de s’engager pour y faire face ? Si cela est le cas, tant mieux. Sinon, vous êtes, comme la plupart d’entre nous, peu sensibles aux choses que l’on peut prétendre floues et aux arguments que l’on peut trouver abstraits. On dit que l’autruche est bonne à cela et que les humains lui ressemblent.

L’article dont il est question ici s’en prend à quelque chose de beaucoup plus concret ; quelque chose que chacun connaît ; combien faut-il payer ?  L’article compare le coût des catastrophes naturelles avec celui que causent les espèces invasives. Les premières sont abondamment discutées dans les rapports du GIEC (que tout le monde connaît ici !) et comptabilisées sur le remarquable site belge www.emdat.be. Les secondes sont du ressort de l’IPBES (plateforme intergouvernementale de politique scientifique sur la biodiversité et les services des écosystèmes ; l’organisation sœur du GIEC), et des diverses bases de données qui s’y rapportent (IPBES, 2019), InvaCost 4.1 (www.invacost.fr ).  L’article Trubelin et collab. (2023) est une compilation des données existantes de 1980 à 2019. En voici les résultats principaux.

Pour le Monde entier :

Type de catastrophe Coût (en milliards de $)
de 1980 – 2019
Augmentation (%) entre
1980-1999 et 2000-2019
Tempêtes 1’914 185
Invasion biologique 1’208 702
Inondations 1’120 42
Sécheresse 244 19
Incendies 138 114

Pour les É.-U., où les valeurs sont probablement mieux comparables à celles de l’Europe, l’article donne encore :

Type de catastrophe Coût (en milliards de $)
de 1980 – 2019
Augmentation (%) entre
1980-1999 et 2000-2019
Tempêtes 1’202 439
Invasion biologique 468 1525
Sécheresse 248 14
Inondations 144 7
Incendies 84 756

Ce sont les faits. Le titre de l’article résume ces résultats en une phrase. « Les invasions biologiques sont aussi coûteuses que les catastrophes naturelles. » Les auteurs y ajoutent leur conclusion. La prévention des invasions biologiques mérite autant d’investissements que ceux consacrés aux dégâts naturels.

En fait, les auteurs appellent à une révolution économique et financière.

Notre société sera-t-elle capable de le comprendre ?

Références.

A.J. Turbelin, R.N. Cuthbert, F. Essl et al. Biological invasions are as costly as natural hazards, Perspectives in: Ecology and Conservation, https://doi.org/10.1016/j.pecon.2023.03.002

IPBES, 2019. In :Brondizio, E.S., Settele, J., Diaz, S.,Ngo, H.T., (Eds.), Global Assessment on Biodiversity and Ecosystem Service of the International Gouvernemental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services. EPBES secretariat, Bonn, Germany.
http://dx.doi.org/10.5281/zenodo.3831673. 1148 p.

Jacques Dubochet

Jacques Dubochet, professeur honoraire à l'UNIL. Il a développé, dans les années 80, les fondements de la cryo-microscopie électronique qui lui ont valu un prix Nobel de chimie en 2017. Citoyen actif, il est préoccupé par l’impact de la science sur la société. Il croit que c'est la jeunesse qui surmontera la crise du climat et de la vie.

6 réponses à “La crise de la vie coûte cher et son prix augmente

  1. A wake up call!!! Grand merci. Pour renforcer ce message il faut lire l’article important ’50 ans après. le nouveau rapport du club de Rome: bien au-delà du changement climatique, de Valérie d’Acremont et François Chappuis, publié dans la Revue médical suisse le 3 mai 2023 (www.REVMED.CH).

