Sortir du chaos pour rester dans le Caucase

Photo: vie de village en Géorgie © Isolda Agazzi

Pour essayer d’éviter le chaos dans une région profondément instable, la nouvelle stratégie de la Coopération suisse pour le Caucase du Sud – Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan – mise sur le développement des régions dépeuplées et l’intégration des minorités ethniques et des migrants

Il est 6h, dans la nuit encore noire Aleksander sort d’un pas pressé, clope au bec, pour aller traire ses vaches. « Normalement c’est un travail de femmes, mais aujourd’hui c’est moi qui m’y colle », nous confie ce diplômé en mathématiques de l’Université de Tbilissi, rentré dans son village natal du sud de la Géorgie pour s’occuper de sa vieille mère. Avec sa femme, affairée à préparer le petit-déjeuner, il a ouvert quelques chambres d’hôte pour compléter son modeste revenu d’agriculteur. La traite se fait-elle à la machine ? « Non, à la main », nous répond-il dans un anglais rudimentaire qu’il apprend de sa fille, scolarisée à l’école primaire du village. Dans son jardin, il cultive une profusion de fruits et légumes et des fleurs, omniprésentes en Géorgie, ce qui confère au village, situé à 1’300 m d’altitude, un aspect riant et joyeux, en été. Mais l’hiver est rude : pour tout chauffage, la maison dispose d’un poêle en bois car le gaz, reconnaissable dans tout le pays aux tuyaux d’adduction bien visibles, n’est pas arrivé dans ce coin reculé, proche de la frontière avec la Turquie et l’Arménie.

Agriculture très peu productive

« La Suisse est très présente en Géorgie, où elle soutient l’agriculture et l’élevage, nous explique Danielle Meuwly, responsable de la Coopération suisse pour le Caucase du Sud, en nous recevant dans son bureau de Tbilissi. Le contraste entre les villes et les campagnes est énorme : 40% de la population travaille dans l’agriculture, mais celle-ci est très peu productive et ne contribue qu’à 8% du PIB. »

Le pays est assez inégalitaire : en 2021, le coefficient de Gini est de 36,4, ce qui en fait le 89ème pays le plus inégalitaire au monde selon le World Population Review, un classement américain.

Pour améliorer le savoir-faire des paysans, la Suisse a lancé un projet de formation professionnelle en agriculture, en collaboration avec l’Institut Plantahof. Pour augmenter leurs revenus, un programme de soutien aux PME en milieu rural, en collaboration avec l’ONG Swisscontact. Elle travaille aussi sur la préservation des forêts dans l’esprit du nouveau code forestier, qui règlemente strictement le déboisement. Mais encore faut-il le faire accepter par la population et surtout offrir aux habitants, comme Aleksander, une alternative au bois pour se chauffer et cuisiner…

La Suisse représente les intérêts de la Russie en Géorgie et vice versa

Ces activités font partie de la nouvelle stratégie 2022 – 2025 de la Coopération suisse pour le Caucase du Sud, publiée début décembre. « C’est une stratégie régionale qui couvre aussi l’Arménie et l’Azerbaïdjan et qui réunit la DDC, le Seco et la Division sécurité humaine, continue Danielle Meuwly. Notre bureau se trouve en Géorgie pour des raisons pratiques et parce que c’est le pays qui reçoit le plus gros budget. L’engagement de la Confédération dans cette région est important et elle y assure notamment un mandat de protection.»

Après la guerre d’août 2008 et la reconnaissance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud par la Russie, la Géorgie a rompu ses relations diplomatiques avec Moscou. Depuis 2009, la Suisse représente les intérêts de la Russie en Géorgie et ceux de la Géorgie en Russie.

Quant à l’Abkhazie, une région extrêmement pauvre et sous perfusion de l’aide humanitaire internationale, la Coopération suisse y mène des projets pour rénover les blocs sanitaires dans les écoles et améliorer les capacités des femmes à produire du fromage dans le respect des règles d’hygiène.

Intégrer les minorités ethniques et religieuses

« Au-delà de l’aspect diplomatique, nous essayons de construire un pont et une coopération entre les personnes et la société civile des deux côtés, nous explique Medea Turashvili, responsable des questions de sécurité humaine. Et nous veillons à garantir la protection des droits des minorités religieuses et des groupes ethniques ». Dans un pays qui a subi les invasions incessantes des Mongols, des Turcs, des Arabes, des Perses et des Russes, ceci ne va pas de soi. La religion, incarnée par la puissante Eglise orthodoxe de Géorgie, a toujours servi de refuge à la population et aujourd’hui elle fait encore partie intégrante de l’identité nationale.

