Remettre l’église au milieu de la ville

Photos © Isolda Agazzi

En plein centre de Bâle et de Berne, les églises ouvertes proposent des activités spirituelles, sociales et culturelles. Engagées politiquement, elles offrent un espace d’intégration des migrants et d’accueil des cabossés de la vie. 

A quelques centaines de mètres de la gare de Bâle, en marchant en direction du Rhin, des tables sont posées à côté d’une église. Une pancarte indique que le bistrot est ouvert  [c’était mi-novembre] – ce qui, en plein confinement en Suisse romande, ne manque pas d’étonner toute personne arrivant de Genève. Tout comme l’église, qui porte bien son nom : église ouverte Sainte Elisabeth. A l’intérieur, sous d’imposantes voûtes néo-gothiques, des gens sirotent un café en bavardant à haute voix. A l’autre bout de la nef, un jeune homme vient de terminer la distribution hebdomadaire de denrées alimentaires « aux personnes précarisées par la pandémie ».

Accueil des femmes migrantes

Dans le jardin contigu, un panneau signale que le mardi, c’est le jour d’accueil des femmes migrantes. On pousse la porte d’un bâtiment chargé d’histoire, où quelques femmes sont réunies dans une atmosphère studieuse : «Elles viennent d’Afghanistan, de Syrie, du Soudan, du Tibet, d’Erythrée ; il y a des Kurdes aussi, nous explique Sabrina Brönnimann, la responsable de l’accueil. Actuellement nous organisons surtout des cours d’allemand, mais en temps normal nous cuisinons aussi et jouons de la musique ensemble. De nombreuses bénévoles sont à l’écoute: cela peut aller du simple besoin de parler à la nécessité d’un accompagnement psychiatrique. C’est un projet d’intégration. »

Intégration de tous les citadins, pourrait-on dire. Car cette église étonnante, sise en plein milieu de la ville, est née en 1994 pour permettre aux gens de vivre leur spiritualité autrement. Sans lien avec l’église traditionnelle, mais avec une composante culturelle et sociale très forte. « C’est une association œcuménique, réformée et catholique, nous explique Monika Hungerbühler, la théologienne catholique. Au cours des ans, nous avons diversifié nos activités : nous avons organisé une discothèque, béni les animaux dans l’église, organisé des défilés de mode, distribué de la nourriture, fait du tai chi, des prières et de la méditation. Au début les gens étaient sceptiques, mais maintenant c’est devenu tout à fait normal et nous accueillons jusqu’à 100’000 personnes par an. »

Andreas Nufer © Isolda Agazzi

A Berne, les quatre religions officielles sous le même toit

La plupart des églises ouvertes d’Europe (appelées City Churches ou Citykirchen) se trouvent en Allemagne, mais il y en a aussi en Grande Bretagne et aux Pays Bas. En Suisse, en plus de Bâle, il y a les églises de Berne, Zurich, Saint Galles, Lucerne, Olten et Zoug. En Suisse romande il n’existe pas vraiment de lieux dédiés, à part l’église de la Fusterie à Genève, mais de nombreuses personnes s’activent dans le même esprit.

L’église ouverte de Berne se trouve juste en face de la gare, on ne peut pas la rater. Elle a été créée dans les années 1990 – lorsque la scène de la drogue faisait des ravages en plein centre-ville et jusque sous les fenêtres du Palais fédéral – avec le slogan « ouverte pour tous ». En une froide matinée d’hiver, Andreas Nufer, le théologien et pasteur, nous donne rendez-vous au bistrot situé à l’intérieur de l’église à 11h, l’heure d’ouverture. Quelques personnes sont assises autour d’un café fumant, rigoureusement gratuit, comme toutes les activités proposées. « C’est un café pour tous ceux qui sont fatigués et chargés, mais aussi pour les touristes, les réfugiés, les gens qui ne vivent pas comme la majorité – c’est un peu comme une famille », lance-t-il.

La structure du lieu est double : une église réformée de 5’000 membres (qui célèbre un culte tous les dimanches) et l’Association église ouverte Berne, la seule interreligieuse d’Europe, composée des quatre religions officielles de Suisse : réformée, catholique, juive et catholique-chrétienne.

