Le Fonds afghan n’a pas encore rendu un centime à l’Afghanistan

Photo: rendre quelques millions par mois à la Banque centrale d’Afghanistan aiderait à limiter l’inflation © UN Photo/Eric Kanalstein

Créée en septembre pour gérer 3,5 milliards de la Banque centrale d’Afghanistan, cette fondation sise à Genève n’a pas encore agi, visant une sécurité maximale. La Suisse semble s’aligner sur la position américaine. Mais certaines voix indépendantes commencent à s’impatienter

 Le 14 septembre, à la surprise générale, le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) annonçait la création, à Genève, d’une fondation « Fund for Afghan People », avec le soutien des Etats-Unis et de la Suisse. Si le nom porte quelque peu à confusion, il s’agit bien d’une fondation de droit suisse (et non d’un fonds) censée gérer le 3,5 milliards USD de la Banque centrale d’Afghanistan (BCA) gelés aux Etats-Unis. Lors de la reprise de Kaboul par les talibans, en août 2021, Washington a bloqué les 7 milliards USD de ladite banque déposés sur son territoire, en vertu d’une loi adoptée par le Congrès qui permet de geler les fonds d’Etats soutenant le terrorisme. La moitié a été réclamée par les familles des victimes du 11 septembre et si, à ce jour, il n’est pas sûr qu’elles pourront l’utiliser car le lien avec les talibans n’est pas prouvé, cet argent est indisponible.

Restent donc les 3,5 milliards qui, à long terme, doivent être rendus à la BCA. Pour l’heure, ils dorment sur un compte de la Banque des règlements internationaux, sise à Bâle. La fondation, plus connue comme « Fonds afghan » a l’intention de les rendre au compte-gouttes. Leur but n’est pas de financer une quelconque aide humanitaire, mais de contribuer à la stabilité macroéconomique de l’Afghanistan, à réimprimer des billets de banque et à payer les arriérés lui permettant de conserver son siège dans les institutions financières internationales pour recevoir de l’aide humanitaire, voire de payer l’importation d’électricité.

Véto américain possible

Le Conseil de fondation est composé de quatre personnes : côté suisse, l’ambassadrice Alexandra Baumann, cheffe de la Division Prospérité et durabilité du DFAE ; côté afghan, deux économistes, Anwar-ul-Haq Ahady, ancien directeur de la BCA et ancien ministre des Finances et Shah Merhabi, professeur au Montgomery College ; côté américain, un représentant du Trésor, Andrew Baukol. Les décisions se prennent à l’unanimité, ce qui veut dire que si l’un des quatre membres s’oppose, rien ne se fait.

Car le temps passe et l’Afghanistan n’a toujours pas vu un centime. Le conseil de fondation a tenu la première réunion le 21 novembre à Genève, où il a décidé de recruter un cabinet d’audit externe et d’engager un secrétaire exécutif, mais aucune décision de déboursement n’a été prise, ni ne va probablement l’être de sitôt. Une deuxième réunion a eu lieu virtuellement le 16 février, où aucune décision de déboursement n’a été prise. Le fonds a décidé de chercher des financements externes pour couvrir les coûts opérationnels, ce qui nous semble être la moindre des choses.

Le Dr. Merhabi, le professeur d’économie, commence à s’impatienter. Il a déclaré au journal en ligne « In These Times » qu’au vu de la situation catastrophique en Afghanistan, il faut débourser urgemment au moins une centaine de millions USD par mois, afin de limiter l’inflation, stabiliser le taux de change et payer les importations. Mais les Etats-Unis demandent des garanties très strictes: que la BCA prouve son indépendance par rapport aux instances politiques ; qu’elle ait mis en place des contrôles adéquats contre le blanchiment d’argent et la lutte contre le terrorisme et qu’il y ait un contrôle extérieur.

Suisse alignée sur les Etats-Unis

Qu’en pense la Suisse ? Lors d’une réunion avec Alliance Sud en septembre, le DFAE nous avait assuré que la fondation serait gérée de manière totalement transparente. Contactée récemment, Alexandra Baumann nous assure qu’il est prévu de publier les procès-verbaux des séances et qu’un site Internet est en construction.

