Colombie : Glencore et les géants miniers contestent les réglementations environnementales

Photo: mural à El Rocio, la Guajira © Isolda Agazzi

La Cour constitutionnelle a suspendu l’expansion de la mine de charbon de Cerrejon, propriété de Glencore, et mis à la porte la canadienne Eco Oro. Les deux multinationales ont porté plainte contre la Colombie, qui a décidé de renégocier ses accords de protection des investissements, à commencer par celui avec la Suisse. Reportage

« Je n’en reviens pas que Glencore demande de l’agent à la Colombie pour un dommage qu’ils ont fait à notre territoire. Nous, on ne leur a rien fait… Je ne me lasserai jamais de défendre notre droit à l’eau !», s’exclame Aura devant une mission internationale dont fait partie Alliance Sud, venue en Colombie demander au gouvernement de résilier les accords de protection de investissements (API). Ceux-ci confèrent presque exclusivement des droits aux investisseurs étrangers et des obligations aux Etats d’accueil. De surcroît, ils sont assortis d’un mécanisme de règlement des différends unique en droit international, qui permet à une entreprise étrangère de porter plainte contre l’Etat d’accueil si elle s’estime lésée sur la base du traité en vigueur entre l’Etat d’origine et l’Etat d’accueil (ISDS). Mais pas l’inverse.

Nous rencontrons cette femme Wayuu à El Rocio, minuscule communauté autochtone située aux abords de Carbones de Cerrejon, la plus grande mine à ciel ouvert de charbon d’Amérique latine et propriété exclusive de Glencore.

Elle fait référence à une plainte déposée par la multinationale suisse devant le CIRDI, un tribunal arbitral de la Banque mondiale, sur la base de l’API entre la Suisse et la Colombie, et dont le montant du dédommagement demandé n’est pas public. La raison du courroux du géant suisse des matières premières ? La décision de la Cour constitutionnelle de suspendre l’extension de la mine par suite de la déviation de l’Arrojo Bruno (un affluent du fleuve Rancheria) pour exploiter le puits de charbon La Puente. La Cour a demandé à Cerrejon de mener une étude d’impact environnemental en sept points, la déviation étant susceptible d’affecter le climat de toute la région, et de consulter 21 communautés Wayuus.

La mine de Cerrejon © Isolda Agazzi

14 sentences de la Cour constitutionnelle, aucune appliquée

« Ils ont déjà dévié 18 affluents du fleuve Rancheria, le seul qui passe en territoire wayuu, et tous se sont asséchés. Le Rio Rancheria lui-même est en danger », se désole Misael Socarras, l’un des auteurs de l’action en justice devant la Cour constitutionnelle, placé sous escorte par suite des menaces reçues et d’un essai récent d’attentat. Il nous montre le cours dévié de l’affluent, aux abords d’une immense décharge de la mine. « Autour des affluents déviés ce ne sont pas les mêmes arbres qui ont poussé, qui font de l’ombre et sont sacrés pour les Wayuus, mais des espèces intrusives.  L’eau est contaminée, dans les limites permises par la législation nationale, certes, mais pas par l’OMS et alors même que l’eau fait partie de la cosmogonie wayuu. Nous demandons que l’Arrojo Bruno retrouve son cours naturel », martèle-t-il.

5’000 enfants Wayuus seraient morts au cours de la dernière décennie à cause du manque d’eau dans la Guajira, un département semi-aride, le plus pauvre de Colombie. « La Cour constitutionnelle colombienne est très progressiste, elle a émis 14 sentences en faveur des droits humains, mais aucune n’a été réalisée car les institutions ont peur des possibles plaintes de Glencore », souligne Luisa Rodriguez, de la Fondation Heinrich Böll.