Même si les Chrétiens orthodoxes sont largement majoritaires, le pays compte aussi des Musulmans géorgiens, des Azéris, des Tchétchènes, des Arméniens et d’autres minorités peu intégrées. « Souvent les personnes issues des minorités ethniques et confessionnelles ne parlent même pas la langue géorgienne car le système d’enseignement ne leur permet pas de l’apprendre correctement, souligne Danielle Meuwly. Ils ont des liens beaucoup plus forts avec leur communauté d’origine qu’avec leur entourage direct. Notre objectif est de réduire ce degré d’aliénation pour que les différentes communautés vivent en paix. Dans la région du sud, où la communauté azérie est importante, on a ouvert des centres de services à la population qui donnent des informations en azerbaidjanais. Avant les élections de 2018 et 2020, nous avons travaillé avec les partis politiques pour faciliter l’élaboration d’un code de conduite. »

Aide à la réintégration des migrants

Dans la plaine de Kakhétie, à l’est du pays, les vergers et vignobles abondent. La région est célèbre pour le vin, que la Géorgie a été le premier pays à produire au monde et que chaque famille fait encore dans sa cave. Dans les villages, les maisons abandonnées sont légion et les balcons en bois finement ouvragés tombent en ruine. La plupart des habitants, à commencer par les jeunes, sont partis à l’étranger. Dans un pays où le salaire moyen est de 300 – 400 euros par mois, ils vont chercher fortune en Europe occidentale, souvent dans le bâtiment, pour les hommes, et dans l’aide à domicile, pour les femmes. La Géorgie compte 1,7 million de travailleurs migrants sur une population de près de quatre millions au pays.

Les transferts de fonds des migrants sont une source de revenu précieuse pour les familles. La Géorgie est le cinquième pays de provenance des requérants d’asile en Suisse depuis qu’en 2018 ses ressortissants ont été exemptés de visa pour les pays de l’espace Schengen. Mais ils n’ont aucune chance d’obtenir le statut de réfugié et ils sont systématiquement refoulés. La Coopération suisse mène en Kakhétie et dans d’autres provinces des projets de réinsertion des anciens migrants et de revitalisation des communautés.

Alliance Sud salue le fait que la Suisse aide à la réintégration socio—économique des migrants de retour au pays. Mais elle l’appelle à ne pas conditionner son aide à l’acceptation des requérants d’asile déboutés, comme elle s’est engagée à le faire. Vu le manque de main d’œuvre dans beaucoup de secteurs en Suisse – comme les aides à domicile, le bâtiment, les mécaniciens de train, la restauration, l’hôtellerie et le personnel médical – elle appelle le Conseil fédéral à mettre en place une politique de migration régulière pour permettre aux migrants de trouver un emploi en Suisse sans tomber dans le travail au noir.


Société civile indépendante, mais surveillée de près

La société civile est un acteur important en Géorgie. Principalement financée par les bailleurs occidentaux, dont la Suisse, ses relations avec le gouvernement connaissent des hauts et des bas.

« Dans l’ensemble, nous pouvons mener nos activités sans entraves, mais depuis quelques années le parti au pouvoir a tendance à discréditer les organisations de la société civile critiques, en les accusant sans fondement de manquer de compétences ou de travailler en accord avec les partis d’opposition. Cette attitude hostile complique la défense de nos recommandations auprès des différentes branches du gouvernement », nous confie Vakhtang Menabde, directeur du Programme de soutien aux institutions démocratiques auprès de l’Association géorgienne des jeunes avocats (Gyla).

Depuis 2012, la Géorgie est gouvernée par le parti Rêve géorgien, qui a succédé au gouvernement du Mouvement national uni. Selon le militant, celui-ci avait limité fortement l’indépendance du système judiciaire et la liberté de la société civile. Après les élections de 2012, certains processus de libéralisation ont commencé. « Même si plusieurs vagues de réformes ont été lancées, la plupart d’entre elles n’ont amélioré que certaines failles du système, mais elles n’ont pas modifié les véritables caractéristiques institutionnelles. C’est pourquoi, malheureusement, l’indépendance du pouvoir judiciaire en Géorgie est aujourd’hui sévèrement limitée », continue-t-il.

En ce qui concerne le rôle de la société civile, l’ONG Gyla préconise depuis des années des réformes concernant les organes judiciaires, le gouvernement local et la loi électorale. Vakhtang Menabde estime que nombre de ses recommandations ont été réellement reflétées dans la loi, mais les propositions les plus cruciales, qui entraîneraient de réels changements de pouvoir, ont été négligées. « Pour résumer, les sociétés civiles en Géorgie opèrent essentiellement dans un environnement libre, mais très polarisé et tendu », conclut-il.

Par ailleurs, plusieurs scandales récents ont montré que les militants de la société civile, les journalistes et les associations politiques sont surveillés de près par les Services de sécurité de l’Etat. Dans une lettre ouverte publiée en août, une dizaine d’ONG ont dénoncé les pouvoirs excessifs des services de renseignement et leur atteinte à la vie privée.


Ce reportage a été publié dans Global, le magazine d’Alliance Sud

OMC : la revanche de l’Afrique

Photo de Ngozi Okonjo Iweala © Isolda Agazzi

La Nigériane Ngozi Okonjo Iweala devrait élue aujourd’hui à la tête de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Une première pour l’Afrique et pour une femme. C’est de bon augure pour relancer le continent, surtout en temps de pandémie, mais la nouvelle directrice générale doit s’engager en faveur d’un développement qui ne laisse personne sur le côté et pour un accès des pays pauvres aux vaccins

L’évènement a son importance, au moment où le multilatéralisme est miné de toute part et l’OMC bloquée. Mais que veut dire bloquée ? Depuis sa création en 1995, le monde a changé et les rapports de force aussi. Le temps est révolu où les pays industrialisés pouvaient dicter leur volonté aux pays en développement. Ceux-ci ne se laissent plus imposer des libéralisations qui servent surtout les intérêts des capitaux des pays du Nord. La preuve : depuis l’accord sur la facilitation du commerce en 2015, plus aucun accord multilatéral, c’est-à-dire qui engage tous les membres, n’a été conclu. A Buenos Aires, en 2017, certains se sont entendus pour lancer des négociations plurilatérales – en petits groupes – sur quelques sujets : commerce électronique, facilitation des investissements, promotion des petites et moyennes entreprises et réglementations intérieures dans les services. Le seul accord multilatéral en cours de négociation est celui sur les subventions à la pêche, dont la conclusion était prévue pour fin 2020 – échéance ratée – et que les membres espèrent mettre sous toit avant la conférence ministérielle prévue cette année au Kazakhstan, si elle a lieu.

