Ukraine : « Il faut négocier un cessez-le-feu, mais nous devrions peut-être accepter une cession temporaire du territoire »

Contrairement aux guerres précédentes, le mouvement pacifiste semble presque complètement absent de la guerre en Ukraine, peut-être parce que personne ne sait ce que « faire la paix » voudrait dire… Nous l’avons demandé à l’ambassadeur Thomas Greminger, directeur du Centre de Politique de Sécurité de Genève (GCSP)

En 2014, à l’OSCE, il a notamment géré la crise résultant de l’annexion de la Crimée par la Russie, au détriment de l’Ukraine. Auparavant il a été, entre autres, chef de la Division sécurité humaine du DFAE, chef de la coopération Sud de la DDC et ancien secrétaire général de l’OSCE (2017 – 2020). Au sein de la Genève internationale, Thomas Greminger est probablement la personne la mieux placée pour parler de la paix en Ukraine. Interview

Thomas Greminger

A l’OSCE, vous avez promu plusieurs efforts de médiation et maintien de la paix, notamment en Ukraine, après l’annexion de la Crimée par la Russie. L’invasion de l’Ukraine par la même Russie en 2021 n’elle pas la preuve que ces efforts ont échoué ?

En 2014-2015, nous avons réussi à empêcher l’escalade de la crise en Ukraine, mais nous n’avons pas réussi à résoudre le conflit entre la Russie et l’Ukraine et le conflit sous-jacent entre la Russie et l’Occident. L’Occident a insisté sur le fait que l’OTAN est une alliance défensive, qu’elle n’a pas l’intention d’agresser et que si de nombreux pays voulaient la rejoindre, c’est parce qu’ils craignaient Moscou. Mais l’Occident n’a pas reconnu que la Russie avait des préoccupations légitimes en matière de sécurité et une perception de la menace venant de l’ouest très ancienne, qui remonte à Napoléon et à l’Allemagne d’Hitler. Poutine a certes exploité tout cela en poursuivant une agenda revanchiste, mais la perception qu’a la Russie de sa propre sécurité est légitime. En fin de compte il faut reconnaître qu’aucune organisation internationale n’est en mesure d’empêcher une grande puissance de faire la guerre, ni l’ONU, ni l’OSCE.

Peut- on faire la paix dans le contexte actuel et, le cas échéant, qu’est-ce que cela veut dire : céder 20% du territoire ukrainien à la Russie ?

Je commence à entendre des voix qui réclament un plan B. Le plan A consiste à soutenir l’Ukraine sur le champ de bataille tant qu’elle veut continuer à se battre. Mais il y a maintenant un sentiment imminent que nous devons attendre le succès de l’offensive de printemps des deux côtés et qu’ensuite un retour à la table des négociations serait possible pour négocier un cessez-le-feu et peut-être même un accord de paix. Ce serait un véritable défi en raison d’un ensemble de problèmes, à commencer par les questions territoriales sur lesquelles aucune des deux parties n’est prête à transiger. Mais il est fort probable qu’aucune des deux positions ne se concrétisera – l’Ukraine qui veut libérer tous les territoires occupés depuis 2014 et la Russie qui veut consolider toutes ses positions annexées. Nous n’avons aucun intérêt à récompenser Poutine en le laissant modifier les frontières par des moyens militaires, mais nous ne voulons pas d’une guerre éternelle. La solution transitoire serait une cession temporaire du territoire, comme celle opérée entre l’Allemagne de l’Est et de l’Ouest après la deuxième guerre mondiale ou entre les deux Corées. Il ne s’agit pas de céder un territoire au sens formel du droit international, mais de se mettre d’accord sur une cession temporaire qui pourrait être renégociée sous un gouvernement russe ultérieur.

Que se passerait-il ensuite ?

La deuxième série de questions serait : quelles garanties de sécurité l’Ukraine va-t-elle obtenir pour faire en sorte qu’elle ne sera plus jamais envahie par la Russie ? Va-t-elle faire partie de l’OTAN, ou devenir neutre ? Le gouvernement ukrainien veut devenir membre de l’OTAN pour obtenir les garanties de l’article 5 du Traité de Washington, mais politiquement ceci paraît difficile parce que des membres importants de l’OTAN ne veulent pas aller aussi loin et, évidemment, pour  la Russie, une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN serait inacceptable. Viennent ensuite les questions de réparations liées à la révision des sanctions, et la question des crimes de guerre. Il y a quatre blocs de thèmes à régler dans le cadre d’un accord de paix.