Décharge et lagune de déversement des eaux usées de Cerrejon © Isolda Agazzi

Eco Oro a gagné une plainte dans le paramo de Santurban

Glencore n’en est pas à son premier essai. Elle a été la première multinationale à porter plainte contre la Colombie en 2016, empochant 19 millions USD de dédommagement, et en a déposé deux autres par la suite: celle relative à Cerrejon et une pour laquelle elle réclame 60 millions USD. D’autres pourraient suivre. De surcroît, elle a menacé de porter plainte trois fois pour des affaires dont on ne sait rien. A ce jour, la Colombie a dû faire face à 21 plaintes connues de multinationales étrangères, pour un total de 2,8 milliards USD au moins, la plupart liées à l’extraction minière et contestant l’introduction de nouvelles réglementations environnementales.

A ce jour elle en a perdu deux (la plupart sont en cours) : la première contre Glencore et une contre Eco Oro, dont le montant de l’indemnisation n’a pas encore été fixé, mais pour laquelle la compagnie minière canadienne réclame 698 millions USD. Comme pour Glencore, la plainte d’Eco Oro fait suite à une décision de la Cour constitutionnelle de fermer ses activités par suite d’une action en justice du Comité pour la défense de l’eau et du paramo de Santurban, une montagne culminant à plus de 4’000 m d’altitude au-dessus de la ville de Bucaramanga. Le Comité est une plateforme sociale et environnementale née il y a 14 ans, avec une large assise dans la population et qui affirme avoir réussi à faire descendre dans la rue 150’000 personnes pour la défense du paramo et de l’eau.

Mine artisanale dans le paramo de Santurban © Isolda Agazzi

Mineurs artisanaux ancestraux

« La Cour constitutionnelle a déclaré qu’il ne peut pas y avoir de mine dans le paramo et a fixé la limite de celui-ci à 2’800 mètres d’altitude. Mais elle a aussi déclaré qu’il ne peut y avoir d’agriculture, ni d’élevage, ce qui crée un problème de subsistance pour les habitants et pour les deux villages de mineurs artisanaux qui s’y trouvent. Ceci a généré des malentendus malheureux entre les défenseurs de l’environnement et les habitants du paramo », regrette Juan Camilo Sarmiento Lobo, un avocat membre du Comité, alors que notre bus monte cahin caha sur des routes vertigineuses et passe devant la mine artisanale de El Volcan.

Le problème est complexe : les mines artisanales font partie du paysage de la montagne depuis le 16ème siècle, lorsque les conquistadores espagnols y ont trouvé de l’or et ont fondé Veta, étonnante petite ville coloniale aux typiques maisons blanches plantée à 3’000 d’altitude. « Certes, les mines artisanales créent des problèmes environnementaux, mais les gens en vivent et ont quitté l’agriculture pour s’adonner à cette activité. Nous promouvons l’éco-tourisme et l’agroécologie pour essayer de créer des sources alternatives de revenu, mais ce n’est pas facile », nous explique Judith, elle-même descendante d’une famille de mineurs artisanaux et convertie au tourisme durable et communautaire, nous faisant visiter une lagune perchée à 3’600 mètres d’altitude.

Train qui amène le charbon de Cerrejon à Puerto Bolivar © Isolda Agazzi

La mobilisation citoyenne paie, mais les avancées sont fragiles

« La mobilisation citoyenne paie, comme le montre le cas de Eco Oro, mais la multinationale est partie sans fermer la mine et des mineurs informels sont en train de creuser avec des explosifs et du mercure, probablement avec la complicité de l’armée. A deux reprises on a trouvé une quantité trop élevée de mercure dans l’eau de Bucaramanga », souligne un ingénieur environnemental membre du Comité, relevant au passage qu’il est dangereux de défendre l’environnement en Colombie car les mines sont gardées par l’armée et les paramilitaires.

Les militants écologistes soulignent que les avancées sont fragiles : l’entreprise émiratie Minesa a obtenu une concession en-dessous de 2’800 mètres d’altitude (la délimitation du paramo) et elle est en train d’explorer ailleurs. Ils regrettent aussi que le gouvernement ne sache même pas combien d’or est extrait par les entreprises et que celles-ci paient des royalties insignifiantes, de l’ordre de 3,2%.