La plupart des pays africains ne participent pas aux négociations sur le commerce électronique, à l’exception notable du Nigéria, qui a signé la déclaration dès son lancement à Buenos Aires. Ils craignent une « colonisation numérique » et estiment qu’ils doivent d’abord améliorer leur accès à internet.

La crise du coronavirus a ouvert de nouveaux défis

La crise du coronavirus a ouvert de nouveaux défis. Selon les estimations de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced), les 47 Etats les plus pauvres de la planète (qui se trouvent presque tous en Afrique) devraient enregistrer la pire performance économique de ces trente dernières années avec, en moyenne, une contraction de leur produit intérieur brut (PIB) de 0,4%. La Cnuced estime même que 32 millions de personnes supplémentaires ont été poussées dans l’extrême pauvreté dans ces mêmes pays, anéantissant des dizaines d’années d’effort de développement. Au niveau mondial, plus de 100 millions de personnes supplémentaires devraient tomber sous le seuil de pauvreté.

Dans ce contexte il est plus important que jamais que l’OMC s’engage résolument en faveur des pays pauvres et que ses membres acceptent de rééquilibrer des accords commerciaux qui n’ont pas beaucoup bénéficié à ces derniers. Le fait qu’une Africaine soit nommée directrice générale et qu’elle ait réitéré son engagement en faveur du développement est prometteur. L’accès facilité des pays pauvres aux vaccins, tests et autre matériel de protection contre le Covid est vital et il est inacceptable que les pays riches, dont la Suisse, s’opposent à la dérogation sur les droits de propriété intellectuelle en temps de pandémie demandée par l’Afrique du Sud et l’Inde, soutenues par une cinquantaine de pays.

L’OMC doit aussi accorder aux pays les moins avancés (PMA) une dérogation à toutes les obligations en matière de propriété intellectuelle au terme de l’accord sur les ADPIC (Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce) tant qu’ils restent PMA et 12 ans après leur graduation, comme ils viennent de le demander – une requête soutenue par la société civile internationale, dont Alliance Sud.

Ngozi Okonjo Iweala, libérale convaincue

Mais il ne faut pas se leurrer : Ngozi Okonjo Iweala a été ministre des finances du Nigeria à deux reprises et elle a travaillé pendant 25 ans à la Banque mondiale, jusqu’à devenir le numéro deux de l’institution. C’est donc une libérale convaincue, qui a piloté les privatisations dans son pays avec les conséquences sociales dramatiques qu’on sait. Mais elle s’est aussi illustrée dans la lutte contre la corruption et a obtenu une réduction de 65% de la dette nationale.

2021 pourrait être l’année de l’Afrique. Le 1er janvier est entré en vigueur l’African continental Free Trade Area, une des plus grandes zones de libre-échange au monde, qui regroupe 1,2 milliard de personnes et un PIB de 2’500 milliards USD. Un pas dans l’intégration régionale alors que les échanges entre pays africains restent très limités, mais qui peut devenir une arme à double tranchant pour les plus faibles – petits paysans, petits commerçants, peuples autochtones. Le libre-échange entraîne toujours des gagnants et des perdants, qu’il se fasse entre pays du Nord et du Sud ou entre pays du Sud eux-mêmes et il faut protéger les perdants.

Aujourd’hui, une femme africaine est élue à la tête de l’OMC. Espérons que ce soit de bon augure, au moment où l’Afrique fait preuve d’un dynamisme impressionnant et d’une volonté de fer de tourner la page de la crise du coronavirus et de poursuivre son développement.

Nouveaux paradigmes : le Vivir Bien à l’épreuve de la réalité

Dans Le monde qui émerge. Les alternatives qui peuvent tout changer, le Bolivien Pablo Solon explore une troisième voie entre le capitalisme et l’économie planifiée. Vivir Bien, décroissance, dé-mondialisation, droits de la terre mère, éco-féminisme… Ces approches sont-elles réalisables ? 

Depuis quatre ans, le rallye du Dakar (anciennement Paris – Dakar) passe par la Bolivie, le Pérou et l’Argentine, sans susciter la moindre opposition de la part des communautés locales. L’année passée, le gouvernement bolivien a même payé quatre millions d’USD aux organisateurs pour que la moitié du circuit traverse les haut-plateaux boliviens. « Une absurdité, le Dakar n’a rien à voir avec la réalité bolivienne du Vivir Bien ! s’indigne Pablo Solon dans Le monde qui émerge. Les alternatives qui peuvent tout changer, le livre qu’il a co-écrit et dont il débattra le 20 novembre à Genève, lors d’une table ronde organisée par Action de Carême, en collaboration avec Pain pour le prochain et le Graduate Institute (IHEID).

