Récit

Connaissez-vous la Maison du Récit à Lausanne (https://lamaisondurecit.ch) ? C’est un endroit magique où Katia Delay fait parler ceux qui ont quelque chose à dire ou quelque chose à exprimer – vous par exemple, avec le projet en cours de cet hiver, « Transformer les récits de nos vulnérabilités ». Il y a quelques semaines, Laurence et Jean Martin ainsi que mon épouse Christine et moi, deux couples actifs avec les Grands-parents pour le climat, étaient invités à dire leurs vues et à faire exprimer celles de participants sur le difficile sujet de la crise de la vie et du climat, qui promet un sombre avenir au monde, à moins que nous ne la transformions en un avenir lumineux. Comme d’habitude à la Maison, le débat fut intense et chaleureux. À un moment donné, une participante mentionna le vieux livre d’Ernest Callenbach, Écotopia. Peu le connaissaient, moi non plus. Il fut un livre culte à sa parution en 1975, mais ce n’est que maintenant qu’il est traduit en français (Folio, Poche, 2021). Aujourd’hui, semble-t-il, tout le monde en parle. Moi aussi.

Trois États de la côte ouest des États-Unis  – le nord de la  Californie, l’Oregon et l’État de Washington – ont fait sécession. Pendant 20 ans, Écotopia s’est strictement fermée alors que les habitants inventaient une société humaniste où chacun s’épanouit dans l’harmonie de la Nature. Bref, une ZAD du Mormont, suffisamment vaste pour être autonome, et à qui aurait été donné le temps de s’élaborer. L’affaire ne fut pas simple. De l’extérieur, le vieux Monde  a même imaginé d’en venir à bout par une opération militaire. Loupé ! À l’intérieur, la transformation s’est faite. Maintenant, Écotopia invite Time-Post à envoyer un journaliste pour prendre connaissance de la réalité de la situation. C’est William Weston, qui s’y colle.  Le livre consiste en une suite de chroniques journalistiques imbriquées dans le journal intime de Wim.  Très critique au départ, il découvre avec étonnement une société basée sur les relations individuelles ; on s’aime, on se confronte, on se bat, mais, finalement, c’est la discussion et la raison qui gagnent.  Wim participe à l’aventure. À un moment, il se retrouve même impliqué dans un combat entre groupes – ce qui lui donnera l’occasion de découvrir un système médical efficace sans beaucoup de grosses machines mais avec beaucoup d’empathie. Sans surprise, le lecteur peut suivre l’histoire d’amour de Wim et de Marissa. Il découvre que, si la société écotopienne est fondamentalement libertaire, elle n’empêche nullement une relation qui vaut bien la plus belle de chez nous. Je ne vous raconte pas le dénouement de l’histoire, disons seulement qu’elle finit bien.

Le livre est plus que l’histoire de Wim. Il entraîne le lecteur dans une réflexion sur ce que pourrait être une société humaniste et durable. Chapitre après chapitre, il en découvre les différents aspects. L’équation de base combine une très grande liberté individuelle avec un milieu social intense et communicatif  (il y a 50 ans à Écotopia, notre iPhone était d’usage courant.)  Évidemment, les femmes ont toutes leur place – la Présidente en est une. Les éléments de la recette combinent l’autogestion, la décentralisation et le respect de la nature. Le recyclage est un mode de vie. Fini les grandes villes. Fini les grandes unités de production. On travaille 20h par semaine, mais ce chiffre ne veut pas dire grand-chose, puisque la différence entre travail professionnel et hobby n’existe pas vraiment. Ainsi, comme tout le monde fait de la musique, les musiciens professionnels ne savent plus très bien où se placer. Au pire, il leur reste le RBI (Revenu de Base Inconditionnel).

Quant aux scientifiques, même si à Écotopia chacun l’est un peu, il a quand même fallu que certains soient muni de solides compétences en chimie et de remarquables qualités de gestion pour réussir à abandonner le carbone fossile au profit du carbone végétal. Le plastique – évidemment recyclable – est d’ailleurs un élément important de l’économie écotopienne. En suivant Wim, on apprend que les fameuses universités californiennes d’avant, maintenant décentralisées, cultivent la connaissance pour le bien public plutôt que pour des intérêts mercantiles ou personnels. Apparemment, Ernest Callenbach n’a pas grande estime pour les sciences humaines académiques ; à Écotopia, la psychologie et la sociologie se pratiquent intensément par tous dans toute la société. Cela suffit.