À l’heure actuelle, les deux chefs d’État veulent être sur le champ de bataille, ils n’ont aucune envie de s’asseoir à la table des négociations parce qu’ils pensent pouvoir gagner militairement. Si l’une ou l’autre partie parvenait à une opinion différente, la perception pourrait changer.

Les célèbres bons offices de la Suisse semblent inexistants. Est-ce le cas et si oui, faut-il les réinventer ?

Les parties à cette guerre ne sont pas intéressées par la médiation et la facilitation classiques. Ce que la Turquie a offert, c’est une médiation de pouvoir, en jouant son rôle de puissance régionale et par l’accès du Président Erdogan aux deux chefs d’État. Ce n’est pas le genre de médiation que la Suisse ou la Norvège pourraient offrir et même si la Suisse n’avait pas imposé de sanctions, on ne lui aurait rien demandé.

Les Russes nous disent que nous sommes sur la liste des pays inamicaux à cause des sanctions et le comité constitutionnel sur la Syrie ne peut plus se réunir à Genève. Mais les discussions internationales sur la Géorgie continuent d’avoir lieu à Genève et la Russie y participe. Les Russes sont très pragmatiques, ils viennent à Genève quand ils sentent qu’il y a quelque chose à gagner. Cela s’applique aussi à toute une série de plateformes de dialogue informelles que nous offrons de la part du GCSP.

La neutralité de la Suisse est de moins en moins comprise par les Occidentaux. A-t-elle encore un sens ?

Il est vrai qu’elle subit des pressions, en particulier de la part des pays occidentaux, mais dans la perspective de la Genève internationale, la neutralité est très appréciée par tous les autres pays y inclus ceux du Sud ; quant aux pays occidentaux, ils apprécient que nous soyons en mesure d’offrir des espaces de dialogue sur des questions controversées comme l’arctique, la Syrie ou les armes nucléaires. Même les pays occidentaux ont intérêt à ce que, dans un monde extrêmement polarisé, il y ait des pays neutres qui sont capables d’offrir un espace de dialogue et de négociation. La neutralité n’a pas perdu son sens, même s’il y a des pressions.

D’autre part, la Suisse a clairement montré qu’elle partageait les valeurs occidentales de respect des droits de l’Homme, de l’État de droit et de la démocratie. En ce sens, elle souligne l’idée que la neutralité n’est pas une question de valeurs. Mais en même temps, il est appréciable que la Suisse n’ait pas rejoint le camp qui soutient militairement l’Ukraine, ce qui saperait le sens de l’impartialité d’un pays qui accueille un nombre aussi important d’organisations internationales.

Selon l’Ukraine Support Tracker la Suisse ne fait pas beaucoup pour l’Ukraine en comparaison internationale. Devrait-elle augmenter son engagement et si oui comment ?

La Suisse ne semble pas particulièrement bien placée dans ce classement en ce qui concerne le niveau global de soutien à l’Ukraine, parce qu’il inclut l’apport militaire (armes, munition) et que celui-ci est très coûteux. Il n’est donc pas surprenant qu’elle n’arrive qu’en 28e position. La situation est déjà bien meilleure si l’on inclut les coûts liés aux réfugiés (position 17).

Cela ne fait que souligner qu’à court et à moyen terme, des pressions seront exercées sur la Suisse pour qu’elle compense le manque de soutien militaire. Du point de vue du partage du fardeau, nous serions obligés de contribuer de manière significative dans d’autres domaines, comme l’aide humanitaire et la reconstruction de l’Ukraine. Nous serons soumis à une forte pression pour faire même plus qu’aujourd’hui. La pression augmentera aussi de compenser ailleurs, mais de nombreux pays du Sud souffrent de la guerre, et il ne serait pas sage de réduire la coopération au développement dans d’autres régions du monde. Au-delà des raisons humanitaires, cela donnerait aux pays autoritaires comme la Russie et la Chine une chance d’étendre leur influence dans les pays du Sud.