Car avec l’élection d’Evo Morales en Bolivie et de Rafael Correa en Equateur, le concept de « bien vivre », inspiré de la cosmovision des autochtones Aymara et Quechua, a été inscrit dans les constitutions des deux pays andins. A l’origine, il implique une approche holistique de l’univers, suppose que le temps est cyclique et non linéaire et surtout, il remet en question la notion de développement en tant que processus de modernisation et de croissance économique. Vivir Bien signifie qu’il faut se concentrer sur tous les aspects de la vie, non seulement matériels, et se soucier aussi de bien vivre ensemble, bien manger, bien dormir, bien danser…

L’institutionnalisation du Vivir Bien l’aurait perverti

Sauf que, selon l’activiste bolivien, par ailleurs ancien ambassadeur de son pays auprès des Nations Unies, en institutionnalisant le concept, on l’a perverti. Certes, le gouvernement bolivien a renégocié les contrats avec les multinationales gazières, dont les profits ont diminué de moitié, passant de 43% en 2005 à 22% 2103. Par ce biais il a énormément augmenté ses recettes, qui sont passées de 673 millions USD à 5,459 milliards USD pendant la même période. Mais la Bolivie s’est reposée sur l’oreiller de paresse du boom des matières premières, elle n’a pas diversifié son économie et les principales activités économiques sont restées entre les mains de quelques multinationales – Petrobras et Repsol gèrent 75% de la production de gaz. Pareil pour les grands propriétaires terriens : l’exportation de soja OGM a même augmenté, passant de 21% à 92% de l’exportation de cette céréale, alors même que l’intention initiale était d’interdire les OGM tout court. « « Le Vivir Bien s’est transformé en modèle extractiviste-populiste, s’insurge-t-il. Il a cédé la place à un capitalisme andéen-amazonien qui n’a rien à voir avec sa conception originelle. »

Car paradoxalement, affirme-t-il, l’institutionnalisation du Vivir Bien a affaibli les communautés indigènes, au lieu de les renforcer, les a corrompues et divisées. C’est qu’au lieu de miser sur un développement basé sur les communautés, l’émancipation et l’autonomisation par le bas, le gouvernement a lancé un plan de développement centré autour de l’Etat. Aujourd’hui il dépend plus que jamais de l’exportation d’hydrocarbures.

 

Echec du projet Yasuni ITT en Equateur

Il faut dire que les gouvernements qui ont essayé d’emprunter des modèles de développement alternatifs n’ont pas été aidés… En Equateur, l’ancien président Rafael Correa avait promis de ne pas déboiser le Parc national du Yasuni, très riche en pétrole, mais aussi en biodiversité, s’il recevait une compensation financière de la part de la communauté internationale. Il s’engageait à laisser dans le sol 856 millions de barils de pétrole, en échange de 350 millions USD par an de la part des pays développés. En 2013, faute d’avoir reçu la compensation économique adéquate, il a déclaré la mort du projet Yasuni ITT et a commencé les explorations pétrolières.

Le livre part d’un constat inquiétant : celui d’une crise du système d’une ampleur sans précédent. Il appelle à trouver des alternatives systémiques au capitalisme pour dépasser le productivisme, l’extractivisme, le patriarcat et l’anthropocentrisme. Il s’inscrit dans l’Initiative pour des alternatives systémiques soutenue par Action de Carême, Focus on the Global South, Attac France et la Fundacion Solon Bolivia. En plus du Vivir Bien, il explore d’autres pistes : la décroissance, les communs, l’éco-féminisme, la dé-globalisation et les droits de la terre-mère – Pablo Solon est à l’origine de la reconnaissance par les Nations Unies de la journée de la terre mère.

Les mouvements sociaux doivent-ils rester dans l’opposition ?

C’est la recherche d’une troisième voie entre le capitalisme et le marxisme, Pablo Solon honnissant autant la seconde doctrine économique que la première. Il y croit dur comme fer : le Vivir Bien peut être mis en œuvre dans sa conception originale. Dans un pays comme la Bolivie, en adoptant une politique économique centrée sur les paysans et les communautés autochtones pour promouvoir l’agro-écologie, l’agroforesterie et la souveraineté alimentaire. « Dans ce sens, le rôle fondamental de l’Etat ne devrait pas être de créer des entreprises communautaires de haut en bas, mais d’autonomiser (« empower ») les réseaux de production, d’échange, de crédit, de savoir traditionnel et d’innovation au niveau local et avec la participation active des acteurs locaux. »

Le livre est passionnant, mais il laisse beaucoup de questions ouvertes : la corruption est-elle l’issue inévitable de toute personne ou acteur qui prend le pouvoir ? Si les mouvements sociaux et indigènes en Amérique latine sont devenus trop proches des gouvernements progressistes, comme il semble l’affirmer, quelle va être leur marge de manœuvre dans un continent où un futur président, démocratiquement élu, prône sans complexes la déforestation au profit de l’agro-business et remet en question les droits des populations autochtones ? Les mouvements sociaux sont-ils condamnés à rester confinés au niveau local ou leurs propositions alternatives peuvent-elles aboutir aussi au niveau national et international ? L’échec du projet Yasuni en Equateur n’est-il pas la preuve qu’il est difficile de convaincre les pays industrialisés de l’existence des communs ? Que doit faire un pays comme la Suisse ? Que pouvons-nous faire, ici, au niveau local ?

En 2019, le Dakar ne passera plus en Bolivie, ni en Argentine, mais seulement au Pérou. Un hasard ou les craintes de Pablo Solon ont-elles été entendues par le gouvernement bolivien?