En 1972 les époux Meadows publiaient « Les limites de la croissance » (nous en parlions récemment ; https://blogs.letemps.ch/jacques-dubochet/2022/10/01/au-pied-du-mur-2/.) L’ouvrage annonçait que nous avions 50 ans pour tout changer. On ne l’a pas fait. Trois ans plus tard, Callenbach publiait Écotopia. Je ne suis pas un expert en littérature – oh, que non – mais il me semble que, par la suite, ce sont surtout des histoires de catastrophes qui ont peuplé le monde des récits. Aujourd’hui, la catastrophe annoncée par les Meadows est là. On la voit, on en parle – c’est l’horreur – on ne fait rien.

Mais, on peut faire autrement ; on peut contrer la catastrophe ; on peut inventer un autre futur. Callenbach en a donné un édifiant exemple.

Reste à le réaliser.

Merci à Katia Delay et à la Maison du récit de le redire.

‘Fautyaller !  Ici, maintenant et de toutes nos forces.

Jacques Dubochet

Jacques Dubochet, professeur honoraire à l'UNIL. Il a développé, dans les années 80, les fondements de la cryo-microscopie électronique qui lui ont valu un prix Nobel de chimie en 2017. Citoyen actif, il est préoccupé par l’impact de la science sur la société. Il croit que c'est la jeunesse qui surmontera la crise du climat et de la vie.

13 réponses à “Récit

  1. Transformer le récit de l’échec devant la réalité du dégât? Hmm… puisque que comprendre, c’est important, pourquoi ne pas vous asseoir à côté de votre petit-fils et écrire une jolie lettre à Herrn Rösti, pour accompagner le livre Ecotopia traduit en allemand dès 1978. Ça lui fera tellement plaisir!

  2. En 1972 les Meadows publiaient « Les limites de la croissance ». Une réponse du MIT au Club de Rome (composés de riches industriels, économistes, etc.). Ce rapport a aussi eu une attention particulière au WEF en 1973… On peut dire que toute l’élite oligarchique de l’époque ne pouvaient qu’être au courant des perspectives qui nous attendent en 2030…et pourtant, ces mêmes élites ont continué le BUSINESS AS USUAL, pire on a libéralisé et mondialisé les marchés, pour que ces riches élites deviennent encore plus riches durant le temps où ils pouvaient encore le faire et tout ça dans l’ignorance du petit peuple.

    Le GIEC ? Il est fondé en 1988 sur l’impulsion du G7 et principalement sur l’initiative de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher… On peut toujours s’interroger sur les motivations intrinsèques réelles qu’on eu ces personnages historiques à la politique ultralibérale (cela permettait sans doute aux industriels de prendre la main sur les questions environnementales, avant qu’elle ne soit gagnée par l’opposition).
    La maison blanche était apparemment déjà au courant de la problématique du réchauffement depuis 1977…
    On peut aussi s’interroger sur Maurice Strong, l’un des membres fondateurs et leader du GIEC. Ancien CEO de l’industrie pétrochimique Canadienne… qui aurait eu une repentante écolo ?

    Écotopia ou Dystopia ?
    Il y a les 17 objectifs de développement durable – véritable utopie (mais qui laisse songeur lorsque c’est GAVI qui nous explique sa vision…https://www.gavi.org/fr/sante-mondiale-et-developpement/objectifs-de-developpement-durable).
    Il y a aussi Klaus Schwab qui nous a coécrit en 2020, son livre Le Great Reset…
    Ou Bill Gates qui nous apporte ses solutions vertes via son livre « Climat : comment éviter un désastre » (à noter que sa maison ne fait pas moins de 4474m2 et comporte 24 salles de bain, une exemplarité de sobriété à la Bill!).
    On peut s’inquiéter du monde cauchemardesque que nos élites sont en train de construire pour imposer leur nouvel “ordre”. Depuis des décennies le projet d’un Gouvernement Mondial est devenu le leitmotiv des mondialistes qui y voient la solution finale à tous les problèmes (qu’ils ont eux-même créés). Beaucoup de penseurs indépendants y voient le danger d’une idéologie totalitaire (et tentaculaire), un fascisme transhumaniste dont nous subissons déjà les prémisses inquiétantes…

    La solution écotopia (si elle existe), je la vois plutôt du côté des permaculteurs, de l’agriculture régénératrice, de la collapsopraxis qui stimule des initiatives individuelles et collectives de sobriété. L’intelligence collective peut trouver des solutions dans le creuset de la crise environnementale. Les ZAD peuvent être des lieux d’expérimentation d’un vivre autrement… Malheureusement, cette émancipation du système n’est pas ce qui est désiré par le plan de nos élites bienveillantes (qui ne veulent pas de personnes autonomes et indépendante). Ils sont donc en train de mettre d’avancer leur agenda coordonné pour mettre en place leur système de contrôle (argent numérique, 5G, ID, traçage, etc.). Le différentiel croissant entre la puissance de notre technologie et le sous-développement de notre conscience ne peut que mal finir, lorsque ce pouvoir est en de mauvaises mains. A nous d’être suffisamment vigilant et de lutter contre les monstres qui émergent du clair-obscur d’un monde qui doit transiter vers une autre manière d’être au monde (qui préserve l’écosystème et la viabilité de la maison commune avec de vraies valeurs humanistes et pas sa version trans-).