La Suisse devrait-elle autoriser la réexportation de matériel de guerre ?

Nous serions bien avisés de nous concentrer sur ce que nous faisons de bien, comme c’est le cas ci-dessus ! Réexporter des armes n’aura jamais un effet décisif sur le champ de bataille en Ukraine. En tant que pays défendant l’État de droit, nous devons appliquer la législation en vigueur et si la loi sur l’exportation de matériel de guerre ne l’autorise pas, nous ne pouvons pas l’exporter, ou alors il faut changer la loi. Si nous voulons la changer, allons-y, mais cela prend du temps. Pour l’instant, nous devons appliquer la législation en vigueur.

Alliance Sud demande une politique de sécurité globale pour prévenir les futures guerres. Qu’en pensez-vous ?

Au cours de ma carrière, j’ai fait du développement, de la paix et de la sécurité, en insistant toujours sur les liens entre ces domaines. La Suisse dépend, en tant que pays dont l’économie est très orientée vers l’international, de relations stables entre les États. Cela s’applique aussi aux États fragiles. Les États les plus touchés par les répercussions de la guerre, l’insécurité alimentaire et énergétique, les troubles politiques, l’inflation etc. sont des États fragiles. Les économies sous-développées sont plus vulnérables aux conflits ethniques, sociaux et interétatiques. Investir dans la coopération au développement renforce la résilience des États fragiles, peut réduire les défaillances et le potentiel de conflit et moins de personnes sont forcées de quitter leur foyer. La politique de développement est une politique de prévention des conflits.


Une fondation indépendante, mais financée surtout par la Confédération

Le GCSP est une fondation indépendante, dont le conseil compte 53 pays plus le Canton de Genève. Elle a été créée par la Confédération suisse, qui assure 70% de son budget. Ses directeurs sont des diplomates de carrière suisses (comme l’actuel, Thomas Greminger, qui est en congé non payé), auxquels le titre d’ambassadeur est décerné par le Conseil fédéral pour cette fonction. Elle peut donc se prévaloir des deux natures, internationale et suisse, mais elle dépend du soutien politique et financier de la Suisse « même si nous jouissons d’une grande indépendance, respectée par Berne, souligne Thomas Greminger. Nous suivons les trois principes d’indépendance, impartialité et inclusivité dans le sens du genre, géographique, mais aussi des écoles de pensée politique car nous réunissons des gens aux opinions différentes»

Depuis l’éclatement de la guerre en Ukraine, le GCSP maintient son programme de formation des cadres impartial et inclusif dans l’esprit et dans la pratique. Il continue d’organiser des cours avec des participants russes et ukrainiens. Il offre un espace de dialogue informel et a travaillé sur des questions directement liées à la guerre et, plus indirectement, sur des sujets dont on ne parle plus sur le niveau gouvernemental comme les dialogues sur les armes nucléaires entre les États-Unis et la Russie. Il travaille aussi sur les garanties de sécurité (l’Ukraine doit-elle être dans l’OTAN, neutre ou entre les deux ?)  Et sur les mesures de vérification du cessez-le-feu de 2014 à 2021 pour voir ce qui n’a pas marché et pourrait être mieux fait à l’avenir – par exemple, une fois les violations du cessez-le-feu constatées, il n’y a pas eu de suivi, ni de responsabilité. S’il y a un cessez-le-feu cette fois-ci, cela pourrait être différent.


Cette interview a été publiée dans Global, le magazine d’Alliance Sud

Russie : les sanctions au banc d’essai

Manifestation contre la guerre en Ukraine à Genève © Isolda Agazzi

Considérées comme le seul moyen d’arrêter la guerre sans intervenir militairement, les sanctions contre la Russie soulèvent beaucoup de questions : quel est leur objectif? Et leur efficacité ? Alliance Sud plaide pour des sanctions ciblées, qui n’aient pas un impact démesuré et inutile sur la population

Suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février, les pays occidentaux ont adopté des sanctions sans précédent contre Moscou, qui ont reçu le soutien de 35 pays occidentaux – aucun pays en développement n’en a pris. La Suisse, qui s’est alignée sur les sanctions de l’Union européenne dans près de la moitié des cas au cours des vingt dernières années, a fini par les reprendre aussi car la pression internationale et interne devenait trop forte.

