De forteresse de l’idéologie fasciste au berceau de la dolce vita

Après l’annexion de Rome par le Royaume d’Italie en 1870, l’essor de la bureaucratie savoyarde et la fièvre de construction qui l’accompagne redessinent peu à peu les contours de l’ancienne cité papale. Indifférente à la beauté de la cité éternelle, la nouvelle classe dirigeante retire les privilèges de l’ancien patriciat, mue par l’ambition de construire la Rome moderne. Le quartier de Ludovisi, qui s’étend entre Villa Borghese – un des grands parcs de la ville – et Piazza Barberini, est au cœur de ces changements. Après la mise en vente, en 1886, par la famille Ludovisi du parc luxuriant qu’il abritait, le quartier est entièrement urbanisé et devient rapidement l’un des grands centres de la vie romaine.

En 1925, la Confederazione Nazionale Sindacati Fascisti y fait l’acquisition de certains de ses plus beaux sites. Le but est de donner à la construction de l’Etat fasciste (qui, par la Carta del Lavoro ou Charte du travail, de 1926, fait du nouveau droit corporatif le moteur de son action) une empreinte architecturale, en érigeant dans ce quartier son principal siège ministériel. La mise au concours du projet en 1926 désigne deux lauréats ex-aequo, Marcello Piacentini et Giuseppe Vaccaro: le premier, dieu vivant de l’architecture en Italie; le second, son dauphin et star montante. Marcello Piacentini, qui avait déjà dessiné le plan général du quartier, prend en charge le début de la mise en œuvre. Mais alors que sont dressées les fondations, le chantier est brusquement interrompu en 1928: la Confederazione Nazionale est dissoute, et avec l’intensification de la crise financière mondiale, le budget prévu devient impossible à tenir.

Maquette du projet; qui ne correspond toutefois pas à la version finale, où les éléments décoratifs sont moins nombreux et la forme du bâtiment simplifiée. © Archivio Vaccaro, Roma

Vaccaro et Piacentini doivent donc adapter le projet aux nouvelles exigences d’austérité: des 40 millions prévus, le budget tombe à 29 millions; le bâtiment se transforme en une masse compacte; aux ouvertures moins nombreuses, construite avec des matériaux locaux et moins chers. Les motifs décoratifs sont sensiblement réduits, et le nombre de salles de réception revu à la baisse. Vaccaro prend les rênes de l’édification de la nouvelle version, qui avance rapidement.

Le bâtiment construit, avec l’entrée principale au bout de Via Molise et la façade principale, qui suit la courbe marquée par Via Veneto. © Archivio Vaccaro, Roma

Quand le 30 novembre 1932, le siège du ministère des Corporations est enfin inauguré, l’Istituto Luce immortalise l’événement. La caméra filme l’ensemble d’entrée grandiose, bordé d’énormes platanes puis, quelques instants plus tard, l’arrivée d’une Lancia noire, qui s’arrête devant les marches. Mussolini et le secrétaire du parti national fasciste italien Achille Starace sortent rapidement du véhicule et pénètrent dans le bâtiment, avec au fond l’escalier d’honneur et le triple vitrail de Sironi qui illustre la Carta del lavoro. Dans la salle de conférence, Mussolini annonce le nouveau statut de l’Etat corporatif fasciste; derrière lui, les veines des dalles en travertin créent des motifs géométriques abstraits, surmontés de trois faisceaux de licteur en bronze de plus de quatre mètres de haut. Dès le discours terminé, la voiture repart sur une Via Veneto déserte; on entrevoit l’imposante façade du palazzo, qui suit l’arrondi de la route. La foule se disperse, la lumière baisse, le bâtiment disparaît.