  3. Merci pour ces textes qui devraient pouvoir voyager rapidement et en masse !

  4. La lecture de GAVI dégoulinant de bien-pensance est édifiante et effroyable, à en croire ces cinglés tout tourne autour des vaccins. Cette stratégie “mondialiste” est de toute façon vouée à l’échec, car concrètement elle n’a pas de prise sur les religions (l’Islam notamment) ni sur les réalités de la majeure partie des populations du monde. D’autre part, le changement climatique inévitable à court/moyen terme arrive sur nous au pas de charge et il faudra s’y adapter au mieux afin de survivre aux dégâts. Pour espérer s’en sortir à long terme, arrêter de polluer à tout va en trouvant de nouvelles sources propres d’énergie et aussi réduire drastiquement la population mondiale ainsi que ses besoins (peut-être est-ce ainsi le but essentiel de certain(e)s de tout ramener à une politique vaccinale?). Les années à venir confirmeront sans aucune doute les tendances de 2022, qui vont s’accentuer. Ecotopia était facilement réalisable à une heureuse époque (hélas révolue) de prospérité et d’insouciance, celle des hippies, où on pouvait encore beaucoup rêver. Maintenant le cauchemar est là, c’est peut-être encore une voie possible, mais qui devra être profondément repensée et adaptée au grand chambardement d’un monde en profonde mutation.

  5. J’ose citer cet extrait :« Sollicitude et résilience sont animées par des échanges entre individus vivant une même situation ou entraînés dans un projet commun. Celui-ci devient alors l’objectif idéalisé à atteindre, auquel tous les acteurs se subordonnent. Il n’y a alors plus d’ordre à donner, plus de hiérarchie à respecter, plus de susceptibilités à éteindre. Cette résilience collective est une émergence nourrie par les échanges interpersonnels quotidiens scellant un alliage des forces : le tout est alors plus que ses parties.  »
    (Extrait de 
    Tableau de la vie
    Francis Waldvogel
    https://books.apple.com/ch/book/tableau-de-la-vie/id1500253912?l=fr, page333)
    Ne pourriez-vous pas, cher monsieur, décortiquer aussi ce livre qui semble donner de la place à l’utopie dont l’humanité aurait besoin?

  6. Je suis acquis à la cause climatique, j’admets l’enjeux dit de l’anthropocène, et je travaille dans mes cours et débats à relier l’économie à la nécessité de sa conversion écologique. Aussi, j’espère que ma question pourra être traitée comme naturelle pour un non scientifique : Quelle foi donner aux courbes ci-dessous qui reflèteraient, depuis 400.000 ans, la densité de CO2 dans l’atmosphère et le réchauffement climatique et quels commentaires peuvent elles amener sur l’état des lieux actuels ? :
    https://www.grida.no/resources/6443.
    Merci

    1. Ces données publiées dans Nature en 1999 sont fiables, sauf pour la situation actuelle ayant déjà beaucoup changé avec une concentration de CO2 mesurée dans l’atmosphère dépassant 300 ppm et le réchauffement correspondant de 4°C indiqué théoriquement pour cette valeur. Dans les faits, c’est précisément ce que nous constatons avec un léger décalage (dû à une certaine inertie climatique estimée entre 10 et 40 ans) pour ces dernières années de plus en plus chaudes.

      1. Pour plus précisions : au 9.1.2023, la concentration moyenne en CO2 de l’atmosphère terrestre a atteint 419,17 ppm selon https://www.co2.earth/daily-co2. Par rapport au maximum des courbes publiées par Nature en 1999, 100 ppm en plus représentent un réchauffement supplémentaire de 6°C !!! Cette situation a potentiellement des conséquences inimaginables et ce n’est pas fini, la concentration atmosphérique des GES continue de grimper… L’inertie climatique nous laisse heureusement un certain sursis, mais quoi qu’il arrive la Terre continuera de tourner, même si la vie sur la planète sera sans aucun doute profondément affectée dans quelques décennies (pour être optimiste, car ce sera vraisemblablement bien avant). Voilà donc théoriquement où on en est, on peut en penser ce qu’on veut, en espérant très vivement que tout ça est complètement faux, ce qui est hélas régulièrement démenti depuis déjà des années par les faits avérés.