 

« Le monde qui émerge, les alternatives qui peuvent tout changer » Conférence-débat avec Pablo Solon, mardi 20 novembre à 18h, Graduate Institute (IHEID), Genève

 

 

 

 

« Etre le grenier du monde n’est pas une affaire »

Photo: Boucherie à Buenos Aires © Isolda Agazzi

Les négociations de l’accord de libre-échange avec l’UE suscitent une levée de bouclier dans les pays du Mercosur, où la société civile craint une perte d’emplois industriels et le renforcement d’une économie basée sur l’exportation de matières premières. L’accord avec l’AELE, dont la Suisse, pose les mêmes problèmes.  

Le moins que l’on puisse dire est que les négociations de l’accord de libre-échange entre l’AELE (Association européenne de libre-échange) et les pays du Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay) ne sont pas sur le radar de la société civile de ces pays. La plupart des associations et syndicats ne savent même pas que ces négociations, lancées l’année passée dans la plus grande opacité, ont lieu. Si la visite d’une délégation amenée par Johann Schneider – Amman en mai 2018 a donné un petit coup de projecteur, la Suisse, la Norvège, l’Islande et le Liechtenstein sont bien trop petits pour faire la une de la presse locale.

Par contre, les négociations avec l’UE, qui remontent au siècle dernier, suscitent une opposition farouche des syndicats de travailleurs, des ONG, des parlementaires, mais aussi des syndicats patronaux. Lancées en 1995, bloquées entre 2004 et 2010, elles ont pris un nouvel essor avec l’arrivée au pouvoir de gouvernements libéraux dans la région, il y a quelques années. Bien que les deux négociations soient secrètes, à l’exception de quelques fuites pour celles avec l’UE, nous savons par expérience qu’elles contiennent à peu près les mêmes dispositions. Les craintes de la société civile du Mercosur valent donc aussi pour l’accord avec l’AELE.

Buenos Aires, La Boca © Isolda Agazzi

Pas d’études d’impact sur les secteurs sensibles

La Coordinadora de Centrales Sindicales del Cono Sur (LA représentante du syndicalisme dans  le Mercosur) et la Confédération européenne des syndicats, dénoncent un accord asymétrique entre des pays aux niveaux de développement inégaux, et sans traitement spécial et différencié pour les moins développés. Elles regrettent l’absence d’études d’impact sur les secteurs sensibles, qui permettraient d’évaluer les mesures nécessaires à la protection de la production et à l’accompagnement des emplois délocalisés et transformés. Car la baisse des droits de douane, trop drastique et rapide, risque de mettre à mal les politiques industrielles et commerciales des pays du Mercosur, dont les industries ne sont pas assez compétitives pour faire face aux importations à moindre coût en provenance de l’UE et de la Suisse et ont encore besoin d’être protégées.

Une requête portée aussi, en Suisse, par Alliance Sud et Public Eye, exprimée par la Commission de gestion du Conseil national, mais à laquelle le Conseil fédéral oppose un refus catégorique, comme il l’a réitéré dans sa réponse à l’interpellation de Maya Graf, où il concède tout au plus une étude d’impact sur quelques secteurs environnementaux sensibles.

Petites et moyennes entreprises à risque

Les centrales syndicales argentines rejettent à leur tour l’accord avec l’UE, qui signerait l’arrêt de mort de l’industrie nationale. Elles affirment qu’il aurait un impact négatif sur la production nationale en général et sur certains secteurs stratégiques en particulier, tels que la technologie, le transport maritime et fluvial, les travaux publics, les marchés publics, les laboratoires médicaux, l’industrie automobile et les économies régionales. Elles dénoncent aussi l’insuffisance des mesures de promotion et protection des PME.

La Suisse lorgne l’immense marché du Mercosur, qui compte 275 millions de consommateurs et est encore relativement protégé. Les droits de douane sur les produits industriels y sont de 7% en moyenne, mais ils peuvent aller jusqu’à 35%. Elle espère augmenter surtout ses exportations de produits chimiques, pharmaceutiques et de machines.

Plus étonnant, dans une rare position commune, les centrales industrielles du Mercosur (syndicats patronaux) ont adopté une déclaration très dure qui demande la transparence des négociations, des conditions pour permettre aux secteurs affectés de s’adapter aux nouvelles réalités et un accord équilibré, qui reconnaisse la différence de développement entre les parties.  Elles demandent une « clause de développement industriel » et la sauvegarde de différents instruments de protection de l’emploi.

Dans une tribune intitulée « Etre le grenier du monde n’est pas une affaire », Julio René Sotelo, un élu argentin du Parlement du Mercosur, remet en question la logique même de cet accord, qui ferait du Mercosur un exportateur de denrées agricoles, au détriment d’une production industrielle indigène – dans la seule Argentine, l’accord avec l’UE mettrait à risque 186’000 emplois industriels. Il dénonce aussi la perte de souveraineté et le risque que cet accord fait peser sur l’intégration régionale.

Dans un pays à l’inflation galopante – il fallait 19 pesos argentins pour 1 USD fin 2017, il en faut presque 40 aujourd’hui -, où les produits importés deviennent tous les jours un peu plus chers, il est urgent de développer une industrie nationale pour ne pas dépendre des importations.