Audition au Parlement le 30 mai © Isolda Agazzi

La Colombie va renégocier ses API

Face à ces plaintes de multinationales étrangères, ou aux menaces qui freinent la mise en place de règles de protection de l’environnement, le gouvernement de Gustavo Petro – le premier de gauche de l’histoire de la Colombie – a annoncé qu’il allait renégocier tous les accords de protection des investissements. « Nous allons commencer par ceux avec les Etats-Unis et avec la Suisse, a déclaré Maria Paula Arenas Quijanos, directrice des investissements étrangers au ministère du Commerce, lors d’une audience publique organisée par la mission internationale au Parlement le 30 mai. Notre intention est de renégocier certaines clauses pour rendre ces accords plus équilibrés. »

Tout comme les autres membres de la mission internationale, Alliance Sud préférerait que la Colombie dénonce ses accords sans en renégocier de nouveaux, comme l’ont fait l’Equateur et la Bolivie. Si de nouveaux sont négociés, notamment avec la Suisse, elle demande d’exclure au moins le mécanisme de règlement des différends investisseurs – Etats (ISDS) et de le remplacer par l’obligation de saisir les tribunaux internes, ou par un mécanisme de règlement des différends d’Etat à Etat, précédé par une procédure de conciliation et de médiation.

Ce d’autant plus qu’un nouveau code minier est en cours d’élaboration, pour la première fois avec la participation des communautés affectées, qui prévoit l’introduction de nouvelles réglementations environnementales.

 

 

 

 

 

 

Glencore attaque la Colombie sur la mine de charbon de Cerrejon

Mine de charbon de Cerrejon © Wikimedia

Alors qu’elle clame vouloir sortir des énergies fossiles, la multinationale suisse est devenue la seule propriétaire de la plus grande mine de charbon à ciel ouvert d’Amérique latine. Elle a même porté plainte contre la Colombie pour contester une décision de justice favorable aux communautés locales

Le 11 janvier, Glencore, le principal exportateur de charbon thermique au monde, annonçait le rachat des parts de BHP et Anglo American dans « Carbones » de Cerrejon, la plus grande mine de charbon à ciel ouvert d’Amérique latine et l’une des plus grandes du monde. La multinationale suisse a fait une bonne affaire : en ne déboursant au final que 101 millions USD grâce à l’augmentation de la demande et donc du prix du charbon, elle est devenue l’unique propriétaire de Cerrejon. Les deux autres entreprises ont vendu leurs parts sur pression de leurs actionnaires, qui les incitent à abandonner l’énergie fossile la plus polluante pour lutter contre la crise climatique. Pourtant Glencore ne s’est pas fait de scrupules, alors même qu’elle s’est engagée à réduire son empreinte totale d’émissions de 15 % d’ici à 2026, de 50 % d’ici à 2035 et à atteindre des activités à émissions totales nulles d’ici à 2050.

Rosa Maria Mateur, avocate de CAJAR

Une mine responsable de graves violations des droits humains

« La mine de charbon de Cerrejon est exploitée depuis tellement d’années – cela a commencé en 1985 – que les abus de pouvoir et l’asymétrie qui existent entre les propriétaires, les communautés et l’État sont largement documentés. Ils se traduisent dans de graves violations des droits humains des communautés afro-indigènes, à commencer par les Wayuu » nous explique Rosa Maria Mateus de CAJAR, un collectif d’avocats colombiens qui défend les droits humains depuis quarante ans.

« Carbones del Cerrejón a été déclarée responsable à de multiples reprises et a fait l’objet de plus de sept décisions judiciaires », continue-t-elle. Mais les peines ne sont jamais appliquées car elle profite de l’extrême pauvreté de ces communautés. La Guajira, où se trouve la mine, est le deuxième département le plus corrompu de Colombie. Les enfants meurent de faim et de soif et l’entreprise en profite pour offrir des compensations insuffisantes aux yeux des communautés. Nous devons changer le modèle économique et abandonner le charbon pour faire face à la crise climatique dont les habitants de La Guajira sont les premières victimes ».