        1. Non, 100 ppm de plus ne correspondent pas à +6 °C !
          La sensibilité climatique ECS est de +0,75 °C par W/m2 de forçage et le forçage est de 3,6 W/m2 pour un doublement de ppm, disons, “demain” (!), de 280 à 560 ppm, ce qui donne +2,7 °C. Bien sûr, à ce forçage s’ajoutent des rétroactions positives, mais aussi négatives, d’ampleurs variables.

          1. Vous avez raison de soulever ce point important, pour lequel il faut savoir que les chiffres que vous indiquez sont basés sur des estimations par modélisations. D’autres données que les vôtres peuvent toutefois indiquer des valeurs 2 fois plus élevées. D’après les modélisations CMIP5 du rapport GIEC 2013, l’Equilibrium climate sensitivity (ECS) se situe entre 2,1°C et 4,7°C pour un doublement de la concentration de CO2, mais les modèles CMIP6 plus récents tendent vers une plus grande sensibilité climatique et une fourchette plus large entre 2°C et 5,2°C. Néanmoins, ces données expérimentales semblent encore complètement sous-estimées par rapport aux valeurs des courbes climatiques publiées par Nature en 1999. 400 ppm CO2 correspondraient à 6°C de réchauffement (par rapport au 0°C reporté sur ces courbes), ces chiffres représentant la situation actuelle et celle du Pliocène que j’ai commenté plus bas sur ce blog. Il y a donc encore de la marge par rapport au maximum thermique de l’Eocène (également commenté plus bas) avec un réchauffement estimé jusqu’à 9°C et plus de 1000 ppm CO2, qui sera atteint vers la fin du siècle selon les prévisions du rythme actuel de pollution anthropique par les GES (gaz à effet de serre, CO2 et méthane principalement). En moins de 2 siècles (soit depuis le début de la Révolution industrielle), l’Humanité pourrait donc induire un réchauffement cataclysmique en faisant mieux que la Nature sur des millions d’années et il faut vraiment s’en inquiéter, car c’est beaucoup trop rapide pour être supportable !

      2. Il en ressort clairement que la concentration en CO2 dans l’atmosphère dépasse les maxima enregistrés au cours des 400.000 dernières années. C’est très significatif en effet. Merci de ces précisions.

        1. Mais on peut encore aller beaucoup plus loin dans l’analyse ! Les données de 1999 sur 400’000 ans sont obsolètes selon les courbes établies plus récemment sur 800’000 ans qui démontrent également que les 300 ppm de CO2 n’ont jamais été dépassés sur cette longue période. Il faut remonter au Pliocène entre 2-3 millions d’années pour une situation comparable à ce qui se passe actuellement, avec 2°C supplémentaires et une élévation d’environ 30 mètres du niveau marin. Le pire est au début de l’Eocène entre 56-53 millions d’années avec un réchauffement global jusqu’à 9°C et un niveau des mers/océans de 70 mètres plus haut qu’actuellement (pas de calottes glaciaires sur l’Antarctique et le Groenland), une situation vers laquelle on se dirige très dangereusement avec l’émission massive de GES dans l’atmosphère, CO2 d’origine anthropique mais aussi méthane des fonds marins et des pergélisols libéré en synergie par le réchauffement climatique croissant. Au début de l’Eocène, les forêts tropicales remontaient jusque dans les zones arctiques, ce qui est parfaitement documenté et incontestable notamment dans l’Extrême-Nord du Canada selon de très nombreux fossiles de plantes, d’arbres et de grands animaux ainsi que d’épaisses couches de charbon. Ce réchauffement extrême n’a donc pas détruit la vie, bien au contraire, mais le problème le plus grave et le plus inquiétant est la vitesse avec laquelle les choses se passent actuellement sur quelques dizaines/centaines d’années seulement, c’est un choc absolument terrible (voire insurmontable?) pour la biosphère et l’adaptation des êtres vivants.

          1. Cette perspective historique remontant au début de l’Eocène (50 millions d’années) et le paradigme qu’elle ouvre (la vitesse inédite du changement) invalident celui, confortable, d’un inéluctable réchauffement climatique permettant une possible adaptation du vivant (nous, les mammifères, etc). Ce blog et ce langage m’auront permis de mieux saisir la réalité. Merci à tous.

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