Mer de lumières numérique © M.Biedermann

Rite celtique des sorcières et slam musical

Les activités proposées sont aussi nombreuses qu’originales: cela va d’une heure de pastorale par jour, où tout un chacun peut venir parler à un pasteur et à un psychiatre, à Madame Frigo, un réfrigérateur public anti-gaspillage où l’on peut déposer et prendre de la nourriture. Dès le 13 décembre, 3ème dimanche de l’Avent, une mer de lumières numérique a été allumée pour célébrer la paix, à laquelle toute personne a pu participer depuis chez elle.

Il y a ce rituel féminin, organisé huit fois par an sur la base du calendrier celtique pour célébrer le cycle de la nature, où une soixantaine de femmes perpétuent la tradition des sorcières.  Les hommes ont aussi leur aparté : ils se rencontrent une fois par mois, le mercredi matin, pour méditer entre eux. Une fois par mois toujours, une centaine de personnes entonnent des chants de paix ou des mantras ; tous les mercredis à 12h30 il y a un concert, suivi de lectures de textes et de silence, et tous les vendredis, toujours à 12h30, un concert d’orgue.

Et cela continue… En mars, à l’occasion de la Nuit des musées, l’église organise le Festival des cultures, où des artistes du monde entier se réunissent pour combattre le racisme avec, à la clé, des concours de mode, de bijoux et de danse. Pour la Pentecôte, un slam voit s’affronter en musique les pasteurs et les poètes. En juin, pour la Journée des réfugiés, les noms de toutes les personnes qui ont péri dans la traversée de la Méditerranée – 40’000 len 2019 – sont épinglés sur les murs de l’église.

Mais d’où diable vient ce foisonnement d’idées ? « La plupart de l’extérieur, nous devons refuser les ¾ des propositions. Les autres de notre équipe. Nous avons 760 bénévoles et 174 organisations partenaires, nous sommes très bien connectés avec la ville, le canton et les différents départements de la Confédération », nous répond l’infatigable pasteur.

Noël, un message politique fort

« Pour Noël, des réfugiés et des sans-papiers jouent l’histoire de l’Evangile, chacun dans sa langue. C’est un Noël international : en 2019 Marie était kurde, Joseph macédonien, les pasteurs venaient d’Erythrée. Ce sont des personnages bibliques avec une référence politique actuelle très forte. Vu que ce sont des migrants qui jouent, leurs histoires personnelles se mélangent avec celles de la Bible. » En 2020, comme il se doit, cela a été un Noël virtuel, ou plutôt interactif : la crèche a eu lieu sur le parvis de l’église et les gens ont pu tourner un clip avec un réfugié, qu’il pouvait envoyer chez lui s’il le souhaitait.

Justement, la crise du coronavirus a-t-elle eu un impact sur les églises ouvertes ? « Nous avons quatre salariés, dont moi-même, qui sont payés par l’Eglise catholique et l’Eglise réformée, répond Andreas Nufer. Pour le reste on cherche des fonds et comme on peut organiser moins d’événements, avec moins de participants, la baisse est importante. On a été obligés de tout repenser, mais l’église est toujours restée ouverte. Nous accueillons beaucoup de sans-abri, la vie en ville est difficile, il y a une humeur dépressive, c’est d’autant plus important que nous soyons là.  Au printemps, beaucoup de nos bénévoles ont dû rester à la maison car ils étaient âgés et à risque, mais nous en avons trouvé cinquante nouveaux en quelques jours !»

L’église ouverte de Bâle, qui n’a pas de mission religieuse et ne reçoit pas de fonds des Eglises, est dans une situation plus difficile : « Le coronavirus est une catastrophe pour nous, soupire Monika Hungerbühler. Si nous ne pouvons pas organiser d’événements, nous n’avons pas de revenu. Nous avons pu survivre à la première vague, mais maintenant on ne sait pas. Nous ne pouvons compter que sur les dons. Mais l’église est toujours ouverte, quinze personnes sont autorisées à y entrer à la fois. Et nous continuons les activités autant que possible : aujourd’hui nous accueillons des guérisseuses. »


Une version de ce reportage a été publié par l’Echo Magazine