Quant à la question de savoir si le Fonds ne devrait pas commencer à rendre l’argent, l’ambassadrice s’aligne entièrement sur la position officielle du Fonds – et donc des Etats-Unis, nous semble-t-il. « Le conseil de fondation travaille selon l’objectif de la fondation, qui est de reprendre une partie des fonds de la BCA actuellement bloqués aux États-Unis, de les protéger, de les préserver pour l’avenir et de les dépenser en partie. L’objectif à long terme est de transférer les fonds non utilisés à la BCA », nous déclare-t-elle. Ajoutant que cela ne sera le cas que si celle-ci peut démontrer de manière crédible qu’elle est indépendante et a mis en place des contrôles adéquats. « La fondation et son conseil de fondation agissent de manière indépendante conformément au droit suisse. Je peux confirmer que je m’engage en faveur des objectifs susmentionnés », conclut Alexandra Baumann.

Saisie « immorale »

Pourtant le sujet commence à agiter la société civile. « Il est très préoccupant que le Fonds afghan ne soit pas très actif, ni semble-t-il, intéressé à recapitaliser la BCA, nous déclare Norah Niland, présidente de l’Afghanistan Task Team de United Against Inhumanity (UAI), un mouvement international de personnalités qui luttent contre les atrocités de la guerre. La BCA doit être en mesure de fonctionner pour résoudre les problèmes de liquidités et aider à ressusciter l’économie et le système bancaire qui se sont effondrés. Nous sommes d’accord avec le Dr Mehrabi pour dire qu’un montant mensuel relativement faible, tel que 150 millions USD, devrait être débloqué de manière contrôlée, car la Banque est en mesure de répondre aux préoccupations en matière de lutte contre le blanchiment d’argent et de financement du terrorisme. »

Cette humanitaire expérimentée, qui a travaillé en Afghanistan, ajoute que l’action humanitaire, aussi efficace soit-elle, ne peut pas se substituer à une économie qui fonctionne. Et que « l’immoralité » de la saisie des réserves extérieures afghanes ignore la punition collective qu’elle impose aux Afghanes et aux Afghans qui ne sont pas responsables du retour des talibans à Kaboul. « L’UAI est très préoccupé par la pauvreté croissante, l’endettement, la perte des moyens de subsistance, la faim et l’hiver très rigoureux qui ajoutent à la misère du peuple afghan et le poussent vers des mécanismes d’adaptation qui vont à l’encontre de son bien-être ».

La Suisse doit s’engager pour commencer à restituer les fonds

Cette déclaration rejoint Unfreeze Afghanistan, une campagne internationale de femmes qui appellent le président Joe Biden à dégeler les fonds afghans détenus aux Etats-Unis.

Pour Alliance Sud, essayer de mettre au moins une partie des fonds « en sécurité » est une bonne chose, mais seulement s’ils peuvent être utilisés dans l’intérêt de la population afghane. Or, comme les conditions de restitution sont presque impossibles à réaliser – la BCA n’a jamais été indépendante du pouvoir, même avant les talibans -, il faut de la flexibilité dans les négociations avec le gouvernement afghan. Nous demandons à la Suisse de s’engager pour commencer à rendre, avec les précautions nécessaires, suffisamment d’argent à l’Afghanistan pour que l’économie puisse redémarrer dans l’intérêt de la population.


Cet article a été publié dans Global, le magazine d’Alliance Sud

«L’Afghanistan ne s’en sortira pas par la seule aide humanitaire»

Scène de rue en Afghanistan © Steve Evans, Citizen of the World

Erhard Bauer s’est rendu en Afghanistan a plusieurs reprises pendant 14 ans, dont de 1996 à 2004, sous le premier gouvernement taliban. Aujourd’hui il représente la Fondation Terre des hommes sur place. Celle-ci continue à employer des femmes dans la santé et l’éducation et fait de son mieux pour réintégrer l’ensemble de son personnel féminin. Interview

Comment a évolué la situation depuis le changement de régime en août 2021 ?

Le régime s’était déjà effondré avant que les Etats-Unis quittent le pays. En 2001 ils étaient partis du mauvais pied car ils avaient exclu de larges parties de la société afghane, une erreur qui n’a jamais été corrigée et qui, même aujourd’hui, est à peine admise ouvertement. En regardant la situation catastrophique actuelle, il faut trouver un coupable et il est très facile de pointer du doigt un mouvement islamiste qui a pris le pouvoir. Mais la plupart des choses allaient déjà mal avant août 2021. Ensuite, les sanctions occidentales et l’arrêt du versement des fonds étrangers au gouvernement ont causé l’effondrement du système financier et d’une grande partie des services gouvernementaux. Nous-mêmes, organisations humanitaires, n’étions plus en mesure de transférer de l’argent car l’Afghanistan a été déconnecté du système Swift. Nous faisons donc entrer les fonds par un système bancaire “non officiel” qui sert à transférer de l’argent d’un pays à l’autre.

