Rome : une faiseuse de saints, mais aussi une faiseuse d’hérétiques

Mise à l’Index des œuvres d’Anton Günther en 1857 et ses répercussions sur les sciences vues par l’Église catholique (romaine)

Rome est une ville riche d’archives. Aux Archives apostoliques du Vatican, s’ajoutent les archives des nombreux Ordres et autres institutions ayant leur siège à Rome. Un véritable trésor qui abrite une abondance d’actes, de lettres et autres documents, instructifs pour l’histoire religieuse et culturelle.

Au milieu des années 1990 j’ai enfin pu consulter les archives des bénédictins à l’abbaye Saint-Paul-hors-les-Murs. À cette époque, je rédigeais ma thèse et lisais une sélection de lettres écrites par différentes femmes catholiques. Je cherchais à montrer que le cercle de Bonn autour du philosophe Anton Günther au XIXème siècle n’était pas seulement un cercle d’hommes et de prêtres, mais qu‘il comptait aussi des femmes, elles-mêmes très versées dans la connaissance des Pères de l’Église, et, elles aussi, auteurs de textes spirituels.

Vingt années se sont écoulées depuis, et je suis revenue à Rome – en tant que senior fellow de l’Istituto Svizzero – pour remettre les archives citées sous la loupe. Je sais par expérience que toute fréquentation des archives ouvre de nouvelles portes et mène à de nouvelles pistes. Cela tient finalement aux questions qu’une chercheuse ou un chercheur pose au matériau que les archives emmagasinent en tant que banque de données. Si, dans les années 1990, je cherchais à retracer l’histoire des femmes dans le cercle de Bonn et à en faire la reconstruction la plus complète possible, aujourd’hui d’autres questions me préoccupent : comment les hommes et leurs œuvres sont-ils diffamés, marginalisés et, de fait, jetés aux oubliettes de l’histoire ? Avant d’aborder le cas précis situé au XIXèmesiècle sur lequel je travaille en ce moment, j’aimerais brièvement évoquer l’hérésie dans le christianisme.

 

Saint-Paul-hors-les-Murs. © Angela Berlis

L’histoire des hérétiques : un élément essentiel de l’histoire du christianisme

Dans l’Antiquité l’hérésie était un terme neutre ; il désignait à l’origine le choix qu’une personne fait en termes de vie, d’enseignement et de conviction. Dans le christianisme le terme hérésie a été associé à une prétention à la vérité et a marqué au fil du temps une discrimination. Discrimination vis-à-vis de l’extérieur comme positionnement contre le polythéisme en faveur du monothéisme ; discrimination vers l’intérieur pour différencier plusieurs groupes. Les questions sur l’unité et la diversité, les réflexions sur où s’arrête la diversité légitime et où commence la « déviance », et où situer ce curseur pour déterminer quand des clichés calomniateurs servent à l’affirmation et au renforcement d’une identité, telles sont les questions centrales qui se posent encore aujourd’hui.

Dans l’histoire de l’Église, nombre de personnes ont été jugées hérétiques ou dissidentes, parfois jusqu’à la persécution. Arius et Pelagius dans l’Église primitive, ou les Cathares – un nom désignant des hérétiques – au Moyen-Âge sont des cas bien connus. Au cours des dernières décennies, l’historiographie a radicalement changé son regard sur les hérétiques, hommes et femmes confondus : autrefois, on partait du principe qu’il y avait d’abord l’orthodoxie, soit une façon juste de penser, dont les variantes hérétiques s’étaient éloignées. Aujourd’hui, en revanche, le christianisme primitif avant Constantin est perçu comme une sorte de laboratoire, où les querelles pour trouver la vérité sont une affaire commune. Ce que nous connaissons et tenons aujourd’hui pour être la « vraie doctrine », qui a « toujours été comme ça », est pourtant le résultat de processus fastidieux, ardus et conflictuels faits de dévouement, d’exclusion et de rupture (schisme). L’histoire des hérétiques fait partie de l’histoire de l’église qu’il faut comprendre comme un tout, inclusif.