Détournement de l’Arrojo Bruno condamné par la Cour constitutionnelle

L’un de ces arrêts concerne le cas de l’Arroyo Bruno, un affluent d’une rivière très importante de La Guajira qui a été détourné pour augmenter l’extraction de charbon d’une carrière appelée La Puente. Ce cours d’eau est entouré de la forêt tropicale sèche, un écosystème gravement menacé. En 2017, la Cour constitutionnelle colombienne a jugé qu’en autorisant cette expansion, d’importants impacts sociaux et environnementaux sur les droits des communautés locales n’avaient pas été pris en compte. Il s’agit notamment de la grande vulnérabilité au changement climatique de la région, qui souffre d’une grave pénurie d’eau.

La Cour a bloqué les travaux, ordonnant une nouvelle étude d’impact pour déterminer la viabilité de l’expansion minière en termes de protection des droits des communautés. En représailles, Glencore a porté plainte contre la Colombie auprès du CIRDI, le tribunal de la Banque mondiale, en invoquant le non-respect de l’accord de protection des investissements entre la Colombie et la Suisse. Dans son action en justice, la multinationale affirme que la décision du tribunal colombien concernant le cours de l’Arroyo Bruno, qui a empêché l’augmentation de l’exploitation minière, est une « mesure déraisonnable, incohérente et discriminatoire ». Pour l’instant, un arbitre a été nommé, mais on n’en sait pas plus, à commencer par les indemnités réclamées par Glencore.

« C’est un comble de vouloir être dédommagés pour les dégâts qu’on a causés ! »  S’indigne Rosa Maria Mateus. « L’entreprise prétend qu’elle a des politiques environnementales, qu’elle plante des arbres, mais nous avons constaté qu’elle ment. Elle ne respecte pas les standards environnementaux et ne parvient même pas à réparer un minimum des dommages causés. Nous avons pu prouver la pollution de l’eau et de l’air et l’impact négatif sur la santé de la population. C’est très grave, d’autant plus qu’en Europe on parle de décarbonation et de laisser le charbon dans le sol. »

Exploration des possibilités d’un Amicus curiae

Alors, que fait CAJAR ? Rosa Maria Mateus avoue que les possibilités d’action sont limitées. La seule est l’Amicus curiae, un exposé pour faire entendre la voix des communautés, mais il doit être autorisé par le tribunal d’investissement qui, selon elle, n’offre aucune garantie pour les victimes car il s’agit d’une sorte de justice privée créée pour protéger les grandes entreprises. « Mais nous allons essayer de le faire quand même et nous venons de commencer à recueillir les arguments des communautés. Ensuite, nous voulons transmettre l’Amicus curiae à des organisations amies telles qu’Alliance Sud, afin qu’elles nous aident à faire connaître la situation. Les entreprises ont un grand pouvoir médiatique, ce sont leurs vérités qui sont connues, pas les tragédies des victimes. Glencore a extrait beaucoup de ressources de Colombie, bien que l’économie du pays soit très faible. Elle représente une menace pour la souveraineté de l’État et surtout pour les tribunaux dont elle conteste la juridiction, reproduisant ainsi les pratiques coloniales. »


Troisième plainte de Glencore contre la Colombie

La Colombie fait face à un déferlement de 17 plaintes au bas mot selon la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED), qui ne recense toutefois pas la dernière de Glencore. C’est la multinationale suisse qui a ouvert la voie en 2016, contestant un contrat relatif à la mine de charbon de Prodeco pour lequel elle a obtenu 19 millions USD de réparation.

Ces plaintes sont jugées par un tribunal composé de trois arbitres – l’un nommé par la multinationale étrangère, l’autre par le pays attaqué et le troisième par les deux parties. Les tribunaux peuvent accepter des Amicus curiae, à savoir des soumissions le plus souvent écrites présentant habituellement les points de vue des communautés affectées et déposées par des ONG. A ce jour, 85 demandes d’Amicus curiae ont été présentées, dont 56 ont été acceptées. L’accord de protection des investissements avec la Colombie, sur lequel repose la plainte de Glencore, ne prévoit pas la possibilité d’un Amicus curiae. Cet accord va être renégocié et, même s’il ne constituera pas la base légale de cette plainte, Alliance Sud demande que cette possibilité y soit intégrée.