Giornale Luce B0175, 1932. L’inauguration du nouveau ministère des Corporations, le 30 novembre 1932. © Istituto Luce, Roma

Quelques années plus tard, après l’armistice signé le 8 septembre 1943, Rome est unilatéralement déclarée ville ouverte, et les troupes allemandes occupent la cité. Le quartier de Via Veneto devient le centre de contrôle des actions nazi-fascistes, et le Palazzo delle Corporazioni leur siège désigné. Le 23 mars, les célébrations du 25e anniversaire de la fondation du parti fasciste se tiennent à l’intérieur du bâtiment. Quelques heures plus tard, l’unité partisane des Gruppi di Azione Patriottica (Groupes d’action patriotique), dans une action visant à sortir de sa torpeur une population en attente de l’arrivée des alliés, fait exploser une bombe à deux pas de l’ancien siège du ministère, tuant 33 soldats allemands. La réaction nazie, soutenue par l’administration de la Repubblica Sociale Italiana, donnera lieu au massacre des Fosses ardéatines, au cours duquel 335 prisonniers italiens, totalement étrangers aux actions partisanes, sont tués près de la Via Appia Antica. Quelques mois plus tard, les alliés entrent à Rome; la ville est libérée et les forces américaines installent leur base logistique dans le palazzo construit par Vaccaro et Piacentini.

De haut en bas: les membres de la garnison rescapés de l’attentat surveillent les bâtiments adjacents; un groupe militaire formé de soldats allemands arrêtent des civils au hasard devant le Palazzo Barberini. © Bundesarchiv, Bild 101I-312-0983-05 / Koch / CC-BY-SA 3.0

La fin de la Seconde Guerre mondiale entraîne une réorganisation complète de l’ordre étatique; les emblèmes sont retirés, les administrations remplacées. Le Palazzo delle Corporazioni n’échappe pas à ces changements et devient le ministère de l’Industrie. Afin de rompre avec le passé ou cacher les liens entretenus avec le fascisme, l’intérieur est transformé: les symboles qui ornaient le bâtiment – des fasces qui apparaissaient sur la façade jusqu’aux tapisseries et aux fresques – sont retirés et les archives ministérielles disparaissent. Après la fin de la guerre et le début du boom économique, le quartier de Via Veneto devient le berceau de la dolce vita, telle que reflétée dans les films de Fellini: le lieu de prédilection des chanteurs, des journalistes et des acteurs. Rome reprend vie et Via Veneto est l’un de ses quartiers les plus animés, avec toujours, en toile de fond, le Palazzo delle Corporazioni.

Séjour près de Villa Maraini
Le siège de l’Istituto Svizzero est lui aussi situé au cœur de ce quartier, construit au début du XXe siècle sur les vestiges de l’ancienne Villa Ludovisi. Dès le portail franchi, on aperçoit l’ancien Palazzo delle Corporazioni – qui abrite aujourd’hui ministère italien des Entreprises et du Made in Italy – en toile de fond de Via Cadore. Ces dix mois de résidence à la Villa Maraini auront une grande importance dans ma recherche de doctorat, qui – à la lumière de l’itinéraire professionnel de l’architecte Giuseppe Vaccaro (1896–1970) – retrace les bouleversements socio-politiques qui ont marqué le XXe siècle en Italie, sous l’angle de l’architecture. La consultation des archives publiques et privées – à Rome, à Bologne, à Naples ou encore à Milan – m’offrira un accès direct à des sources de première main, essentielles pour ma thèse.


Giorgio Azzariti (1991) – Architecture

Giorgio Azzariti Giorgio Azzariti est architecte, candidat au doctorat à l’École polytechnique fédérale de Zurich (ETHZ). Il a étudié à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville et à l’Università Roma Tre, où il a obtenu son Master en architecture en 2017. Il a travaillé pour des cabinets d’architecture et des institutions internationales, notamment Herzog & de Meuron à Bâle et le Museum of Modern Art à New York. À Rome, il poursuivra sa thèse de doctorat, en étudiant de manière thématique, à travers l’œuvre de l’architecte Giuseppe Vaccaro (1896-1970), la modernisation de l’architecture italienne à travers les mutations politiques radicales qui ont balayé le siècle dernier. est architecte, candidat au doctorat à l’École polytechnique fédérale de Zurich (ETHZ). Il a étudié à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville et à l’Università Roma Tre, où il a obtenu son Master en architecture en 2017. Il a travaillé pour des cabinets d’architecture et des institutions internationales, notamment Herzog & de Meuron à Bâle et le Museum of Modern Art à New York. À Rome, il poursuivra sa thèse de doctorat, en étudiant de manière thématique, à travers l’œuvre de l’architecte Giuseppe Vaccaro (1896-1970), la modernisation de l’architecture italienne à travers les mutations politiques radicales qui ont balayé le siècle dernier.

