Cultiver le bonheur dans son jardin

Photo: paysanne dans l’Etat Shan, Myanmar, © Isolda Agazzi

Changer soi-même pour changer le monde. Passer du local au global. Le mouvement de la Transition renverse les perspectives : la recette du bonheur serait à portée de main, pourvu de bien mélanger le spirituel, le social et l’environnemental. 

C’est un formidable mouvement d’espoir qui prend de plus en plus d’ampleur. « Il faut une grande transition : spirituelle, environnementale et sociale. Ces trois éléments doivent aller de pair, comme les trois fleuves sacrés de l’Inde – le Gange, le Jamuna et le Saraswati –, célébrés tous les trois ans dans le plus grand pèlerinage du monde, le Kumba Mela » s’exclame Satish Kumar, invité par Action de Carême et Pain pour le prochain pour parler de la Transition, le thème de la campagne œcuménique 2018.

Né au Rajastan en 1936, mais installé de longue date en Angleterre, cet ancien moine jaïn est l’un des pionniers de la Transition, un mouvement lancé en 2006 dans la ville anglaise de Totnes avec un autre militant célèbre, Rob Hopkins, et devenu mondialement connu grâce au film Demain. La transition extérieure consiste à passer des énergies fossiles aux renouvelables et de la mondialisation à des systèmes économiques plus localisés. Elle vise à réduire les inégalités et accroître la justice sociale. Elle exhorte à se prendre en main sans attendre que le gouvernement, ou le secteur privé, le fassent. Mais elle ne peut réussir que si elle va de pair avec une transition intérieure, spirituelle et psychologique, car l’avidité se niche au cœur de l’homme. «Quand on reçoit quelque chose dont on a besoin, il y a abondance. Mais quand on achète par avidité, la rareté s’installe car ce n’est jamais assez », assure cet hédoniste, qui appelle à croquer la vie à pleines dents et à ne pas travailler plus de quatre heures par jour « car le temps et les relations sont plus importantes que l’argent. Il faudrait utiliser son temps pour nourrir son âme, son imagination et son esprit par une spiritualité qui transcende les religions». Ce qu’on appelle la frugalité heureuse.

Si une récente étude semble lui donner raison – elle affirme qu’au-delà de 7’800.- de revenu mensuel notre bonheur n’augmente pas – cette philosophie, qui est aussi un projet politique et économique, est-elle pour autant réaliste ? Satish Kumar en est convaincu. Et de citer l’exemple des villes anglaises en transition, où les jeunes et les personnes âgées travaillent dans les mêmes jardins potagers et se partagent les récoltes, les habitants lancent des projets d’énergie renouvelable qui appartiennent à la communauté et non aux grandes entreprises et, quand on tombe malade, on se demande pourquoi avant d’aller chez le médecin. Comme la réponse se trouve souvent dans la solitude et l’isolement, les habitants prennent soin les uns des autres. Un appel qui semble avoir été entendu : la Grande Bretagne vient de créer un ministère de la solitude pour faire face à un fléau social qui touche neuf millions de personnes.  Une première mondiale.

Comment passer du local au global ?

Lorsqu’on objecte que ce genre d’initiatives marchent au niveau local, mais beaucoup moins au niveau national et international, Satish Kumar ne se laisse pas désarçonner. Il cite l’exemple du Bouthan, qui a adopté le Bonheur national brut, un indicateur qui mesure le développement socio-économique, mais aussi le bien-être psychologique, la santé, l’utilisation du temps, l’éducation, la diversité culturelle, la bonne gouvernance, la vitalité de la communauté, la diversité et résilience écologique et les standards de vie. « Le Bouthan est en transition d’une société agricole, qui était très pauvre, à une société écologique basée sur la justice sociale et la durabilité économique et imprégnée d’une grande spiritualité. » Il cite aussi le cas de l’Inde, avec des personnalités comme Vandana Shiva et les mouvements inspirés de Gandhi, encore très vivants. Ou le Danemark, où 40% de l’énergie est désormais produite à partir de sources renouvelables.

Il affirme que la transition est un processus qui se déploie en plusieurs niveaux : le premier est celui de la transition personnelle, où l’on essaie de consommer moins, travailler moins, cultiver son jardin, méditer, s’adonner à la vie spirituelle et participer à la vie de la communauté. Ensuite vient le niveau de la famille, où l’on essaie d’adopter une attitude écologique en polluant moins. Vient ensuite le niveau de la ville (en Suisse romande des initiatives intéressantes fleurissent à Genève, Bienne et Meyrin, entre autres) ; et pour finir le niveau national et même international.