Rosa Maria Mateus sera le 2 mai à Lausanne et le 3 mai à Genève pour parler de ce cas


Cet article a été publié dans Global, le magazine d’Alliance Sud

Samih Sawiris : « La durabilité dans l’investissement est synonyme de continuité »

A Andermatt, en marge d’une conférence sur les Nouvelles routes de la soie, le milliardaire égyptien Samih Sawiris nous parle de durabilité dans l’investissement et de la différence entre investir en Suisse et dans les pays du Sud. Il exhorte la Chine à construire des infrastructures qui bénéficient aux populations, pas aux politiciens.

C’est à Andermatt que la délégation suisse auprès de l’Assemblée parlementaire de l’OSCE (Organisation sur la sécurité et la coopération en Europe) a organisé début septembre une conférence sur « Les nouvelles routes de la soie en tant que moteur des Objectifs de développement durable.» C’était la première fois qu’une telle réunion se tenait dans un pays d’Europe occidentale et la signature par la Suisse et la Chine d’un protocole d’entente, en avril passé, n’y est probablement pas étrangère.

Andermatt, au cœur des Alpes et au carrefour de l’Europe, pratiquement assise sur le tunnel du Gothard, était le lieu idéal pour parler d’infrastructures, qui sont le principal objet des investissements chinois dans les 126 pays qui adhèrent aux Nouvelles routes de la soie (le protocole d’entente avec la Suisse ne prévoit pas une augmentation des investissements chinois en Suisse, mais une collaboration dans les pays tiers). Mais si le besoin d’infrastructures et le manque de financements sont largement reconnus, leur impact sur l’environnement, les populations locales, les droits humains, la corruption et l’endettement soulève beaucoup de questions.

L’hôte d’honneur de la conférence était Samih Sawiris, le milliardaire égyptien qui a investi massivement dans ce village de montagne – longtemps investi seulement par l’armée, qui l’a délaissé au tournant du millénaire. Il est aussi membre du comité de la Sawiris Foundation for Social Development, une fondation créée en 2001 par sa famille – la plus riche du monde arabe – pour favoriser la création d’emplois et la formation professionnelle en Egypte. Très simple et accessible, parlant parfaitement six langues dont l’allemand, le français et l’anglais, il nous a accordé une interview sur la terrasse de son restaurant d’altitude, alors que la première neige de la saison venait à peine de tomber.

Samih Sawiris © Béatrice Devènes

Comment vous est venue l’idée d’investir à Andermatt ?

Lorsque l’armée est partie, l’économie du village s’est effondrée. Connaissant mon expérience à El Gouna, sur la Mer Rouge – où nous avons fait sortir des sables une ville entière avec logements, écoles et hôpitaux (elle a même remporté le Global Green Award de l’UNEP) – on m’a invité à Andermatt pour prospecter. Honnêtement je ne savais même pas où c’était, j’ai dû regarder sur une carte (rires). Mais je suis tombé sous le charme du lieu et j’ai vu son potentiel.  J’ai commencé à construire des hôtels, des appartements, un terrain de golf et l’ai relié le domaine skiable à la station de Sedrun. Au début les gens étaient sceptiques… Ils voyaient un Arabe débarquer, ils pensaient qu’il ne reviendrait pas la semaine suivante. Mais j’ai réussi à gagner la confiance de la population, à montrer que ce que j’avais fait à El Gouna, j’allais le faire ici aussi. Pour l’instant nous ne gagnons pas d’argent, mais nous n’en perdons pas non plus. C’est un investissement à long terme. Nous employons environ 900 personnes, même si ce ne sont pas tous de nouveaux emplois, bien sûr.

Dans quels autres pays investissez-vous?