Photo : Gina Folly

Les traces insoupçonnées des conquêtes

Du classique du cinéma intitulé The Mission – protagonisé en 1986 par Robert De Niro et Jeremy Irons – au plus récent Silence (2016) de Martin Scorsese, les jésuites apparaissent discrètement en toile de fond de notre culture cinématographique sans que l’on sache généralement qui ils sont, ou quel fut leur rôle dans les conquêtes menées par l’Europe dès la Renaissance. On se doute de leur mission première, bien sûr : comme les franciscains, ou les dominicains, ils se donnent pour mission, dès la création de l’ordre au XVIe siècle, de ramener les « païens » au christianisme. Autrement dit, ils entreprennent de conduire les populations indigènes des territoires colonisés à ce qui était considéré comme la seule vérité permettant de sauver leur âme, alors aptes à passer les portes du paradis. Ces aspirations sotériologiques et leur mise en œuvre sont conçues, par leurs responsables, comme une « conquête spirituelle », menée conjointement à la conquête militaire des laïques.

Représentation visuelle de toutes les missions jésuites réparties dans le monde. Référence : Athanasius Kircher, « Horoscopium Catholicum Societatis Iesu », in :id., Ars magna lucis et umbrae, in X. libros, Amstelodami [Amsterdam],Ioannem Ianssonium à Waesberge [etc.], 1671 [1646]

Une dimension généralement méconnue de la Compagnie de Jésus est qu’il s’agissait d’un ordre religieux extrêmement bien organisé, pourvu d’un système éducatif avancé et influent, ainsi que d’un réseau de communication sans équivalents. L’institution a joué un rôle central dans la circulation des connaissances nouvellement amenées par les conquêtes. Dès sa création, le Collegium Romanum – remplacé aujourd’hui par Pontificia Università Gregoriana – était l’une des universités les plus réputées en Europe, intégrants des jésuites de renom sur la scène intellectuelle européenne ; pensons à l’astronome Christopher Clavius, en partie responsable de notre calendrier grégorien, ou à l’étudiant Matteo Ricci, reconnu pour ses connaissances étendues du monde chinois. Parmi ces savoirs en circulation, on compte une portion non négligeable de ce que l’on connaît, aujourd’hui, de communautés indigènes disparues ou non, de leurs langues, de leurs techniques médicales et de leur culture en général. Ces savoirs ont pour base les témoignages, les rapports, les compilations, les histoires, ou encore les traités d’histoire naturelle, produits notamment par les jésuites. En d’autres termes, notre regard sur ces éléments du passé dépend de celui, souvent minutieux, mais aussi chrétien et européen, que les missionnaires ont bien voulu mettre par écrit.

En 1646, un jésuite né en Amérique, d’ascendance espagnole, fréquente l’atelier romain d’un imprimeur nommé Francesco Cavalli. Voilà quatre ans que ce religieux, nommé Alonso de Ovalle, se meut entre l’Espagne et l’Italie pour la mission diplomatique qui lui a été confiée. Il doit trouver 46 novices prêts à sacrifier leur vie au nom de la propagation de la parole du Christ dans l’une des zones les plus conflictuelles, reculées et instables du continent : le sud du Chili. Pour persuader son public cible, Ovalle fait imprimer, à la fois en Italien et en Espagnol, sa description naturelle et historique du Chili : la Histórica Relación del Reyno de Chile. La Capitainerie générale du Chili, alors dépendante de la Couronne espagnole, y apparaît comme le territoire au climat le plus similaire à l’Europe de toute l’Amérique. Ses ressources naturelles y sont présentées comme les plus propices à mener une vie à l’européenne, et ses indigènes y figurent comme les plus favorables à la conversion. Le livre d’Ovalle circule en Europe, dans les maisons et noviciats de l’ordre, et sera réédité à plusieurs reprises jusqu’à nos jours.