« Le mouvement de la transition est très vaste, conclue-t-il. Des millions de personnes s’engagent dans le monde – défenseurs de l’environnement, activistes sociaux, défenseurs des droits humains, adeptes de l’agro-écologie, personnes actives dans la santé holistique. Parfois ils ne mettent pas d’étiquette, mais la grande transition consiste à voir tout cela dans son ensemble. Un grand changement est en marche, qui touche même les gouvernements : voyez l’accord de Paris sur le changement climatique ».

Pourvu que des gouvernements peu intéressés ne viennent pas torpiller ce bel élan, se dit-on… Après on pense aux grandes villes, Etats fédéraux et entreprises américaines qui ont décidé de réduire leurs émissions de gaz à effet de serre malgré le retrait annoncé des Etats-Unis de l’accord de Paris et on se dit que oui, c’est un beau message d’espoir.

 

A qui profite l’accord de libre-échange avec le Mercosur?

Photo: Manifestation de rue à Buenos Aires, décembre 2017

Mettre l’agriculture sous pression pour gagner des parts de marché en Amérique latine : tel est le dilemme actuel de la politique commerciale de la Suisse. Mais du point de vue du développement durable l’accord avec le Mercosur pose des questions beaucoup plus larges.

Economiesuisse contre l’Union suisse des paysans. Ce sont les deux principales voix qu’on entend dans le débat sur la négociation en cours de l’accord de libre-échange avec les pays du Mercosur – Argentine, Brésil, Paraguay et Uruguay. La Suisse veut augmenter ses exportations, notamment de produits chimiques, pharmaceutiques et de machines, vers cet énorme marché de 275 millions de consommateurs, encore relativement protégé : les droits de douane sur les produits industriels y sont de 7%, mais ils peuvent aller jusqu’à 35%. En échange, ces géants de l’agrobusiness demandent à la Confédération des efforts encore jamais consentis auparavant dans une négociation commerciale en termes de baisse des droits de douane sur les produits agricoles. Selon l’Union suisse des paysans, les produits les plus sensibles sont la viande rouge, le poulet et le sucre.

Or il serait bon de prendre un peu de hauteur et de situer les principaux enjeux de cette négociation dans un cadre de développement durable, tel que défini par l’Agenda 2030 des Nations Unies.

Certes, l’exportation de produits agricoles est très importante pour les pays en développement. Actuellement, 80% des importations agricoles en Suisse proviennent de l’UE et des Etats-Unis. 20% seulement viennent des pays en développement, dont 10% d’Amérique latine. Les principaux produits importés sont le café, les bananes, le riz, l’huile de tournesol, l’huile de palme, les noix, l’huile de coco, la vanille et l’huile d’arachide.

Mais pour qu’une politique agricole commerciale fasse du sens du point de vue du développement, il faut qu’elle réduise la pauvreté et les inégalités et qu’elle protège le climat global et l’écologie locale. Le but devrait donc être la production paysanne durable du point de vue écologique et social.

Or, quel est le principal produit d’exportation du Brésil, de l’Argentine et du Paraguay au niveau mondial? Le soja (10% pour le Brésil, 30% pour l’Argentine en comptant ses produits dérivés, 35% pour le Paraguay en comptant ses produits dérivés). Pour l’Uruguay c’est la viande bovine (plus de 30% ; 13% pour le Paraguay). Il s’agit essentiellement de monocultures industrielles qui entraînent les dégâts climatiques, l’érosion des sols et l’accaparement des terres  – exactement le contraire d’une politique agricole sensée du point de vue du développement.

Les ONG locales s’opposent à l’intensification de cette politique agricole qu’entraîneraient les accords de libre-échange, car elle profite à quelques élites et menace les petits paysans – pourtant les principaux producteurs de l’agriculture vivrière – et la souveraineté et sécurité alimentaire de ces pays.

Que demande la Suisse (et l’Union européenne, dans une négociation à part) aux pays du Mercosur? Notamment de baisser les droits de douane sur les produits industriels. Or, ceux-ci ne tombent pas du ciel. Ils sont l’instrument d’une politique industrielle ciblée qui vise à protéger les industries locales jusqu’à ce qu’elles soient compétitives au niveau international. Localement les résistances aux accords de libre-échange en cours de négociation sont nombreuses. En Argentine, les principales centrales syndicales (la Central de Trabajadores de Argentina CTA et la Confederacion General del Trabajo CGT)  s’y opposent, de même que les syndicats d’entreprises (surtout des petites et moyennes entreprises) Confederacion Empresaria de la Republica de Argentina (Cgera) et l’Asociation de Industriales Metalurgicos de la Republica de Argentina (Adimra).