En Egypte, à Oman, au Maroc, en Grande Bretagne au Monténégro et aux Emirats Arabes Unis. Orascom Development Holding emploie environ 11’000 personnes dans le monde. C’est toujours plus ou moins le même genre de projets : là où nous allons, nous prenons un grand terrain dont personne ne veut parce qu’il n’y a rien et nous y implantons des choses qui créent de la valeur. Ce sont des investissements à long terme, il faut 10 à 15 ans pour qu’ils soient rentables.

Est-ce différent d’investir dans les pays en développement et en Suisse ?

C’est la nuit et le jour (rires) ! Dans les autres pays il y a plus de flexibilité, mais la sécurité qui règne en Suisse vous facilite la vie : vous savez toujours exactement où vous en êtes. Dans d’autres pays, si un ministre change, vous avez une nouvelle atmosphère, si le gouvernement change, vous avez de nouvelles conditions. On y respecte moins ce qui a été convenu. D’une certaine façon, en investissant dans ces pays vous prenez plus de risques, mais vos rendements sont plus élevés et il y a plus de flexibilité. A El Gouna j’avais besoin d’un nouveau stade pour mon équipe de football, sinon elle ne pouvait pas jouer en première ligue. Nous étions en juin, le match était en septembre, mais le stade a été terminé à temps.

Avez-vous des critères de durabilité ?

Dans tous mes projets la durabilité est très importante car elle est synonyme de continuité. Ce sont des projets sur 50 – 70 ans et pour cela je dois prendre soin de l’environnement. Si un endroit où il y a de belles plages devient pollué, plus personne ne va y aller. La durabilité exige que la ville soit habitée et si la vie n’y est pas agréable, les gens s’en vont. Ils ont besoin d’écoles, d’hôpitaux, de lieux de récréation et d’emplois.

Que conseilleriez-vous aux pays qui accueillent des investissements chinois dans le cadre des Nouvelles routes de la soie ?

Je commencerais par dire aux Chinois: n’écoutez pas les gouvernements, allez faire vos propres études sur ce dont le pays a vraiment besoin. Les projets devraient être identifiés par des professionnels, non par des politiciens, pour qu’ils profitent à la population – surtout aux pauvres – sinon les gens finiront par vous détester. Car soyons francs : dans ces projets, c’est la Chine qui a l’idée, qui est le moteur et qui finance et elle commet une grave erreur en écoutant les politiciens. L’un voudra un grand monument, l’autre un grand pont parce qu’il y a un quartier où vit le cousin de tel ou tel. Mais cela signifie une nouvelle dette qui va frapper le pays pour quelque chose dont la population ne bénéficie pas. Si la Chine, par exemple, fait quelque chose au Zimbabwe qui profite à un million de personnes, elle devient la meilleure amie du Zimbabwe. Mais si vous construisez une autoroute pour les riches qui ont des voitures, alors qu’ils ne représentent que 1% de la population, les gens ne seront pas contents parce qu’ils peuvent imaginer des centaines d’autres priorités.


Une version de cette interview a d’abord été publiée par Swissinfo

La Patagonie menacée par les mines et les grands barrages

Photo: glacier du Perito Moreno, © Peter Dielmann

Dans la Patagonie argentine, une entreprise chinoise est en train de construire deux grands barrages qui menacent le glacier du Perito Moreno. Une multinationale canadienne pourrait exploiter la plus grande mine d’argent du monde. A Vaca Muerta, Chevron extrait du pétrole et du gaz par la technique controversée du fracking. Les résistances s’organisent, alors que les défenseurs des droits humains s’inquiètent de l’avancée des investissements chinois en Amérique latine.

L’entreprise chinoise Gezhouba est l’actionnaire majoritaire de Represas Patagonicas, un consortium qui est en train de construire les deux plus grands barrages d’Argentine : le Condor Cliff et La Barrancosa, sur le fleuve Santa Cruz, au sud de la Patagonie. Le projet avait été adjugé en 2008, sous l’ancienne présidente Cristina Kirchner, mais la crise économique – et une forte opposition des mouvements de protection de l’environnement et des peuples autochtones – avaient empêché l’avancement des travaux – jusqu’à l’entrée en scène du puissant financier chinois, qui a injecté 4’714 millions USD dans le projet. Après la réalisation d’une étude d’impact environnemental et la tenue d’un débat public en 2017, les travaux ont démarré.