Agro-industrie au détriment des petits paysans

Dans une tribune publiée en février 2018, des ONG régionales renchérissent : l’accord avec l’UE (et l’AELE) profiterait surtout aux élites agro-exportatrices du Mercosur, qui cherchent à renforcer les exportations basées sur le bétail industriel et le soja. « Si l’accord est signé, il approfondira les problèmes que l’agro-industrie est déjà en train de produire dans la région : déforestation, expulsion des paysans, pollution du fait des agro toxines, destruction des économies régionales, perte de souveraineté alimentaire et vulnérabilité alimentaire croissante. Les paysans et les petits agriculteurs familiaux produisent la majeure partie de la nourriture dans la région. Le modèle imposé par l’accord favorise le contrôle territorial par l’industrie agroalimentaire et approfondira la violence, la criminalisation et la persécution que subissent, aujourd’hui, les communautés paysannes dans toute la région », dénoncent-elles.

Les syndicats du Mercosur craignent aussi que l’adoption de règles d’origine flexibles entraîne la délocalisation de la production dans des pays tiers où les droits du travail ne sont pas respectés. Ils dénoncent la déréglementation de services stratégiques, dont les services publics et le renforcement des droits de propriété intellectuelle, qui rendront plus longue, difficile et onéreuse la commercialisation de médicaments génériques.

Buenos Aires, La Boca © Isolda Agazzi

Mise sur le marché des génériques retardée

Ce n’est pas une crainte infondée, comme en a fait l’amère expérience un pays voisin, la Colombie. Il y a quelques années, le Seco a contesté l’intention de Bogota de commercialiser un générique du Glivec, un anti-cancéreux produit par Novartis, en raison des accords de libre-échange et d’investissement. Or la Suisse dispose déjà d’accords de protection des investissements avec l’Argentine, le Paraguay et l’Uruguay – pas avec le Brésil, qui n’a signé ce genre d’accord avec aucun pays. La prolongation des droits de propriété intellectuelle au-delà du délai de 20 ans prévu par l’OMC faciliterait le dépôt de plaintes d’entreprises suisses contre ces pays.

Les accords de libre-échange prévoient aussi d’habitude l’adhésion à la Convention UPOV 91, qui rend beaucoup plus difficile l’échange et l’utilisation des semences par les paysans, entraînant une privatisation accrue des semences dans des pays où par ailleurs les OGM sont déjà largement implantés.

Finalement, les entreprises européennes et suisses vont avoir accès aux appels d’offre des entreprises publiques du Mercosur. Celles-ci, à leur tour, devront être gérées comme des entreprises commerciales et s’ouvrir à la concurrence étrangère, perdant leur fonction de réglementation étatique.

Comme le résume l’économiste argentin Claudio dalla Croce, les associations de producteurs, ONG, syndicats, associations patronales, académiciens, mouvements sociaux, politiciens et parlementaires ont empêché, pour l’instant, la signature d’un accord (avec l’UE) très défavorable au Mercosur. On verra qui, de l’AELE ou l’UE, réussira à conclure les négociations. Peut-être ni l’une ni l’autre.


Cet article a d’abord été publié dans Global, le magazine d’Alliance Sud

L’OMC avant l’orage

Photo: le siège de l’OMC à Genève © Isolda Agazzi

Les menaces de Donal Trump de quitter l’OMC ne sont probablement qu’un chantage pour obtenir les réformes qu’il veut. Mais elles risquent de mettre l’organisation sous pression et de se faire au détriment des pays les plus pauvres. Qui n’en veulent pas.

Si le retrait des Etats-Unis de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) est juridiquement possible, il plongerait les 163 membres restants dans un embarras énorme. Car sans le pays qui représente 20% du commerce international, l’organisation sise à Genève n’aurait plus de « mondial » que le nom. Sans parler du risque ouvert de guerre commerciale si la première puissance mondiale n’était plus tenue par les règles multilatérales… Du coup, si personne ne semble prendre les menaces proférées le 30 août par Donald Trump très au sérieux, elles pourraient vraiment « faire bouger les choses » comme il le veut. Mais dans quel sens? Sûrement pas celui souhaité par les pays les plus pauvres.

Il est clair que l’ascension fulgurante de la Chine est en train de créer des problèmes majeurs à certains pays, à commencer par les Etats-Unis. Qui critiquent notamment les subventions aux entreprises étatiques, les subventions publiques au secteur industriel (plus de la moitié des membres de l’OMC ne les notifient pas), la protection insuffisante de la propriété intellectuelle, etc. Un autre serpent de mer est le statut de pays en développement. A l’exception des Pays les moins avancés (PMA), qui représentent une catégorie très claire définie par l’ONU, à l’OMC les membres s’auto-classifient comme pays développé ou pays en développement. Cette dernière catégorie est donc très floue et elle comprend des pays aussi disparates que la Chine, la Corée du Sud et la Côte d’Ivoire. Inutile de dire que les Etats-Unis, l’UE et les autres pays industrialisés considèrent que la Chine n’a plus rien à y faire, allant même jusqu’à remettre en discussion l’existence de cette catégorie tout court. Ce à quoi ces pays rétorquent qu’en termes de PIB par habitant, ils sont encore « en développement » et ont donc tous les droits de continuer à bénéficier d’un traitement de faveur (réduction moins élevées des droits de douane, temps d’adaptation plus longs, etc.).

Quant aux invectives du président américain contre l’Organe de règlement des différends, difficile de les comprendre puisque jusqu’ici les Etats-Unis ont gagné 90% des plaintes.