Ils craignent des pertes d’emploi, l’accès des entreprises européennes et suisses aux marchés publics locaux, l’obligation pour les entreprises d’Etat de fonctionner comme des entreprises commerciales strictes, ce qui limiterait leur capacité à influencer la promotion de certains secteurs de production.

Tout cela alors que l’Argentine doit déjà faire face à une profonde crise sociale, comme le montrent les manifestations et grèves à répétition. En décembre, en marge de la conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce, de nombreuses ONG et mouvements sociaux ont manifesté contre l’accord de libre-échange entre l’UE et le Mercosur, donné comme étant à bout touchant. Il n’a finalement pas abouti. Pour l’instant.

L’huile de palme sur une pente glissante

Photo: Militants de l’association indonésienne Wahli © Miges Baumann

La coalition suisse sur l’huile de palme demande d’exclure ce produit controversé de la négociation de l’accord de libre-échange avec l’Indonésie, qui touche à sa fin. A Bruxelles, le parlement européen vient de décider de l’exclure du quota d’agro-carburants d’ici 2021.

 

Sale temps pour l’huile de palme. Cette huile végétale, qui entre dans la composition de près de la moitié des produits alimentaires, cosmétiques et de nettoyage qu’on trouve dans les supermarchés, en raison de son faible coût, de sa résistance à la chaleur et de son rendement exceptionnel, est produite à 90% en Indonésie et en Malaisie. Dès lors, elle représente un produit stratégique pour les gouvernements de ces deux pays, mais aussi la principale pierre d’achoppement dans les négociations des accords de libre-échange avec la Suisse (par le biais de l’AELE, l’Association européenne de libre-échange). Actuellement, l’importation d’huile de palme est frappée d’un droit de douane de 100%, qui vise surtout à protéger les producteurs suisses de colza et de tournesol. L’Indonésie et la Malaisie demandent de baisser drastiquement ce tarif douanier, voire de le ramener à zéro, ce qui a créé une levée de boucliers. Pas moins de 23 interventions ont été déposées au Parlement depuis 2010, date du début des négociations avec l’Indonésie. Celles-ci, précisément, sont à bout portant, alors que celles avec la Malaisie ont pris un peu de retard.

Aujourd’hui même, la coalition suisse sur l’huile de palme, qui comprend douze organisations paysannes, de développement – dont Alliance Sud – de protection de l’environnement et des consommateurs, a publié une lettre ouverte au Conseiller fédéral Johann Schneider – Amman et aux ministres indonésiens compétents, pour demander d’exclure l’huile de palme de l’accord avec l’Indonésie. Concrètement, cela veut dire ne pas baisser les droits de douane pour faciliter encore davantage l’importation de ce produit controversé. Car cela entraînerait une augmentation de la production, qui pose d’énormes problèmes du point de vue environnemental, social, des droits humains et des droits du travail : déforestation, pollution, diminution de la biodiversité, confiscation des terres, violation des droits des communautés locales et des travailleurs…. La liste des griefs est longue.

Les signataires s’opposent aussi à la prise en compte de tout label prétendument durable sur l’huile de palme, dont le célèbre RSPO (Table-ronde sur l’huile de palme durable), une initiative volontaire créée à Zurich en 2004 et qui regroupe aujourd’hui plus de 2’000 membres, issus surtout du secteur privé, mais aussi quelques ONG comme le WWF. Le problème du RSPO est notamment qu’il autorise certaines formes de déforestation, que ses lignes directrices sont vagues et que son mécanisme de contrôle et de plainte est faible. La lettre a été signée aussi par l’association indonésienne Wahli, membre d’Amis de la terre Indonésie, qui vient de soutenir la plainte de deux villages indonésiens contre le RSPO auprès du point de contact suisse auprès de l’OCDE. Les communautés villageoises reprochent à RSPO de ne rien faire contre la déforestation occasionnée par une société malaisienne, pourtant membre du label, à West Kalimantan.

A Bruxelles, les nuages s’amoncellent aussi. Après que des ONG indonésiennes ont demandé d’exclure l’huile de palme des négociations de l’accord de libre-échange avec l’UE, fin janvier le parlement européen a voté pour l’exclure du quota européen d’agro-carburants d’ici 2021. Il va devoir convaincre la commission européenne et le Conseil européen, qui ne sont pas du même avis, mais ce vote a déjà jeté un froid sur les négociations de l’accord de libre-échange avec la Malaisie.

On va voir qui, de la Suisse ou de l’UE, va coiffer l’autre au poteau en concluant la première des accords de libre-échange avec les deux principaux producteurs d’huile de palme au monde. Cela pourrait bien être la Suisse, mais il faut alors qu’elle ne le fasse pas au détriment de la biodiversité, des droits humains et des droits des communautés locales. Cela pourrait créer un dangereux précédent.