Photo: filles d’une tribu d’Afrique du Nord © Lehnert & Landrock
Dans sa librairie du Caire, Edouard Lambelet a sauvé de l’oubli les photos prises par Lehnert & Landrock il y a un siècle en Afrique du Nord et conservées aujourd’hui au musée de l’Elysée à Lausanne. Elles en disent autant sur cette région du monde que sur la fascination qu’elle exerce sur les Occidentaux. Rencontre avec un Suisse qui a eu du flair
Elle me dévisage de ses grands yeux noirs cernés de khôl, un tatouage berbère au milieu du front et la tête ceinte d’une lourde parure en or. Qui est la jeune femme de cette photo en noir et blanc, achetée il y a plus de vingt ans chez Lehnert & Landrock, mythique librairie du Caire ? Et cette autre qui sourit à la vie, assise à même le sol avec son compagnon vêtu de la tunique blanche traditionnelle, dans une complicité assumée ? Je savais vaguement que ces photos avaient été prises au début du 20ème siècle en Afrique du Nord … alors quand Edouard Lambelet, l’ancien propriétaire de la librairie, est venu donner une conférence à Genève, à l’invitation de l’Association culturelle égypto-suisse, j’ai voulu en savoir plus.
Vieilles photos dans une malle en bois
En 1978 cet Helvète ayant « un pied au Caire et un à Nyon » décide de reprendre la librairie ouverte par son père, Kurt Lambelet, au début des années 1920. On y vendait des livres en anglais, en allemand et en français et des photos et cartes postales, avec un prix pour les Egyptiens et un pour les étrangers. « En 1982, j’ai trouvé une grande caisse en bois dans un entrepôt, contenant des plaques en verre recouvertes de poussière. Mon père m’a dit : « ce sont de vieilles photos prises au début du siècle en Tunisie, elles n’ont aucune valeur, tu peux les jeter » raconte, amusé, cet élégant octogénaire. Je n’arrivais pas à savoir d’où elles venaient…. Un jour, un Français m’a dit que c’étaient des portraits pris dans son pays d’origine, chez une tribu d’Algérie de l’est où les femmes se laissaient photographier en échange d’argent et choisissaient elles-mêmes leur mari. Les autres représentaient clairement l’Egypte. » Un cousin enseignant à Genève lui parle alors d’un nouveau musée où l’on exposait des photos en noir et blanc. Le directeur connaissait la période tunisienne de Lehnert & Landrock, mais pas la période égyptienne. Les photos ont pu être authentifiées et, avec l’aide de Pro Helvetia, 300 kg de plaques en verre transportées au musée de l’Elysée à Lausanne, où elles se trouvent toujours. Au milieu des années 1980, un jeune photographe canadien les a reproduites et elles ont connu un succès considérable.
La Suisse, point de départ d’un voyage dans le temps
Elles relatent autant l’histoire du Proche-Orient du début du siècle dernier que le regard porté par l’Occident. Un regard qui part de Suisse : Rudolf Lehnert, photographe autrichien, et Ernst Landrock, homme d’affaires allemand, se rencontrent au bord du Léman en 1904. Attirés par l’Orient, ils décident de s’installer à Tunis et Lehnert parcourt l’Afrique du Nord pour photographier les gens, les déserts et les paysages. Il s’inscrivait dans la tradition orientaliste, un courant artistique renvoyant une image sublimée et fantasmée de l’Orient. Séparés par la première guerre mondiale, les deux associés se retrouvent à nouveau sur les rives du Léman, où ils épousent des Suissesses – pour Ernst Landrock, ce sera la grand-mère d’Edouard Lambelet.Les clichés en noir et blanc sont un extraordinaire voyage dans le temps : elles montrent la Vallée des rois pendant l’excavation de la tombe de Toutankhamon en 1926, des femmes allant chercher l’eau à la rivière, des jardins au nord du Caire, où les gens allaient passer le week-end – absorbés depuis lors par la métropole -, différentes méthodes d’irrigation et des champs de coton dans le delta du Nil.
D’étonnantes photos montrent les pyramides de Gizeh pendant la crue annuelle du Nil, qui charriait le limon nécessaire aux cultures et cessa en 1971 avec la construction du barrage d’Assouan. On découvre le développement du Caire, ses premiers habitants chrétiens, le culte des morts « resté dans l’âme des Egyptiens », le premier drapeau de l’Egypte indépendante en 1923 avec les symboles musulman, chrétien et juif, « notre photo de la mosquée Quait Bey, reprise telle quelle sur le billet de 10 livres égyptienne de 1913 », et des personnages pittoresques, comme le bouquiniste accroupi devant sa librairie, le vendeur d’eau et une paysanne vendant des goyaves « qui semble irradier de de bonheur ». Il y a aussi la synagogue de la Porte du Ciel, restaurée par la communauté juive sépharade de Genève, le Groppi, un restaurant suisse bien connu, où un dîner complet avec danses coûtait 25 piastres et l’aérostat Graf Zeppelin survolant la mosquée Mohamed Ali en 1931.
En 2016, souhaitant prendre sa retraite, Edouard Lambelet décide de fermer la librairie. Deux anciens employés la reprennent et gardent deux magasins. Si elle a survécu à la pandémie et aux crises, c’est surtout grâce aux photos. « Rudolf Lehnert avait une vision ethnographique, esthétique, il aimait le contact avec les gens. Mais Ernst Landrock voulait quelque chose de rapide à vendre aux touristes. Mécontent, le photographe a rompu le contrat et est rentré en Tunisie en 1936. Il est enterré à Carthage », conclut le petit-fils de l’homme d’affaires. Qui aura réussi, avec son père que la nationalité suisse a aidé à surmonter les vicissitudes de la deuxième guerre mondiale, à préserver un patrimoine inestimable.
Une version de cette chronique a été publiée dans l’Echo Magazine