« Beaucoup de gens avaient pourtant participé à cette audition publique pour dire qu’ils étaient contre le projet ! s’exclame Soledad Veron, du Movimiento Patagonia Libre, lors d’un atelier organisé le 28 novembre à Buenos Aires, dans le cadre de la semaine d’action contre le G20. Elle nous explique que Gezhouba est une entreprise détenue par l’Etat chinois. Or, comme la Chine n’a plus de rivières pour construire des barrages, le gouvernement conclut des contrats à tour de bras avec des pays étrangers pour pouvoir continuer à construire ailleurs. « Mais la rivière Santa Cruz est très fragile, ajoute-t-elle. Elle conflue dans le glacier du Perito Moreno, la troisième réserve d’eau douce au monde, inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO, qui est ainsi menacé. Les barrages vont couper la rivière, qui va devenir un lac. Celui-ci va venir frapper le mur du glacier et il peut causer des inondations ».

©  Movimiento Patagonia Libre

Le Movimiento Patagonia Libre s’oppose aux méga barrages et à l’extractivisme

Pour s’opposer à ce méga projet hydroélectrique et à l’avancée des politiques extractivistes en Patagonie, le mouvement s’est créé en 2017 à Pietra Buena (Santa Cruz), rassemblant des habitants d’El Chalten, d’El Calafate et d’autres lieux isolés de cette région du bout du monde. « En hiver il est très difficile de voyager dans nos terres, heureusement que les réseaux sociaux et internet nous permettent de garder le contact ! », fait remarquer Soledad. En plus des dégâts environnementaux, le collectif dénonce la perte de la biodiversité, le manque de consultation des communautés Mapuche et Tehuelche et une clause du contrat, appelée « clause de défaut croisé», qui implique que lorsqu’un débiteur entre en situation de défaut sur l’un de ses prêts, il entre automatiquement en situation de défaut dans les autres projets qui contiennent la même clause. Ce qui, de fait, lie les mains de l’Etat argentin qui, même s’il le voulait, aurait beaucoup de peine à arrêter le projet.

« Le gouvernement mise sur l’extractivisme et l’exploration minière pour sortir de la crise, mais nous savons que ces entreprises créent des emplois précaires, qui ne durent que quelques années, après les travailleurs se retrouvent à la rue, s’exclame Soledad. Genzhouba est en train d’amener tout de Chine, cette construction ne bénéficie à personne à part le gouvernement chinois, pourtant on est en train de s’endetter et de polluer l’environnement. D’ailleurs la province de la Rioja [nord de l’Argentine], qui est celle où il y a le plus de mines, est la plus pauvre du pays ! »  

15 investissements chinois violeraient les droits humains en Amérique latine

Gezhouba est l’entreprise qui a construit le barrage des Trois Gorges en Chine, le plus grand du monde, pointé du doigt pour les conséquences environnementales désastreuses qu’il a eu sur le fleuve Yangtzé. Elle a été sanctionnée par la Banque mondiale pendant 18 mois pour mauvaise pratique, fraude et corruption dans différents projets. Face à l’influence croissante de la Chine en Amérique latine, 21 organisations de la société civile régionale s’inquiètent de la participation d’entreprises chinoises dans le développement de projets miniers, énergétiques et d’infrastructures. Dans une note, elles les accusent de faire fi des mécanismes de diligence raisonnable prévus par les Nations Unies pour garantir le respect des droits humains des communautés affectées. Bien que les investissements chinois soient particulièrement opaques et difficiles à détecter, les militants estiment qu’au moins 15  à 18 projets violent les droits des populations autochtones et menacent l’environnement sur le continent, dont huit en Equateur, quatre au Pérou, un en Bolivie, un au Brésil et ledit projet de méga-barrages en Argentine. En 2017, le Comité de l’ONU sur les droits économiques, sociaux et culturels a estimé qu’un Etat doit adopter les mesures adéquates pour s’assurer que ses entreprises, qu’elles soient publiques ou privées, respectent les droits économiques, sociaux et culturels, particulièrement lorsqu’elles travaillent à l’étranger. Or, pour ces défenseurs des droits humains, la Chine n’est pas en train de remplir ses obligations extraterritoriales.