Influence de saint Augustin sur la perception des « égarés »

La manière de traiter les hérétiques a évolué au fil du temps. Au IVème siècle et au Vème siècle, saint Augustin, Père de l’Église, a joué un rôle essentiel dans cette conception. Il a commencé par prôner la tolérance vis-à-vis des hérétiques, en faisant référence à la parabole du blé et de l’ivraie qui poussent côte à côte (Évangile selon Matthieu chapitre 13, versets 24 à 39). Plus tard, Augustin renforcera sa position : on peut et on doit mener de force au Bien un croyant, une croyante qui s’est égaré. Le haut Moyen-Âge a suivi Augustin le Terrible avec des conséquences fatales : désormais il était considéré comme légitime de convertir les hérétiques à la vraie foi en faisant usage de la force. Des réformateurs, des contre-réformateurs, Luther et Calvin, mais aussi un Robert Bellarmin se sont appuyés sur Augustin pour prendre des mesures coercitives, tant au niveau de l’Église que de l’État, contre les hérétiques. Au temps des croisades, quand le christianisme occidental entre en contact avec d’autres enseignements et d’autres formes de croyance, le stéréotype de l’hérétique, déjà bien développé, trouve un terreau fertile : à la trop grande autonomie intellectuelle reprochée à l’hérétique, vint s’ajouter l’accusation morale diffamatoire « d’ennemi de Dieu » et de « serviteur du Diable ». À l’aube des temps modernes, elle aura des répercussions sinistres, en particulier dans la chasse aux sorcières. Aujourd’hui, il apparaît plus clairement dans quelle mesure les stratégies d’accusation d’hérésie menées contre des mouvements alternatifs et des groupes marginaux ont fait de ceux-ci des victimes.

 

Gregorio Lazzarini, ‘Sant’Agostino schiaccia l’eresia’ (1694).

Le cas Anton Günther au XIXème siècle : égarement de l’enseignant ou égarement des ennemis ?

Revenons au XIXème siècle et au cas qui fait l’objet de mes lectures d’archives : Anton Günther (1783-1863) était un théologien et un philosophe autrichien dont l’enseignement a fait école dans l’espace germanophone au XIXèmesiècle. La principale ambition d’Anton Günther était d’amener la théologie catholique à dialoguer avec les sciences modernes. Il se montrait critique vis-à-vis de la néo-scolastique qui montait en puissance. À Bonn, à Breslau, à Vienne et dans d’autres villes, les adeptes de Günther enseignaient dans des facultés de théologie. Le dynamique abbé de Saint-Paul-hors-les-Murs, Simplicio Pappalettere (1815-1883), voulait même en 1853 fonder une Académie Günther à Rome, et cherchait dans ce but des théologiens allemands. Quatre d’entre eux, tous issus du cercle de Bonn, répondirent à l’appel et devinrent bénédictins dans la Ville éternelle. Cependant, le plan de l’Académie ne fut jamais exécuté, les œuvres de Günther ayant été présentées à Rome. Plusieurs bénédictins à Saint-Paul-hors-les Murs furent impliqués dans l’affaire Günther : l’abbé Pappalettere fut nommé en 1856 consulteur de la congrégation de l’Index. Deux professeurs allemands – le théologien dogmatique Johannes Baptista Baltzer, de Breslau, et le philosophe Peter Knoodt, de Bonn, – et l’abbé bénédictin de Augsbourg, Theodor Gangauf, firent spécialement le voyage à Rome, où, durant de longs mois, ils rédigèrent des plaidoyers en faveur de Günther. Mais rien n’y fit. Les opposants de Günther – dont les archevêques de Cologne et de Vienne, mais aussi des prêtres et séminaristes de langue allemande du Collegium Germanicum, situé non loin de l’Istituto Svizzero, tel le Jésuite P. Joseph Kleutgen – étaient trop puissants et influents au Saint-Siège. Bien que Günther se soit aussitôt soumis au verdict papal en 1857, la condamnation de son œuvre a été après coup – un cas unique dans l’histoire – plusieurs fois « complétée ». En effet, les opposants de Günther voulaient aussi (faire) éloigner les adeptes de Günther de leurs chaires universitaires. Il arriva donc qu’après Günther, seuls furent attaqués ceux qui l’avaient défendu. C’est ainsi que Baptista Baltzer, qui enseignait à Breslau, fut visé par les détracteurs : il fut le premier professeur en Allemagne à qui l’autorisation d’enseigner fut retirée après l’introduction de la missio canonica (licence ecclésiastique d’enseigner). La lecture des lettres de Balzer adressées à Rome montre comment le piège s’est lentement refermé sur lui.

 

À gauche: une lettre de Baltzer avec sa signature. À droite: Baltzer est mentionné dans un journal (1863).