C’est la première fois que des sanctions ont même été prises contre la banque centrale d’un pays du G20, si bien qu’il est difficile pour l’heure de dire si elles vont fonctionner ou pas. Mais que veut dire « fonctionner » ? Quel est leur but ? Et l’impact sur la population, russe notamment ?

« Les sanctions ont un certain nombre d’objectifs qui se chevauchent et même les pays qui les adoptent ne savent pas toujours exactement lequel ils visent », relève Dmitry Grozoubinski, directeur exécutif de la Geneva Trade Platform. Dans le cas de la Russie, il y a quatre objectifs : le changement de régime ; le changement de politique ; l’asséchement financier de l’appareil militaire ; et l’expression du mécontentement de l’Occident. »

Changement de régime jamais atteint

L’ancien diplomate australien est catégorique : le premier objectif n’a jamais été atteint. Les sanctions n’ont jamais conduit à un changement de régime, sauf peut-être dans le cas de l’Afrique du Sud de l’apartheid. « Le peuple russe a l’habitude de se serrer la ceinture, surtout lorsqu’il se sent attaqué par des forces étrangères, souligne-t-il. Les sanctions financières pénalisent notamment les jeunes, les personnes instruites, la classe urbaine et beaucoup quittent le pays, alors même qu’ils seraient la meilleure chance de changer le régime. »

Quant au changement de comportement, il estime que c’est plus compliqué. Erica Moret, coordinatrice du Geneva International Sanction network, est du même avis: la Russie tient sans doute compte des sanctions, mais il est difficile de savoir si elles constituent un facteur déterminant pour décider de la poursuite de la guerre, l’ouverture de négociations diplomatiques, l’utilisation d’armes chimiques, le bombardement d’une école ou d’un hôpital.

En revanche, Dmitry Grozoubinski affirme qu’elles ont prouvé leur efficacité pour assécher les ressources militaires russes. Selon certains experts, les sanctions imposées à Moscou après l’annexion de la Crimée en 2014 expliquent son manque flagrant de technologie militaire de pointe : l’industrie de l’armement ne peut pas se procurer les composants sur les marchés occidentaux, notamment les semi-conducteurs, et il est peu probable que la Chine et l’Inde viennent combler ce vide.

Quant au côté symbolique des sanctions, l’expert relève que le signalement du désaccord des pays développés nécessite que les Européens acceptent d’en payer le prix – ce qui est en train de se passer, même s’ils ne sont pas prêts à couper complètement l’approvisionnement en gaz, pour l’instant du moins.

« L’économie russe est foutue »

En ce qui concerne l’impact sur la population russe, il serait assez sévère. Le Russe Maxim Mironov, professeur à la IE Business School en Espagne, a tweeté que “L’économie russe est foutue”. Selon lui, la population va être particulièrement impactée par l’effondrement et le ralentissement de l’industrie manufacturière car les composants et les machines occidentales ne peuvent plus être importées. Ceci est vrai dans tous les domaines, 90% des semences de pommes de terre russes étant importées.

« L’un des défis du commerce est qu’une transaction internationale ne se résume pas à l’achat et à la vente : il faut des assurances, des finances, des sociétés de transport et la plupart ont arrêté les opérations par crainte des risques et du boycott, poursuit Dmitry Grozoubinski. De nombreux fabricants de médicaments continuent de vendre à la Russie, mais comment vont-ils faire s’il n’y a plus de navires, vu qu’aucun n’est prêt à embarquer une cargaison non assurée ? Et si les banques sont exclues du système Swift, les négociants basés à Genève se retrouvent face à des difficultés insurmontables. »