  2. ça fait plus de 50 ans que l’élite mondiale se réunit presque chaque année à Davos pour la mondialisation et libéralisation des marchés commerciaux. Ils ont formés les leaders du monde entier à leur idéologie mondialiste. Le nombre de milliardaires dans le monde n’a jamais été aussi élevé. La vente de jets privés se porte à merveille et le luxe se vent comme jamais (luxure). Et les machines à imprimer de l’argent virtuel tournent à plein régime créant de l’entropie exagérée (usure).
    J’aimerais comprendre, parce que c’est important! Comment ces élites estiment pouvoir régler les nombreux problèmes qu’ils ont eux-mêmes créés ? Par les villes concentrationnaires 15′, par les CBDC, le transhumanisme, l’agrochimie OGM, la télésurveillance globalisée, des injections “vaccinales” géniques… par la guerre, la famine, la maladie (dépopulation rapide…)?
    Je préfèrerais la permaculture régénératrice qui est un processus vertueux qui permet de miser sur la vie qui stabilise la vie (c.f. travaux de James Lovelock et de Lynn Margulis)… Il nous faut un Greater Reset que celui planifié par nos élites…dégénérées. Il nous faut retrouver le chemin du réel, de l’humain, de l’humus et de l’humilité. Malheureusement, le chemin que nous empruntons actuellement est moins drôle, il s’appelle misère, destruction et mort!!! Ce que l’antique sagesse védique appelait : L’âge de Kali…

    1. … et après toutes ces catastrophes, les nouveaux “philanthropes” qui ont racheté “Le Temps” ont eu la bonne idée de faire disparaître les “blogs du Temps”, et donc la mémoire des autres catastrophes.

  3. “La perte de la biodiversité et les méfaits que causent les espèces invasives sont beaucoup moins impressionnants, du moins chez nous, pour le moment”. C’est à voir, il faut sans doute attendre que s’installe chez nous grâce au réchauffement climatique la Vespa mandarinia, un frelon géant de 6 cm originaire de Chine et du Japon qui colonise déjà l’Amérique du Nord (signalé récemment dans l’Oregon aux USA). Le frelon asiatique Vespa velutina très agressif et tueur d’abeilles c’était déjà pas mal, mais avec ce nouvel envahisseur c’est le cauchemar absolu !

  4. J’assume que vos prévisions apocalyptiques vont se réaliser quoique ma confiance dans les scientifiques aussi diplômés qu’ils soient n’est pas illimitée. L’histoire nous enseigne combien de fois ils se sont totalement trompés. Un seul exemple : Le Club de Rome et René Dumont pour qui j’ai eu beaucoup d’admiration, prévoyaient qu’en l’an 2000 il n’y aurait plus de pétrole.
    Ceci dit, je pense que notre mode de vie nous mène droit dans le mur. Comment l’éviter. Quelle solution va nous permettre de redresser la barre et éviter le désastre. Comment faire lorsque personne ne veut vraiment changer si ce n’est à la marge alors que seul un virage à 180 degrés serait nécessaire.
    J’ai grandi heureux, même très heureux, dans une famille sans voiture, sans téléphone, sans vacances à l’étranger, sans prendre l’avion et rarement le train. Début des années 60’ tout commença à changer. Voyages d’affaires aux 4 coins du monde, vacances exotiques, voiture, résidence secondaire, internet, iphone etc. Je ne vois pas très bien comment revenir en arrière. Comment renoncer à tout ce que la modernité a apporté. C’est la vraie question que personne n’ose vraiment aborder et pourtant, il le faudrait. A court terme, la technologie (éolienne, photovoltaïque etc. ) devrait éviter d’infliger de trop gros changements à nos comportements, mais elle ne pourra pas repousser l‘échéance fatale encore longtemps.

  5. La réunionnite annuelle de Davos n’était destinée qu’à mettre en place une économie très libérale et mondialisée. Pourquoi pas, mais il a manqué de vision systémique et le milieu dans lequel devait s’implanter ce système économique n’a certainement pas été correctement pris en considération.
    Le résultat est celui que l’on connaît aujourd’hui. La planète Terre (le point bleu vu de l’espace lointain), avec sa biosphère, son climat et sa biodiversité, se dégrade progressivement (pollutions, déplacements ou disparitions d’espèces, maladies, etc.).
    Le modèle souhaité par les adeptes de Davos n’est donc pas le bon. Le GIEC tente depuis des années d’alerter de la mauvaise voie empruntée et va même jusqu’à proposer des solutions pour tenter de la corriger.
    Mais Davos ne semble pas être en mesure de comprendre. Les gouvernements sous la pression de diverses forces politiques font eux des démarches et se sont fixé un horizon (2050). Des entreprises ont aussi réagit et prennent des mesures, comme une grande partie de la population. Le système réagira, lentement et à son rythme. Il va donc falloir s’adapter.

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