Portrait fictif d’Alonso de Ovalle. Référence : Miguel Venegas Cifuentes (1907-1979), [s.d.], conservé au Colegio San Ignacio Alonso de Ovalle, Santiago de Chile, photographie par Stefano Torres

Aujourd’hui, au Chili, cette œuvre d’une qualité littéraire extraordinaire est considérée comme un classique du savoir historique et de la littérature en prose. L’ouvrage d’Ovalle est périodiquement brandi comme un élément fondamental du patrimoine national, notamment à cause des informations qu’il transmet sur l’époque coloniale, ainsi que sur les populations indigènes de la région. Cependant, au-delà de la valeur patriotique de ce livre, il n’est que très rarement lu et analysé par les historiennes et historiens en tenant compte de sa dimension christianocentrée. Car, au-delà des « faits » historiques qu’il nous a fait parvenir, l’ouvrage répond à des objectifs très précis qui influencent indéniablement ses descriptions. Ici encore, le regard que l’on porte sur les êtres humains du passé reste donc tributaire du regard particulier d’un jésuite. Ce document n’est pas qu’une machine confortable à remonter le temps ; il est aussi un témoignage du regard qu’un religieux porte sur une réalité donnée, et qu’il convient de comparer avec d’autres histoires similaires (celle de Diego de Rosales).

Carte du Chili. Référence : Alonso de Ovalle, “Tabula Geographica Regni Chile”, in Historica Relacion del Reyno de Chile, Roma, Francesco Cavalli, 1646 (Courtesy of the John Carter Brown Library)

Au-delà des ruines qui font passer Rome pour un musée à ciel ouvert, on se doute rarement que la ville renferme dans ses nombreuses archives les traces écrites de cette pesante et complexe période de conquêtes européennes. L’Archivum Romanum Societatis Iesu (ARSI), situé à deux pas du Vatican, à Borgo Santo Spirito, renferme la plus grande portion de documentation appartenant à la Compagnie : les échanges épistolaires entre les missionnaires et le Supérieur général de l’ordre, à qui revenait toute décision finale importante ; les rapports annuels que les provinces jésuites avaient l’obligation d’envoyer au siège de l’ordre à Rome, depuis les quatre coins du monde.

C’est sur ces archives, et sur une lente et minutieuse lecture de leur documents, que se portera mon attention à Rome durant les 10 prochains mois. Les traces de l’activité diplomatique d’Ovalle à Rome, de l’impression de son ouvrage, ou de la politique institutionnelle de l’ordre religieux, sont autant d’éléments indispensables à une compréhension en profondeur de cette histoire. Ces éléments participent à ce qui caractérise et oriente les descriptions de ce Monde encore perçu comme « Nouveau » en 1646. Les descriptions d’Ovalle, comme toutes descriptions, témoignent d’un regard particulier porté sur une réalité (américaine), traduit, à travers l’écriture, à l’attention d’une réalité différente (européenne). Et qui dit « traduire », dit « trahir ». Traduttore traditore.