Le soutien de l’Occident à l’Afghanistan a pourtant été important…

Avant le départ des Etats-Unis, les talibans contrôlaient déjà plus de la moitié du territoire. Le « succès » de l’Afghanistan, la création de la société civile, ne se sont produits que dans une partie du pays. Aujourd’hui, avec l’effondrement de l’économie, des villes comme Kaboul et Herat se retrouvent dans la même situation qu’une grande partie de la population au cours des vingt dernières années. Tous les progrès réalisés pour la population urbaine et les membres de la classe moyenne ont été réduits à néant.

Comment améliorer la situation ?

Les besoins sont tellement immenses que même si l’aide humanitaire était augmentée, nous ne pourrions répondre qu’aux besoins les plus urgents d’une partie de la population. L’Afghanistan ne sortira pas de cette crise économique majeure uniquement par l’aide humanitaire. Il a besoin d’un processus dans lequel toutes les forces politiques travaillent ensemble. Que nous aimions ou non ce gouvernement, que nous le reconnaissions ou non en tant qu’État, il doit y avoir une forme de dialogue pour sortir de cette situation, dans l’intérêt de la population.

Les sanctions jouent-elles un rôle ?

Ce qui a permis à ce pays de fonctionner, c’est qu’il y a encore un secteur privé, une agriculture, une petite production, des importations et des exportations. Lorsque vous coupez le système bancaire, cela n’affecte pas seulement les talibans, mais toute la population. Les sanctions ont créé aussi une inflation importante. Beaucoup de choses seraient plus faciles si elles n’étaient pas en place.

Après le départ des Etats-Unis, beaucoup de gens ont quitté le pays. Les talibans n’ont pas une grande expertise en matière d’administration et de gestion et cette fuite des cerveaux renforce l’effondrement de certaines structures. Lors du premier gouvernement taliban (1996 – 2001), beaucoup de choses fonctionnaient car l’administration s’est davantage appuyée sur les fonctionnaires qui étaient encore disponibles.


Cette interview a été publiée dans Global, le magazine d’Alliance Sud

Russie : les sanctions au banc d’essai

Manifestation contre la guerre en Ukraine à Genève © Isolda Agazzi

Considérées comme le seul moyen d’arrêter la guerre sans intervenir militairement, les sanctions contre la Russie soulèvent beaucoup de questions : quel est leur objectif? Et leur efficacité ? Alliance Sud plaide pour des sanctions ciblées, qui n’aient pas un impact démesuré et inutile sur la population

Suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février, les pays occidentaux ont adopté des sanctions sans précédent contre Moscou, qui ont reçu le soutien de 35 pays occidentaux – aucun pays en développement n’en a pris. La Suisse, qui s’est alignée sur les sanctions de l’Union européenne dans près de la moitié des cas au cours des vingt dernières années, a fini par les reprendre aussi car la pression internationale et interne devenait trop forte.

C’est la première fois que des sanctions ont même été prises contre la banque centrale d’un pays du G20, si bien qu’il est difficile pour l’heure de dire si elles vont fonctionner ou pas. Mais que veut dire « fonctionner » ? Quel est leur but ? Et l’impact sur la population, russe notamment ?

« Les sanctions ont un certain nombre d’objectifs qui se chevauchent et même les pays qui les adoptent ne savent pas toujours exactement lequel ils visent », relève Dmitry Grozoubinski, directeur exécutif de la Geneva Trade Platform. Dans le cas de la Russie, il y a quatre objectifs : le changement de régime ; le changement de politique ; l’asséchement financier de l’appareil militaire ; et l’expression du mécontentement de l’Occident. »