Le cas Günther : un élément de l’histoire catholique (romaine) des sciences

Anton Günther a été la seule personne à être spécifiquement nommée en 1864 dans le Syllabus errorum du pape Pie IX – un recueil des « erreurs de notre époque » condamnant les réalisations modernes, telle la liberté de la presse et la démocratie. L’école de Günther fut marginalisée. Le prix que certains payèrent fut élevé. Mais le prix que l’Église catholique romaine a payé pour sa conception de la science fut plus élevé encore. Elle ne se remit de ces attaques uniques en leur genre, surtout motivées par des considérations de politique ecclésiastique, que dans la seconde moitié du XXème siècle, quand la néo-scolastique fut abandonnée, et les œuvres de Günther soumises à une relecture. Mais ni sa mise à l’écart historique, ni celle de ses partisans n’a été réparée.


Angela Berlis (1962, Munich) – Historique

Elle est senior fellow à l’Istituto Svizzero au printemps 2021. Elle a fait des études de théologie entre 1981 et 1988 à Bonn et à Utrecht. En 1998 elle passe son doctorat avec une thèse d’histoire de l’Église sur les controverses suscitées par le Premier Concile du Vatican (1869-1870) et sur les débuts du vieux-catholicisme allemand, et achève en 2006 un post-doctorat sur la controverse sur le célibat des prêtres. De 2000 à 2009 Angela Berlis enseigne la théologie pratique au Oud-Kathliek Seminarie à l’Université d’Utrecht, et de 2006 à 2009, y est titulaire de la chaire extraordinaire pour les vieilles structures de l’Église catholique. Depuis 2009 elle est professeure d’histoire du vieux-catholicisme et d’histoire générale de l’Église à l’Institut für Christkatholische Theologie à l’Université de Berne. De 2018 à 2020 elle a été doyenne de la Faculté de théologie de ce même établissement. Ses publications portent sur l’histoire du vieux-catholicisme, sur les mouvements catholiques de réforme dans l’église occidentale, sur des questions œcuméniques et sur la recherche historico-religieuse sur les femmes et sur les genres.

 

Les têtes de Testaccio

L’écrivain Mathias Howald a été invité à participer à un film sur le quartier populaire de Testaccio. Les paragraphes qui suivent sont des extraits de son journal de bord.

 

J’arrive à pied à la Piazza Orazio Giustiniani par la Via Beniamino Franklin. Au centre de la place, des bancs ont été installés comme un petit salon de béton. Sur l’un de ces bancs, un homme, béret à l’envers, est occupé à régler un appareil photographique. Une femme est assise en face de lui, il ne se parlent pas. Elle tient à l’épaule un sac Walksinsiderome. Une jeune femme arrive, nous présente, nous distribue des badges à porter autour du cou et s’en va. Sur le badge, un portrait d’homme composé à l’ordinateur pour sa partie supérieure et ajusté sur le bas de visage d’une sculpture antique. Le menton est frappé du mot DISTOPIA écrit en majuscules ombrées de rose. Un homme s’approche de nous, ses verres photochromiques ont noirci sous le soleil romain, je ne vois pas ses yeux. Il dit son nom, reçoit son badge. Puis il ouvre la poche de son petit sac en bandoulière qui contient du matériel à fumer. D’un paquet jaune, il extrait une cigarette dont il arrache le filtre et la porte à sa bouche. Il fume en nous regardant, lève ses yeux vers la sculpture d’Hercule prenant le taureau par les cornes sur le frontispice du Mattatoio et se tourne vers le Frigorifero désaffecté qu’il photographie avec son téléphone. Le téléphone se met à sonner : c’est la Villa Médicis. Il s’excuse, répond et s’éloigne. Mon Institut ne m’appelle jamais. On me laisse tranquille, meno male. Nous sommes habillés dans les mêmes tons, le fumeur et moi : nous portons tous deux une chemise bleue, au col bien propre. L’homme à l’appareil photographique se met à nous filmer.

 

« Testaccio est un quartier ouvrier où s’exprime comme nulle part ailleurs l’âme de la romanità » C’est en substance ce que nous dit notre guide qui a prévu de nous y faire goûter, à l’âme de la romanité. Je suis celiaco, je ne mange presque rien. Des pizze, piadine, pâtes fraîches et du prosecco, je n’ingère que le dernier p, attendri en « prosechino » par la guide. Je fais semblant de manger de la pizza pour la caméra. Entre les plats, le fumeur tire sur une vapoteuse trouvée dans sa pochette et la guide nous parle du quartier, de la vie du quartier, de sa vie à elle. Elle est fille de restaurateurs et dans les locaux de son agence touristique, on peut s’initier à la cuisine romaine. Je regarde les bras musclés du caméraman. À l’intérieur de son avant-bras gauche, un tatouage : deux silhouettes stylisées sont enlacées sur ce qui semble être une planche de surf. Je le vois rider la caméra au poing. Il déferle sur des artichauts, des fleurs de courgette, des supplì, trippe sur des tripes, flotte sur des mers de mozzarella di buffala, prend la crête d’agretti, avant de terminer sa manœuvre sur le rostre d’un espadon. Point break.

