Croiser les cultures pour accepter l’autre, dans sa différence

Photo: Croisée des cultures 2017 © Isolda Agazzi

Laurent Aubert, le fondateur des Ateliers d’Ethnomusicologie, s’apprête à passer le flambeau. En 35 ans, il a amené  à Genève des musiques et danses de niche, en provenance des quatre coins du monde. Un plaidoyer pour la diversité culturelle et contre le racisme.

Une sublime danseuse tsigane virevolte dans une robe rouge écarlate, les longs cheveux noirs lâchés sur ses épaules. Un chanteur de flamenco entonne un chant langoureux et puissant, accompagné par le son grave de la guitare. Une jeune femme se met au cajon, un vertueux de la musique tzigane à la contrebasse, un percussionniste jamaïcain au djembé et un enseignant français de musique tzigane à la clarinette. Dans cette chaude soirée de début juillet, le public retient son souffle. Et la magie, une fois de plus, opère : des chanteurs et danseurs issus des traditions les plus diverses fusionnent dans une jam session endiablée qui met le feu au théâtre de la Parfumerie. Dehors, des femmes et des hommes de tous horizons sirotent un jus de bissap, affalés sur un pouf, ou dégustent un curry à la lumière de la roulotte tzigane, les oreilles qui résonnent encore de cette semaine de stages de danses et musiques du monde. L’année passée, une fois de plus, la Croisée des cultures a réussi son pari : faire se rencontrer des gens d’univers géographiquement très éloignés, mais devenus artistiquement et humainement proches dans ce creuset rare qu’est Genève et sous la houlette de cette association unique que sont les Ateliers d’Ethnomusicologie (ADEM). Cette année, la Croisée va relever le défi une fois de plus.

Photo: Croisée des cultures 2017, Photo: © Dora Zarzavatsaki

Mai 1968 : une remise en question la conception du monde

Quelle est donc la philosophie de cette croisée des cultures ? « Si philosophie il y a, elle s’est construite sur le tard, nous répond Laurent Aubert, qui a créé les ADEM en 1983, les dirige depuis lors et s’apprête à prendre la retraite. Cela a commencé par une affinité avec les musiques rarement exposées dans les médias. Adolescent, j’ai d’abord voyagé au Sénégal et, dès l’âge de vingt ans, au Maroc, en Turquie, en Inde et au Népal. C’était les années 1970, une période particulière. Mai 1968 n’a pas été seulement un geste politique, mais une  révolution dans les mœurs et la conception du monde. Il a sonné la remise en question de la suprématie de la civilisation occidentale et de la notion de progrès. C’était une révolution de la pensée, une ouverture sur d’autres cultures, qui sont tout aussi contemporaines que celles dans laquelle on vit ici. Cinquante ans après, le problème n’est pas résolu. »

Alors l’art est-il une forme de révolution ? « Une révolution intérieure, sûrement. Cela change la personne qui le pratique. C’est une sorte d’alchimie, la capacité de transformer une matière brute en quelque chose de fin et subtile. Mais il n’y a pas une seule définition de l’art, il peut être révolutionnaire ou autre chose. Il y a beaucoup de raisons pour lesquelles les gens font de la musique dans le monde. L’une consiste à prôner la révolution, mais c’est un peu réducteur ».

C’est l’aventure des ADEM que le journaliste Arnaud Robert raconte dans Genève aux rythmes du monde, un livre plein de poésie qui, en seize tableaux, relate la genèse de l’association, le lien quasi fusionnel entre Laurent Aubert et la musique du Sud de l’Inde, son flair pour dénicher des talents inconnus et parfois improbables chez les tziganes de Roumanie, les musiciens afghans ou des joueurs de djembé africains. Tout cela avec sa plus fidèle collaboratrice, Astrid Stierlin.

Photo: Laurent Aubert (droite) et Astrid Stierlin (tout à gauche) à la fête de la musique 2017  © Dora Zarzavatsaki

70 cours qui vont du luth persan au….yodel

Mais qu’est-ce que l’ethnomusicologie ? « C’est l’étude de la musique qui tienne compte de manière prépondérante de son contexte et de ses raisons d’être. Quand je suis parti en Inde, j’avais envie d’apprendre le sarod. Mais si mes goûts personnels me portaient plutôt vers la musique indienne, ce n’était pas exclusif et nous avons fait venir des musiciens de beaucoup d’autres cultures.» En effet, les Ateliers proposent pas moins de 70 cours à l’année, qui vont de la danse soufie aux chants polyphoniques de France, en passant par les danses grecques, la pizzica d’Italie du sud, le chant arabe, les percussions japonaises, les danses afro-cubaines et les violons d’Irlande. Leur point commun ? Ce sont des musiques de niche, peu ou pas commerciales – ne les appelez surtout pas « musiques du monde », un terme que l’ethnomusicologue juge trop galvaudé.

Comment choisit-il donc des expressions artistiques aussi variées, provenant autant du Nord que du Sud du monde – une distinction qui lui paraît totalement superflue ? « Je suis mes coups de cœur, répond-il sans hésitation, et comme j’écoute beaucoup de musiques de ce genre, j’ose penser qu’ils sont documentés ». C’est ainsi que le yodel fait partie du domaine que les ADEM se sont auto-attribué, même s’il est récent. Un choix qui peut surprendre. « Les yodleurs ne sont pas tous de vieux Suisses aux bras noueux qui votent extrême droite ! S’amuse-il. En Suisse alémanique il y a beaucoup de yodleurs qui font de la musique expérimentale, électro, et qui ont une approche au deuxième degré. C’est important d’inclure dans notre projet certaines musiques nées en Suisse et de les valoriser au même titre que les autres, pas plus. »

Genève, terreau fertile

La question que se pose tout spectateur régulier est comment les ADEM arrivent à dénicher les groupes extraordinaires qu’ils proposent, pour la plupart inconnus sous nos latitudes. « Au fil des ans on se crée des réseaux. Ensuite ce sont les occasions qui font le larron, sourit-il. Et le public est toujours au rendez-vous, avec un rajeunissement très réjouissant ces dernières années ». Ou plutôt les publics, car les spectateurs varient selon les cycles thématiques proposés, aux noms plus enchanteurs les uns que les autres – Orients du luth, Voix du monde au féminin, Crète en fête, Alla Turca, Afrique plurielle… Parfois il y a plus de Genevois, parfois plus de personnes issues de la culture mise en scène, parfois les deux.

Car c’est clair, Genève, ville multiculturelle où près de la moitié de la population est étrangère, constitue un terreau particulièrement propice. « Certains estiment que nous faisons de la politique au sens large, concède Aubert. Ce qui est sûr, c’est que c’est un plaidoyer pour la diversité culturelle, pour l’acceptation de l’autre dans sa différence et donc contre le racisme. Les Genevois viennent peut-être aussi par conscience politique, par solidarité avec certains peuples, les Syriens, les Irakiens, les Palestiniens… Ou alors parce qu’ils ont voyagé dans ces pays. Mais il n’y a pas que cela, sinon ils ne viendraient qu’une fois.»