Changement de régime jamais atteint

L’ancien diplomate australien est catégorique : le premier objectif n’a jamais été atteint. Les sanctions n’ont jamais conduit à un changement de régime, sauf peut-être dans le cas de l’Afrique du Sud de l’apartheid. « Le peuple russe a l’habitude de se serrer la ceinture, surtout lorsqu’il se sent attaqué par des forces étrangères, souligne-t-il. Les sanctions financières pénalisent notamment les jeunes, les personnes instruites, la classe urbaine et beaucoup quittent le pays, alors même qu’ils seraient la meilleure chance de changer le régime. »

Quant au changement de comportement, il estime que c’est plus compliqué. Erica Moret, coordinatrice du Geneva International Sanction network, est du même avis: la Russie tient sans doute compte des sanctions, mais il est difficile de savoir si elles constituent un facteur déterminant pour décider de la poursuite de la guerre, l’ouverture de négociations diplomatiques, l’utilisation d’armes chimiques, le bombardement d’une école ou d’un hôpital.

En revanche, Dmitry Grozoubinski affirme qu’elles ont prouvé leur efficacité pour assécher les ressources militaires russes. Selon certains experts, les sanctions imposées à Moscou après l’annexion de la Crimée en 2014 expliquent son manque flagrant de technologie militaire de pointe : l’industrie de l’armement ne peut pas se procurer les composants sur les marchés occidentaux, notamment les semi-conducteurs, et il est peu probable que la Chine et l’Inde viennent combler ce vide.

Quant au côté symbolique des sanctions, l’expert relève que le signalement du désaccord des pays développés nécessite que les Européens acceptent d’en payer le prix – ce qui est en train de se passer, même s’ils ne sont pas prêts à couper complètement l’approvisionnement en gaz, pour l’instant du moins.

« L’économie russe est foutue »

En ce qui concerne l’impact sur la population russe, il serait assez sévère. Le Russe Maxim Mironov, professeur à la IE Business School en Espagne, a tweeté que “L’économie russe est foutue”. Selon lui, la population va être particulièrement impactée par l’effondrement et le ralentissement de l’industrie manufacturière car les composants et les machines occidentales ne peuvent plus être importées. Ceci est vrai dans tous les domaines, 90% des semences de pommes de terre russes étant importées.

« L’un des défis du commerce est qu’une transaction internationale ne se résume pas à l’achat et à la vente : il faut des assurances, des finances, des sociétés de transport et la plupart ont arrêté les opérations par crainte des risques et du boycott, poursuit Dmitry Grozoubinski. De nombreux fabricants de médicaments continuent de vendre à la Russie, mais comment vont-ils faire s’il n’y a plus de navires, vu qu’aucun n’est prêt à embarquer une cargaison non assurée ? Et si les banques sont exclues du système Swift, les négociants basés à Genève se retrouvent face à des difficultés insurmontables. »

Sanctions de moins en moins ciblées

« Les sanctions sont de moins en moins ciblées, renchérit Erica Moret. Vers l’an 2000, après les crises humanitaires à Cuba, en Haïti, en Iraq et ailleurs, l’ONU et les différents gouvernements, dont les Etats-Unis, ont essayé d’adopter des sanctions ciblées – comme le gel des biens de plusieurs personnes ou sociétés, les restrictions de voyage, l’interdiction de vente et d’achat d’armes. Mais depuis vingt ans, on assiste de plus en plus à l’imposition de sanctions de facto exhaustives, qui portent sur des secteurs entiers, notamment les finances et l’énergie. Si sur le papier, elles restent ciblées, en pratique elles commencent à ressembler à un embargo sur un pays. On le voit avec l’Iran, la Corée du Nord, la Syrie, le Venezuela. Et les études montrent que les sanctions qui visent la banque centrale ou le secteur énergétique ont des impacts importants au niveau humanitaire, avec une hausse de l’inflation et du chômage. »

Selon la chercheuse, cependant, il est très difficile de mesurer l’impact des sanctions en les isolant des autres facteurs : corrélation ne veut pas dire cause. Au Soudan, au Venezuela et en Birmanie, par exemple, la situation humanitaire catastrophique ne peut pas être imputée seulement aux sanctions, mais aussi à l’oppression par le gouvernement, la corruption, la mauvaise gouvernance et les violations des droits humains. « C’est important de le souligner car le sujet est très politisé. Les sanctions sont toujours utilisées par les gouvernements comme argument pour dire qu’elles sont la cause de tous les problèmes, alors que d’autres facteurs entrent en jeu aussi. »