Stefano Rodrigo Torres (1991) – Histoire

Stefano Rodrigo Torres est un chercheur qui se consacre à l’étude des missions jésuites et des chroniques américaines du XVIIe siècle, sujet de sa thèse de doctorat. Il a obtenu une licence en sciences religieuses et en histoire à l’Université de Lausanne. Son mémoire de Master, un cas d’histoire criminelle et judiciaire dans le contexte chilien du XVIIIe siècle, a reçu le prix Fritz Stolz 2019 de la Société suisse des sciences religieuses (SGR-SSSR). Il enseigne actuellement à l’Institut d’histoire et d’anthropologie des religions (IHAR) et fait partie du comité de rédaction de la revue universitaire Asdiwal. Revue genevoise d’anthropologie et d’histoire des religions. Ses recherches l’ont conduit dans des archives en Espagne et au Chili. À Rome, il va développer son projet de recherche Lire et décrire l’altérité : les relations historiques des jésuites Alonso de Ovalle et Diego de Rosales sur Chili (XVIIe siècle) à travers les archives de la Compagnie de Jésus (ARSI).

© Gina Folly

Les têtes de Testaccio

L’écrivain Mathias Howald a été invité à participer à un film sur le quartier populaire de Testaccio. Les paragraphes qui suivent sont des extraits de son journal de bord.

 

J’arrive à pied à la Piazza Orazio Giustiniani par la Via Beniamino Franklin. Au centre de la place, des bancs ont été installés comme un petit salon de béton. Sur l’un de ces bancs, un homme, béret à l’envers, est occupé à régler un appareil photographique. Une femme est assise en face de lui, il ne se parlent pas. Elle tient à l’épaule un sac Walksinsiderome. Une jeune femme arrive, nous présente, nous distribue des badges à porter autour du cou et s’en va. Sur le badge, un portrait d’homme composé à l’ordinateur pour sa partie supérieure et ajusté sur le bas de visage d’une sculpture antique. Le menton est frappé du mot DISTOPIA écrit en majuscules ombrées de rose. Un homme s’approche de nous, ses verres photochromiques ont noirci sous le soleil romain, je ne vois pas ses yeux. Il dit son nom, reçoit son badge. Puis il ouvre la poche de son petit sac en bandoulière qui contient du matériel à fumer. D’un paquet jaune, il extrait une cigarette dont il arrache le filtre et la porte à sa bouche. Il fume en nous regardant, lève ses yeux vers la sculpture d’Hercule prenant le taureau par les cornes sur le frontispice du Mattatoio et se tourne vers le Frigorifero désaffecté qu’il photographie avec son téléphone. Le téléphone se met à sonner : c’est la Villa Médicis. Il s’excuse, répond et s’éloigne. Mon Institut ne m’appelle jamais. On me laisse tranquille, meno male. Nous sommes habillés dans les mêmes tons, le fumeur et moi : nous portons tous deux une chemise bleue, au col bien propre. L’homme à l’appareil photographique se met à nous filmer.

 

« Testaccio est un quartier ouvrier où s’exprime comme nulle part ailleurs l’âme de la romanità » C’est en substance ce que nous dit notre guide qui a prévu de nous y faire goûter, à l’âme de la romanité. Je suis celiaco, je ne mange presque rien. Des pizze, piadine, pâtes fraîches et du prosecco, je n’ingère que le dernier p, attendri en « prosechino » par la guide. Je fais semblant de manger de la pizza pour la caméra. Entre les plats, le fumeur tire sur une vapoteuse trouvée dans sa pochette et la guide nous parle du quartier, de la vie du quartier, de sa vie à elle. Elle est fille de restaurateurs et dans les locaux de son agence touristique, on peut s’initier à la cuisine romaine. Je regarde les bras musclés du caméraman. À l’intérieur de son avant-bras gauche, un tatouage : deux silhouettes stylisées sont enlacées sur ce qui semble être une planche de surf. Je le vois rider la caméra au poing. Il déferle sur des artichauts, des fleurs de courgette, des supplì, trippe sur des tripes, flotte sur des mers de mozzarella di buffala, prend la crête d’agretti, avant de terminer sa manœuvre sur le rostre d’un espadon. Point break.