La guide : « Ici, c’est le ventre de Rome. Le vin et l’huile étaient acheminés par le Tibre dans des amphores » Les tessons (du latin testae) des amphores constituent à la fois la matière et le nom du Mont Testaccio. Nom de pays : le nom. « Je vais écrire sur Pline l’Ancien » me glisse le fumeur. Très vagues souvenirs de mes cours de latin. Je regarde son menton, il me semble être de pierre. Moi je pourrais écrire sur Pline le Jeune qui a décrit l’éruption du Mont Vésuve (me rappelle wikipédia), imaginer l’éruption du Mont Testaccio, qui nous noierait sous une lave d’huile et de vin. Une louve ressemblant à un rat peinte sur la façade d’un immeuble nous regarde sortir du marché couvert. La guide nous quitte. Le fumeur s’en rallume une sur la terrasse d’un restaurant. J’ai arrêté de fumer il y a 15 ans mais quand j’écris, j’ai envie de recommencer et de voir se former un beau panache, « un nuage qui s’élève à une grande hauteur et qui ressemble à un arbre et plus précisément à un pin parasol », comme le dit Pline le Jeune dans sa lettre à Tacite. Carciofi alla romana, cacio e pepe, le fumeur disparaît après le café. Je rentre à l’Institut avec le bus 83.

 

 

Metro ligne B, Garbatella. Traversée périlleuse de la Via Ostiense qui trace vers la mer. Squelette d’un gazomètre et ruines industrielles. La fumée ne s’échappe plus de la Centrale Montemartini hors service depuis les années 1960 ; c’est devenu un musée archéologique qui contient des tombeaux, des mosaïques, des bustes, des bras et des têtes mais aussi des moteurs, des chaudières et des turbines. Nouveau guide, double visite : vie et mort de la Centrale, mort et vie des sculptures. Le caméraman n’ayant pas le droit de filmer à l’intérieur, on ne verra pas les visages se tordant dans le tufo local et les profils plus élégants des statues inspirées des modèles grecs, pas plus qu’on ne pourra admirer les sarcophages gravés de strigiles, produits en masse et personnalisables, le futur défunt pouvant faire sculpter son visage au centre du caisson. Et film ou pas film, on ne sentira pas l’odeur de graisse de moteur qui traîne encore dans les salles immenses de la centrale. Au détour d’une galerie, dans le ventre de l’usine, une sculpture d’homme en pied : il porte dans chaque main le masque mortuaire de ses ancêtres, son père d’un côté, son grand-père de l’autre. Il se trouve que sa tête à lui n’est pas sa tête originale, escamotage cruel de la destinée.

On m’envoie l’adresse de mon prochain rendez-vous. Via Amerigo Vespucci 45. Le fumeur est de retour. Nous descendons dans un sous-sol qui sent l’humidité : nous sommes à quelques mètres du Tibre et à quelques décennies de l’éradication de la malaria. Un homme savant à la tête rieuse nous parle de périphérie, de borgate, de sottoproletariato. Il fait un peu froid dans cette cave, je remonte le col de ma chemise et me laisse emporter par ses paroles alors qu’au-dessus de nous, à travers les fenêtres en soupirail, je vois des jambes emmener des corps inconnus vers d’autres mondes.


Mathias Howald (1979, Lausanne) – Ecriture

Il a obtenu un MA en Lettres à l’Université de Lausanne en 2004. Son premier roman, Hériter du silence (éditions d’autre part, 2018) a reçu le Prix du public RTS 2019. Il a résidé à la Cité internationale des arts de Paris en 2019 et a été lauréat du prix Studer/Ganz 2014. Il a donné des lectures à la Maison de Rousseau et de la littérature (Genève), à la Nuit des Images du Musée de l’Elysée (Lausanne) et au Salon du livre de Genève. Il est membre fondateur du collectif Caractères mobiles avec lequel il a publié Au village (éditions d’autre part, 2019), recueil de textes écrits lors d’une résidence à la Fondation Jan-Michalski à Montricher en été 2017.

© Simon Habegger