Problème d’overcompliance

Erica Moret souligne qu’en plus de l’élargissement des sanctions, l’entrée en vigueur d’autres règles anti-corruption et anti-blanchiment d’argent, que le secteur privé et les banques sont obligés de suivre, ajoute encore à la complexité. Elle relève « un problème de surconformité » (over compliance) par peur d’attraper des amendes qui peuvent atteindre des milliards, si bien que certaines banques préfèrent se retirer entièrement de pays comme la Syrie ou l’Iran. « L’overcompliance et le dirisking [le fait de minimiser les risques] sont souvent plus importants que les sanctions, car même les plus strictes prévoient des dérogations qui, en théorie, laissent passer le commerce de médicaments, de nourriture, etc., Mais la surconformité se retrouve dans toute la chaîne d’approvisionnement, dans l’assurance, le transport, la technologie… »

Pour Erica Moret, s’il est encore trop tôt pour mesurer l’impact de ce phénomène sur la Russie, il est certain que le boycott des multinationales est lié aussi bien aux sanctions qu’à une question de réputation et de responsabilité sociale. D’un point de vue symbolique, il joue un rôle important car il montre à la population russe que la plupart des entreprises occidentales sont contre la guerre et cela aide à renforcer le message de la « communauté internationale. » Mais l’un des risques des sanctions larges est que la population soutienne encore plus le gouvernement, surtout dans les pays où les médias sont contrôlés. Si la fuite de produits de luxe n’a pas d’impact humanitaire, celle des entreprises de médicaments, de nourriture et de technologie essentielle peut en avoir un.


L’ONU dénonce l’impact des sanctions sur les droits humains

Le 25 mars 2022, huit experts de l’ONU – dont les rapporteurs spéciaux sur le droit à l’alimentation, à la santé et à l’eau potable – ont appelé les Etats à tenir compte de l’impact humanitaire lorsqu’ils imposent des sanctions.

Ils écrivent : « Les sanctions unilatérales qui visent les systèmes fiscaux, y compris les transferts de fonds ainsi que d’autres transactions financières internationales, et qui sont liées aux besoins fondamentaux d’une population, vont à l’encontre du principe fondamental des droits de l’homme qui consiste à “élever le niveau de vie”. Elles sont inacceptables.

[..] Les banques et les entreprises ne doivent pas empêcher ni être empêchées de commercer et de livrer de la nourriture, de l’eau, des équipements médicaux, des médicaments et des vaccins vitaux, des pièces de rechange, des équipements ou des réactifs nécessaires à la maintenance des infrastructures critiques, dans un esprit de diligence raisonnable et de responsabilité des entreprises pour protéger les droits de l’homme.”

Selon Erica Moret, les sanctions ne sont qu’un outil parmi d’autres, à côté de la diplomatie et des bons offices. Elles affectent plus un pays fortement intégré dans l’économie globale, comme la Russie, qu’un pays déjà isolé. Alliance Sud exhorte la Suisse et la communauté internationale à veiller à ce que les sanctions n’aient pas un impact démesuré et inutile sur la population.


Six paquets de sanctions

La Suisse a repris toutes les sanctions de l’Union européenne. L’ordonnance du 4 mars 2022 prévoit notamment le gel des avoir des oligarques et de leurs industries ; l’interdiction des transactions avec la Banque centrale de Russie ; l’exclusion de sept banques russes du système Swift : l’interdiction d’exportation de biens à double usage ou pouvant servir au renforcement militaire et technologique de la Russie; l’interdiction d’importation du charbon, des biens de luxe, du ciment et des engrais ; l’interdiction d’accepter des dépôts de plus de 100’000.- de ressortissants russes ; les interdiction de voyages ; l’interdiction de tout investissement, aide financière ou financement public en Russie. Le 10 juin, le Conseil fédéral a décidé de reprendre aussi le 6ème paquet de sanctions de l’Union européenne, qui prévoit notamment l’embargo sur le pétrole russe d’ici le début 2023 et renouvelle l’interdiction de la fourniture de services d’audit et de conseils aux entreprises.


