Impressions (forcément subjectives) d’un Nouvel An à Rio, où les habitants s’en remettent à Dieu et au nouveau président Bolsonaro pour vaincre un fort sentiment d’insécurité. Dans la joie, mais avec de très grandes disparités sociales.
Je viens de passer trois jours à Rio de Janeiro et ce qui m’a le plus frappée, c’est le sentiment de peur. D’insécurité. Réelle ou ressentie, difficile à dire… « Santa Teresa ? Je n’y vais pas, c’est très dangereux la nuit, vous n’avez pas vu qu’il y a une favela juste en face ? » S’exclame le chauffeur de taxi, qui avait d’abord refusé de nous conduire dans le quartier bohème et branché de la ville, mais avait fini par se laisser convaincre par le tarif exorbitant (250 Reales, environ 73 CHF !) que des Suisses fatigués lui avaient cédé, de guerre lasse. A notre décharge : impossible de rentrer du réveillon de Copacabana, car un large périmètre autour de la plage était fermé à la circulation, les rares taxis pris d’assaut et les Uber plus disponibles. Comme dans un exode, une foule immense rentrait donc à pied et en profitait pour continuer la fête dans la musique et les brumes de l’alcool.
« C’est presque la seule fois de l’année où je gagne quelque chose, ajoute notre chauffeur de taxi, comme pour s’excuser. Uber, 99 et les autres applications de partage de véhicules nous mettent sur la paille ! » « Cela a pourtant l’air d’être légal », lui faisons-nous remarquer, vu la publicité omniprésente d’Uber, les lieux de prise en charge parfaitement bien indiqués et le nombre impressionnants de chauffeurs, disponibles dans les trois minutes. «Ce n’est pas légal ! Ils ne paient pas d’impôts, mais ils sont arrivés à s’imposer par des magouilles », s’indigne-t-il, s’emportant devant cette « concurrence déloyale » qui, il faut bien le dire, a l’air de faire vivre beaucoup de monde. Alors quels sont les quartiers sûrs de Rio? « Copacabana, Ipanema, Leblon, Urca, Barra da Tujuca… », Nous répond-il, en passant les vitesses à toute allure et se gardant bien de s’arrêter aux feux rouges, de peur de se faire braquer. « Un peu cher non ? » Osons-nous « En effet… Mais Bolsonaro va régler tout ça ! » S’exclame-t-il, visiblement ravi de l’accession au pouvoir du nouveau président le jour même, 1er janvier.
Quartiers résidentiels et favelas se regardent en chiens de faïence
Il faut dire que si sur la plage de Copacabana, blanche de monde le soir du 31 décembre – les gens s’habillent en blanc en l’honneur de Yemanja, la déesse afro-brésilienne de la mer – les Carioca se mélangent allégrement, il ne semble pas en aller toujours ainsi, sauf sur les célèbres plages de la ville. Presque tous les quartiers résidentiels font face à des favelas, construites au flanc de montagnes abruptes, et les habitants se regardent en chien de faïence. Ceux du bas se barricadent derrière de lourdes portes et grillages, surveillés par des gardiens. Ceux du haut – 30% de la population selon les chiffres officiels, jusqu’à la moitié selon d’autres estimations – squattent des logements improvisés, certains pourvus d’eau et d’électricité, d’autres beaucoup plus sommaires. La favela qui faisait face à notre appartement, à Santa Teresa, bien éclairée, était même devenue une présence familière, malgré des bruits récurrents dont il était difficile de dire si c’était des pétards ou des tirs de pistolet. Sûrement les premiers, vu la période de l’année, nous étions-nous dit pour nous rassurer. « Le Corcovado est au bout de cette route. Ici, à droite, il y a une communauté, vous pouvez la visiter si vous voulez », nous avait expliqué très aimablement une Carioca à qui je demandais le chemin pour la célèbre statue du Christ Rédempteur. J’avais refusé poliment, assommée par le jet lag et n’ayant pas compris que « communauté » est le terme local pour favela. Et fini par le regretter amèrement.
L’un des pays les plus inégalitaires au monde
« Le réveillon de Copacabana est très beau, il faut absolument le voir, mais c’est dangereux, attention aux pickpockets ! » nous avais mis en garde le vendeur ambulant de fromage grillé, rencontré de jour sur la même plage. Finalement, malgré une foule immense, estimée à deux millions de personnes, qui se pressait sur l’Avenida Atlantida, se déhanchait au son du concert de Gilberto Gil, une caipirinha à la main, ou piqueniquait en famille sur le sable, le nez en l’air et bouche bée devant les feux d’artifice qui illuminaient la baie de Rio, nous n’avons vu qu’un jeune homme courir au milieu de la foule. Probablement un pickpocket qui venait de voler un porte-monnaie… comme cela m’est arrivé à la gare de Genève. Avant les feux, quelqu’un promenait un panneau quelque peu décalé sur la plage : « Cherche Jésus ». Il va en falloir plus à Jair Bolsonaro pour régler le problème de l’insécurité – réelle ou ressentie – dans l’un des pays les plus inégalitaires au monde, où les habitants et les touristes ne marchent pas dans les rues le soir, ou même la journée lorsqu’il n’y a personne. Elles appartiennent alors aux innombrables sans abris que la foule du Nouvel An menaçait de piétiner dans l’indifférence générale.