Baleine à Puerto Madryn, avec la Meseta en arrière-plan

Mine d’argent prête à être exploitée par une entreprise canadienne, malgré l’interdiction de la loi

Au nord de la Patagonie, ce sont surtout les entreprises minières canadiennes qui suscitent l’indignation des défenseurs de l’environnement. Dans la province du Chubut, connue pour la réserve de la Péninsule Valdes, qui abrite des baleines, pingouins, orques, éléphants de mer et autres animaux marins menacés, « le gouvernement est en train d’explorer la possibilité de confier l’exploitation d’une mine d’argent, le projet Navidad, à l’entreprise canadienne Pan American Silver, alors même que l’exploitation minière à ciel ouvert est interdite dans cette province. Ce serait la plus grande du monde et l’extraction du métal se ferait par le cyanure, qui est extrêmement polluant! » S’indigne Pablo Ceballos, de l’Asamblea de Puerto Madryn, présent au même atelier.

Pan American Silver, géant minier basé à Vancouver, possède des mines aux Etats-Unis, au Pérou, en Bolivie, au Mexique et trois en Argentine, dont celle de Navidad, prête à être exploitée, mais qui se heurte (pour l’instant) à la loi de la province de Chubut – en Argentine l’exploitation minière relève de la législation provinciale.

L’Asamblea de Defensa del Territorio relève que sur les 22 millions d’hectares que compte la province,  4 millions ont déjà été octroyés à des concessions minières et 130 projets supplémentaires sont en cours de préparation. L’association de défense du territoire s’indigne que l’exploitation minière consomme des millions de litres d’eau, alors que dans la région de la meseta (haut-plateau), l’eau manque déjà cruellement. Elle accuse l’extraction minière d’augmenter la sécheresse de la Patagonie, en entraînant la diminution des pluies, la baisse du débit des rivières et des ruisseaux, la baisse du niveau des nappes phréatiques et, au final, l’augmentation de la température moyenne de la planète

Vaca Muerta : pétrole et gaz exploités (entres autres) par Chevron

Un autre investissement qui inquiète les défenseurs de l’environnement est celui de Chevron à Vaca Muerta, dans la province de Neuquen, au nord de la Patagonie. L’entreprise étasunienne, déjà accusée d’avoir pollué l’Amazonie équatorienne, est en train d’exploiter un immense gisement de pétrole et de gaz par la technique de la fracturation hydraulique. « Les habitants commencent à avoir des problèmes respiratoires. L’accord entre Chevron et l’Argentine contient des clauses secrètes. Ce gouvernement a promis qu’il allait les révéler avant d’être élu, mais il n’a rien fait! », accuse Pablo  Cevallos.

« L’exploitation du gisement de Vaca Muerta par Chevron permet à l’élite nationale de multiplier par deux ou trois le prix du gaz et du pétrole, s’indignait le sénateur Fernando Solanas, président de la Commission Environnement et développement durable du Sénat argentin, lors d’une rencontre avec la presse le 27 novembre à Buenos Aires. Aujourd’hui, l’Argentine paie le gaz le plus cher au monde, alors même qu’elle en produit. L’adoption de ce système a entraîné la dollarisation des tarifs énergétiques. Pourquoi faut-il dollariser l’énergie si elle est extraite en Argentine et alors que nous n’en importons quasiment pas? Nous sommes en train de  perdre notre souveraineté.»

 

Voir aussi la suite de cet article, Extraction minière à Chubut en Patagonie: “non c’est non”! du 13 janvier 2019