Cet article a été publié dans Global, le magazine d’Alliance Sud

Corée du Nord : le racket pour financer le nucléaire et l’économie

En obligeant les quelques 150’000 travailleurs nord-coréens de l’étranger à verser leur salaire à un fonds secret – qui possède aussi des banques, des hôtels et des restaurants partout dans le monde – Kim Jong Un arrive à contourner les sanctions internationales et à collecter un demi à un milliard USD par an

On a beaucoup parlé de Corée du Nord en Suisse ces derniers jours, suite au voyage d’un parlementaire qui en louait les exploits économiques, à mille lieues de l’image morose qu’on se fait généralement du « Royaume ermite ». C’est pourtant le même sentiment que l’on éprouve à la vue de Corée du Nord, les hommes des Kim, projeté au Festival du Film sur les droits humains (FIFDH) de Genève en mars dernier, qui explique cependant les sombres coulisses de cette réussite. Après des années d’enquête, la journaliste Marjolaine Grappe, qui s’est vu décerner le Prix Albert Londres 2018, montre d’où vient la manne financière qui a permis à la famille Kim de financer le très coûteux programme nucléaire et développer le pays, à commencer par Pyongyang, malgré les sanctions internationales : d’un vaste système de racket international reposant sur le travail forcé.

Quelques anciens employés ou cadres du Bureau 39 – qui ont déserté et se sont réfugiés pour la plupart à Seoul – affirment que cet organe ultrasecret du Service de protection et sûreté de l’Etat assure la gestion de toutes les activités économiques de plusieurs milliers de sociétés, usines et montages financiers clandestins à l’étranger. Personne ne connaît le montant du fonds secret de la famille au pouvoir, mais les estimations oscillent entre 500 millions et 1 milliard d’USD par an. Ce qui est sûr, c’est que la taille de ce fonds a augmenté de façon spectaculaire ces 20 dernières années et qu’en ce moment il sert surtout à financer le programme nucléaire et balistique.

L’idée d’envoyer des travailleurs à l’étranger remonte à 1974. Aujourd’hui il y en aurait 150’000, surtout en Russie, en Chine, mais aussi dans les anciens pays de l’Est, en Asie du Sud-est et en Afrique. Les anciens forçats affirment que 70% – 80% de leur salaire était confisqué et versé directement à la famille des Kim, en liquide. « Il y a deux économies : celle des Kim et celle de l’économie nationale, dirigée par le gouvernement central. Les Kim possèdent toutes les meilleures entreprises, hôtels, magasins et restaurants qui génèrent des devises étrangères », affirme un ancien cadre d’une banque nord-coréenne à Singapour.

Biens immobiliers en France et en Allemagne, racket informatique aux Etats-Unis

Il y a le cas de cet ancien ouvrier parti construire des immeubles dans le désert koweïtien pour échapper à la famine des années 1990. Censé gagner 120 USD par mois, il n’en a pas vu la couleur pendant cinq mois car son salaire était versé directement au parti. Ou celui des ouvriers du bâtiment en Mongolie – il y en aurait 1’200, en toute légalité, ce qui pose la question de la complicité de l’Etat hôte, qui n’a pas voulu répondre aux questions des journalistes. Les travailleurs affirment être obligés de rester trois ans dans le pays sans pouvoir rentrer, surveillés 24 heures sur 24, et ne toucher que quelques dollars par mois, leur salaire étant versé directement à l’ambassade nord – coréenne. Il y a aussi des chiropraticiens et acupuncteurs qui ouvrent des cliniques très lucratives, ou des restaurants nord – coréens (130 dans le monde, 3 à Oulan-Bator, où les serveuses vivent et dorment sur place avec interdiction de sortir).

Les pays occidentaux ne sont pas en reste. L’une des personnes interviewées affirme que le Bureau 39 gagne aussi de l’argent en France et en Allemagne. Pas en y envoyant de la main d’œuvre – les lois y sont trop strictes -, mais en achetant et vendant des biens immobiliers pour les louer et faire de la spéculation. Le cas le plus connu est celui du City Hostel Berlin, situé dans la partie orientale de la capitale allemande. Depuis 2016, les autorités allemandes essayent de faire fermer cette auberge de jeunesse située sur le terrain de l’ambassade de Corée du Nord. Depuis 2008 le loyer, 38’000 euros par mois, est versé directement dans la caisse des Kim. L’Allemagne a fait annuler le bail, mais les propriétaires refusent de quitter les lieux. Quant aux Etats-Unis, toujours selon le même témoin, le Bureau 39 y ferait du piratage informatique avec des logiciels de rançon et demanderait de l’argent, en échange de la promesse de ne pas utiliser les données volées.