Trois groupes de réflexion, aucun pays africain

Plusieurs groupes de réflexion ont été constitués pour réfléchir à des réformes et à une sortie de crise. L’un par les Etats-Unis et la Chine ; un deuxième par l’Union européenne, les Etats-Unis et le Japon ; et un troisième par le Canada, la Suisse et d’autres pays attachés au bon fonctionnement du système et qui essaient de trouver une sortie de crise « par le haut ».

Toute la question est de savoir ce que signifie sortie par le haut…. Car tous ces efforts pour endiguer l’expansion chinoise risquent de se faire au détriment des pays les plus pauvres. Qui ne sont même pas consultés. « Honnêtement je ne savais même pas que ces processus étaient en cours ! s’exclame un diplomate africain sous couvert d’anonymat. « Certaines de ces réformes pourraient éventuellement se justifier par rapport aux réalités économiques de certains pays émergents, mais nous [le Groupe africain et les PMA] n’allons pas accepter d’en faire les frais collatéraux. L’OMC et ses règles sont déjà venues nous imposer des contraintes qui nous empêchent d’adopter les flexibilités jadis utilisées par les autres pays pour se développer. Donc d’autres réformes encore, ce n’est pas possible ! »

Le diplomate regrette que des sujets pro-développement substantiels stagnent depuis des décennies, « donc il est hors de question de définir un autre agenda – et de surcroît qui n’augure rien de bon pour les économies vulnérables – sans donner de suite à des questions d’importance capitale pour les pays pauvres ». Dans le viseur notamment : la réduction substantielle, voire l’élimination totale des subventions agricoles (comme réclamé par Alliance Sud dans un papier de position sur la ministérielle de Buenos Aires de décembre 2017), les flexibilités dans les règles pour l’industrialisation, la possibilité pour un pays pauvre de subventionner divers secteurs, y compris le secteur industriel, la fin des subventions aux pêcheries par les économies avancées, etc.

Photo © Isolda Agazzi

Politiques industrielles nécessaires, mais mises à mal par l’OMC

Quant à la différentiation entre pays en développement, le diplomate marche sur des œufs : « C’est une question très délicate. Quand on a adopté l’accord sur la facilitation des échanges, il n’y a eu aucun problème d’y injecter une certaine dose de différentiation. Donc tout dépend de la manière de faire. Si on le fait de façon politique, c’est difficile, mais avec un peu de pragmatisme, c’est possible. » Pour rappel, l’accord sur la facilitation des échanges, adopté en 2015 à la ministérielle de Nairobi, prévoit que chaque pays indique de lui-même le niveau d’engagement qu’il est prêt à assumer et que les autres aident les plus faibles à y parvenir.

« Les propositions en cours seront étudiées avec minutie et leur considération dépendra de leur impact sur le développement des pays pauvres et sur les économies africaines en particulier, continue le diplomate. Pour être plus clair, les propositions ayant des effets négatifs ne vont pas passer, on ne va rien lâcher ! C’est peut-être pour cela qu’ils ne nous invitent pas aux réunions informelles…  Quant à la protection de la propriété intellectuelle, l’accord TRIPS, qui déjà n’aurait jamais dû voir le jour, établit des normes suffisantes (minimales) de protection des droits de propriété intellectuelle. Aller au-delà de cet accord, au risque d’éliminer certaines flexibilités qui y sont incorporées, reviendrait à dépasser les limites de ce qui est acceptable. »

Bref, comme l’écrit Dani Rodrik de l’Université de Harvard, « respectons le préambule de l’OMC, qui pose comme principe que les rapports commerciaux et économiques entre Etats devraient être orientés, entre autres, vers le relèvement des niveaux de vie et la réalisation du plein emploi pour tous les pays, conclut le diplomate. De ce point de vue, et eu égard aux réalités empiriques sur le développement, il a été établi que depuis la révolution industrielle jusqu’à l’industrialisation récente de l’Asie, aucun pays ne s’est développé sans mettre en place des politiques industrielles dont la plupart sont mises à mal par certaines règles de l’OMC. Y ajouter des contraintes supplémentaires reviendrait à ne voir le développement qu’à travers le prisme de l’accès au marché, au lieu d’accorder une marge considérable aux pays pauvres dans leur innovation institutionnelle vers un développement durable ».

Au bout du lac Léman, la tempête ne fait que commencer.

La gouvernance internationale de la migration prête à prendre un nouveau départ

Les négociations autour du Pacte mondial sur la migration, co-facilitées par la Suisse et le Mexique, viennent de se terminer. S’il est adopté en décembre, ce pacte devrait constituer un cadre radicalement nouveau destiné à promouvoir une migration sûre et régulière. La Plateforme de la société civile suisse sur la migration et le développement est confiante.

Au moment où les frontières se ferment, les murs se dressent et les partis xénophobes sont démocratiquement élus dans un nombre croissant de pays, une initiative multilatérale, facilitée par la Suisse et le Mexique aux Nations Unies, prend cette tendance à contre-pied en proposant un cadre pour une migration sûre, ordonnée et régulière. Très peu connu du grand public, le Pacte mondial sur la migration est un processus onusien, lancé en septembre 2016 – soit en pleine crise migratoire -, qui a débouché sur un texte articulé autour de 23 objectifs, finalisés en juillet 2018 à New York. Il devrait être paraphé à Marrakech au mois de décembre prochain.