La guide : « Ici, c’est le ventre de Rome. Le vin et l’huile étaient acheminés par le Tibre dans des amphores » Les tessons (du latin testae) des amphores constituent à la fois la matière et le nom du Mont Testaccio. Nom de pays : le nom. « Je vais écrire sur Pline l’Ancien » me glisse le fumeur. Très vagues souvenirs de mes cours de latin. Je regarde son menton, il me semble être de pierre. Moi je pourrais écrire sur Pline le Jeune qui a décrit l’éruption du Mont Vésuve (me rappelle wikipédia), imaginer l’éruption du Mont Testaccio, qui nous noierait sous une lave d’huile et de vin. Une louve ressemblant à un rat peinte sur la façade d’un immeuble nous regarde sortir du marché couvert. La guide nous quitte. Le fumeur s’en rallume une sur la terrasse d’un restaurant. J’ai arrêté de fumer il y a 15 ans mais quand j’écris, j’ai envie de recommencer et de voir se former un beau panache, « un nuage qui s’élève à une grande hauteur et qui ressemble à un arbre et plus précisément à un pin parasol », comme le dit Pline le Jeune dans sa lettre à Tacite. Carciofi alla romana, cacio e pepe, le fumeur disparaît après le café. Je rentre à l’Institut avec le bus 83.

 

 

Metro ligne B, Garbatella. Traversée périlleuse de la Via Ostiense qui trace vers la mer. Squelette d’un gazomètre et ruines industrielles. La fumée ne s’échappe plus de la Centrale Montemartini hors service depuis les années 1960 ; c’est devenu un musée archéologique qui contient des tombeaux, des mosaïques, des bustes, des bras et des têtes mais aussi des moteurs, des chaudières et des turbines. Nouveau guide, double visite : vie et mort de la Centrale, mort et vie des sculptures. Le caméraman n’ayant pas le droit de filmer à l’intérieur, on ne verra pas les visages se tordant dans le tufo local et les profils plus élégants des statues inspirées des modèles grecs, pas plus qu’on ne pourra admirer les sarcophages gravés de strigiles, produits en masse et personnalisables, le futur défunt pouvant faire sculpter son visage au centre du caisson. Et film ou pas film, on ne sentira pas l’odeur de graisse de moteur qui traîne encore dans les salles immenses de la centrale. Au détour d’une galerie, dans le ventre de l’usine, une sculpture d’homme en pied : il porte dans chaque main le masque mortuaire de ses ancêtres, son père d’un côté, son grand-père de l’autre. Il se trouve que sa tête à lui n’est pas sa tête originale, escamotage cruel de la destinée.

On m’envoie l’adresse de mon prochain rendez-vous. Via Amerigo Vespucci 45. Le fumeur est de retour. Nous descendons dans un sous-sol qui sent l’humidité : nous sommes à quelques mètres du Tibre et à quelques décennies de l’éradication de la malaria. Un homme savant à la tête rieuse nous parle de périphérie, de borgate, de sottoproletariato. Il fait un peu froid dans cette cave, je remonte le col de ma chemise et me laisse emporter par ses paroles alors qu’au-dessus de nous, à travers les fenêtres en soupirail, je vois des jambes emmener des corps inconnus vers d’autres mondes.


Mathias Howald (1979, Lausanne) – Ecriture

Il a obtenu un MA en Lettres à l’Université de Lausanne en 2004. Son premier roman, Hériter du silence (éditions d’autre part, 2018) a reçu le Prix du public RTS 2019. Il a résidé à la Cité internationale des arts de Paris en 2019 et a été lauréat du prix Studer/Ganz 2014. Il a donné des lectures à la Maison de Rousseau et de la littérature (Genève), à la Nuit des Images du Musée de l’Elysée (Lausanne) et au Salon du livre de Genève. Il est membre fondateur du collectif Caractères mobiles avec lequel il a publié Au village (éditions d’autre part, 2019), recueil de textes écrits lors d’une résidence à la Fondation Jan-Michalski à Montricher en été 2017.

© Simon Habegger