Les scientifiques, nouveaux héros de la nation

Lorsque l’équipe des journalistes est enfin autorisée à entrer en Corée du Nord en train, depuis la Chine, elle constate que tout l’espace est utilisé pour nourrir la nation, même si l’agriculture est peu ou pas mécanisée. Le sous-sol regorge de matières premières. Arrivée à Pyongyang, elle se demande si le pays est hermétique aux sanctions… Ces trois dernières années, l’ambiance y est devenue presque décontractée, il y a peu de voitures, mais la ville a pris des couleurs. « Le régime tient la population d’une main de fer, la moindre critique peut vous amener dans un camp pour prisonniers politiques. Mais Kim Jong Un a donné l’ordre de développer l’économie à la même vitesse que le nucléaire. »

Les images montrent une ville moderne, où les bâtiments flambants neufs poussent comme des champignons. La capitale de la Corée du Nord abrite trois millions d’habitants, 10% de la population choisie parmi les plus fidèles du régime. Elle voue un véritable culte aux nouveaux héros de la nation : les scientifiques et techniciens. Un architecte tout juste rentré de France pointe fièrement un gratte-ciel sorti de terre en huit mois. « Nous voulons montrer que nous pouvons tout faire nous-mêmes, affirme-t-il, et pour cela la science est le domaine le plus important. » En chantant les louanges du dictateur, une femme dont le mari enseigne la mécanique des fluides à l’Ecole polytechnique de Corée du Nord, fait visiter son spacieux appartement, mis à disposition gratuitement par le régime. « Cette famille est privilégie, mais ce n’est pas une exception », nous explique-t-on : les immeubles neufs sont offerts aux scientifiques et aux familles méritantes du régime.

La production locale ne semble pas affectée par les sanctions

Visiblement, les sanctions n’ont pas affecté les chantiers, ni les usines, dont on se demande comment elles se procurent les intrants. Les responsables d’une usine de chaussures affirment avoir créé eux-mêmes les matériaux et construit les équipements pour réduire la consommation d’électricité et doubler la production. La clé de l’embellie économique semble tenir dans l’adaptation, pour montrer au monde que le pays n’a besoin de personne. « On n’a peur de rien, on avance quand même » entend-on.

Dans chaque secteur de l’industrie, Kim Jong Un a fait construire une usine modèle qui devrait être répliquée dans le reste du pays. Pour assurer la relève, l’Etat choisit le métier des citoyens dès leur plus jeune âge. Beaucoup se retrouvent à l’armée, qui compte un million d’hommes et où le service militaire obligatoire dure sept ans. Mais ceux qui peuvent aller à université Kim Jong Un, la plus réputée du pays, en sont dispensés. Ici sont  formés les ingénieurs, les économistes, les banquiers et les hommes d’affaire – la relève du Bureau 39

Piscines et parcs d’attraction au lieu des statues à la gloire du dictateur

Un haut cadre de l’Académie des sciences sociales de Pyongyang détaille la propagande officielle: « Les Etats-Unis nous ont déclaré la guerre le 28 juin 1950. Trois jours après ils ont passé une loi pour interdire les exportations de Corée du Nord. Ils nous ont désignés comme ennemis. Maintenant que nous avons l’arme nucléaire ils ne peuvent plus nous menacer, même avec leurs armes, donc nous pouvons nous consacrer au développement économique sans inquiétudes. » Un armement qui va bien au-delà de l’arme nucléaire et est même exporté, puisque un expert de l’ONU affirme que les armes nord-coréennes sont présentes dans une douzaine de pays d’Afrique et du Moyen-Orient et que l’installation nucléaire en Syrie a été mise sur pied avec l’aide des Nord-Coréens – qui possèdent aussi  beaucoup d’armes chimiques.

« Dans les campagnes, la famine des années 1990 semble avoir laissé la place à des lendemains meilleurs, commente le film. De son enfance passée en Suisse, Kim Jong Un a-t-il ramené des rêves de modernisation et d’ouverture ? Fort de son arme nucléaire qui le protège vers l’extérieur, là où ses ancêtres construisaient des statues, lui il construit des patinoires, des piscines, des bowlings et des parcs d’attraction, plus seulement pour les élites ».

Malgré les sanctions internationales, certes, mais au prix d’un système de racket institutionnalisé qui repose sur le travail forcé et la violation des droits humains, comme montré par cet excellent reportage.