« Ce texte est très important car il propose une vision pour une gouvernance migratoire plus cohérente et complète. Le pacte propose une approche globale intégrant les différentes dimensions et problématiques liées à la migration et base cette vision sur les droits humains », nous explique Peter Aeberhard, coordinateur de la Plateforme de la Société Civile Suisse sur Migration et Development,  une coalition de 80 ONG suisses qui accompagne le processus depuis le début. « En Europe, aux Etats-Unis et en Australie le discours sur la migration consiste à dire qu’il faut s’en protéger. Or le Pacte mondial couvre les différentes facettes de la migration et vise aussi à encadrer et mieux protéger les migrants. L’Agenda 2030 pour le développement durable rappelle que la mobilité humaine, la migration, contribue au développement. Les gens travaillant hors de leur pays d’origine doivent donc être protégés, et leurs accès aux droits universels respectés et garantis. Mais attention, le Pacte dit aussi que la migration ne doit jamais être la conséquence du désespoir, les gouvernements doivent donner aux gens la possibilité de rester chez eux, d’y avoir des perspectives réelles».

La migration, une nécessité économique pour les pays de destination aussi

Le texte contient 23 objectifs  articulés autour d’engagements concrets, visant à augmenter l’information sur la migration, la coopération sur la gestion des frontières, combattre le trafic d’êtres humains, mais aussi assurer l’existence et la disponibilité des voies de migration régulière ; faciliter un recrutement juste et les conditions pour un travail décent ; minimiser les facteurs structurels qui obligent les gens à quitter leur pays ; sauver des vies ; réduire autant que possible la détention des migrants comme modalité de dernier ressort ; créer les conditions pour que les migrants et la diaspora contribuent au développement durable de tous les pays ; éliminer toutes les formes de discrimination ; investir dans le développement des compétences et faciliter la reconnaissance mutuelle des diplômes ; collaborer sur l’épineuse question du retour, etc.

« La migration est une nécessité économique, comme l’a affirmé le rapport de Peter Sutherland, Représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU sur la migration internationale (et ancien directeur de l’OMC) » ; ajoute Peter Aeberhard. « L’économie suisse a besoin de migrants. Certains sont acceptés, d’autres pas. Or les migrants irréguliers ont eux aussi des droits, il ne faut pas les criminaliser. C’est un narratif nouveau, un discours constructif permettant de dépasser le discours polémique ambiant et discriminant à l’égard des migrants ».

Est-ce donc à dire qu’il faut accueillir tout le monde ? « Ce n’est pas la question – philosophique – auquel le pacte tente de répondre, précise Pascal Fendrich, coordinateur adjoint de la plateforme. Le texte actuel ne porte aucunement atteinte à la souveraineté des Etats, il propose une approche pragmatique et un cadre de coopération internationale sur des dimensions majeures de la migration. Faciliter et encadrer la migration régulière est une façon de répondre aux besoins de l’économie, d’introduire une gouvernance migratoire active et responsable, mais aussi de lutter contre le marché noir profitant de la migration irrégulière. Réduire les frais liés aux transferts de fonds entre les migrants et leurs familles, c’est permettre à la migration de contribuer aussi au développement des pays d’origine. »

80 organisations hétérogènes réunies dans une plateforme

Que fait donc la Plateforme de la société civile suisse, qui regroupe des acteurs assez hétérogènes tels que des organisations de développement, de défense des droits humains, de la diaspora, des académiciens, des syndicats, bref des organisations qui n’ont pas l’habitude d’échanger sur cette thématique ? « Nous avons participé aux consultations avec la société civile internationale. Nous avons mené un dialogue – fructueux – avec des représentants de la Suisse, préparant la position officielle de la Suisse.  Dès le mois de décembre, notre ambition est d’accompagner la mise en œuvre des engagements », nous explique Pascal Fendrich. Le texte devrait être signé en l’état, mais la question est de savoir si certains grands acteurs vont se retirer. Les Etats-Unis l’ont déjà fait, la Hongrie a dit qu’elle n’allait pas signer. La Suisse a joué un rôle mobilisateur et apprécié dans les discussions et la construction d’un accord équilibré. Par la suite, il faudra s’assurer que les Etats mettent en œuvre leurs engagements, car ce n’est pas un traité international contraignant »

Mais ce texte est-il réaliste, vue la situation politique actuelle dans les pays d’immigration? « Le discours ambiant est assez toxique, concède Peter Aeberhard, mais il ne donne pas vraiment de réponses. On sait qu’il ne va aboutir à rien. »

« Est-ce que continuer avec le discours de la forteresse est réaliste et souhaitable ? renchérit Pascal Fendrich. On peut renverser le poids de la preuve. Le discours actuel est incomplet. Des drames humains pourraient être évités. En toile de fonds, on oublie la contribution à la fois historique et actuelle de la mobilité au développement économique, mais aussi culturel ou social. Ce Pacte est une étape. Malgré le contexte international, la défection américaine, on a un cadre référentiel qui donne un levier. Nous ne sommes pas entièrement d’accord avec certaines dispositions. Mais elles sont les fruits d’un compromis. Ce n’est pas un renversement total, mais un pas en avant, une dynamique positive de collaboration »

Dans tous les cas, ce Pacte a déjà le mérite d’exister.

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La Plateforme de la société civile suisse sur migration et développement est un projet lancé en 2015 par Caritas Suisse et Helvetas. Terre des Hommes et le World Trade Institute (Université de Berne) sont partenaires stratégiques.