Sanctions de moins en moins ciblées

« Les sanctions sont de moins en moins ciblées, renchérit Erica Moret. Vers l’an 2000, après les crises humanitaires à Cuba, en Haïti, en Iraq et ailleurs, l’ONU et les différents gouvernements, dont les Etats-Unis, ont essayé d’adopter des sanctions ciblées – comme le gel des biens de plusieurs personnes ou sociétés, les restrictions de voyage, l’interdiction de vente et d’achat d’armes. Mais depuis vingt ans, on assiste de plus en plus à l’imposition de sanctions de facto exhaustives, qui portent sur des secteurs entiers, notamment les finances et l’énergie. Si sur le papier, elles restent ciblées, en pratique elles commencent à ressembler à un embargo sur un pays. On le voit avec l’Iran, la Corée du Nord, la Syrie, le Venezuela. Et les études montrent que les sanctions qui visent la banque centrale ou le secteur énergétique ont des impacts importants au niveau humanitaire, avec une hausse de l’inflation et du chômage. »

Selon la chercheuse, cependant, il est très difficile de mesurer l’impact des sanctions en les isolant des autres facteurs : corrélation ne veut pas dire cause. Au Soudan, au Venezuela et en Birmanie, par exemple, la situation humanitaire catastrophique ne peut pas être imputée seulement aux sanctions, mais aussi à l’oppression par le gouvernement, la corruption, la mauvaise gouvernance et les violations des droits humains. « C’est important de le souligner car le sujet est très politisé. Les sanctions sont toujours utilisées par les gouvernements comme argument pour dire qu’elles sont la cause de tous les problèmes, alors que d’autres facteurs entrent en jeu aussi. »

Problème d’overcompliance

Erica Moret souligne qu’en plus de l’élargissement des sanctions, l’entrée en vigueur d’autres règles anti-corruption et anti-blanchiment d’argent, que le secteur privé et les banques sont obligés de suivre, ajoute encore à la complexité. Elle relève « un problème de surconformité » (over compliance) par peur d’attraper des amendes qui peuvent atteindre des milliards, si bien que certaines banques préfèrent se retirer entièrement de pays comme la Syrie ou l’Iran. « L’overcompliance et le dirisking [le fait de minimiser les risques] sont souvent plus importants que les sanctions, car même les plus strictes prévoient des dérogations qui, en théorie, laissent passer le commerce de médicaments, de nourriture, etc., Mais la surconformité se retrouve dans toute la chaîne d’approvisionnement, dans l’assurance, le transport, la technologie… »

Pour Erica Moret, s’il est encore trop tôt pour mesurer l’impact de ce phénomène sur la Russie, il est certain que le boycott des multinationales est lié aussi bien aux sanctions qu’à une question de réputation et de responsabilité sociale. D’un point de vue symbolique, il joue un rôle important car il montre à la population russe que la plupart des entreprises occidentales sont contre la guerre et cela aide à renforcer le message de la « communauté internationale. » Mais l’un des risques des sanctions larges est que la population soutienne encore plus le gouvernement, surtout dans les pays où les médias sont contrôlés. Si la fuite de produits de luxe n’a pas d’impact humanitaire, celle des entreprises de médicaments, de nourriture et de technologie essentielle peut en avoir un.


L’ONU dénonce l’impact des sanctions sur les droits humains

Le 25 mars 2022, huit experts de l’ONU – dont les rapporteurs spéciaux sur le droit à l’alimentation, à la santé et à l’eau potable – ont appelé les Etats à tenir compte de l’impact humanitaire lorsqu’ils imposent des sanctions.

Ils écrivent : « Les sanctions unilatérales qui visent les systèmes fiscaux, y compris les transferts de fonds ainsi que d’autres transactions financières internationales, et qui sont liées aux besoins fondamentaux d’une population, vont à l’encontre du principe fondamental des droits de l’homme qui consiste à “élever le niveau de vie”. Elles sont inacceptables.

[..] Les banques et les entreprises ne doivent pas empêcher ni être empêchées de commercer et de livrer de la nourriture, de l’eau, des équipements médicaux, des médicaments et des vaccins vitaux, des pièces de rechange, des équipements ou des réactifs nécessaires à la maintenance des infrastructures critiques, dans un esprit de diligence raisonnable et de responsabilité des entreprises pour protéger les droits de l’homme.”

Selon Erica Moret, les sanctions ne sont qu’un outil parmi d’autres, à côté de la diplomatie et des bons offices. Elles affectent plus un pays fortement intégré dans l’économie globale, comme la Russie, qu’un pays déjà isolé. Alliance Sud exhorte la Suisse et la communauté internationale à veiller à ce que les sanctions n’aient pas un impact démesuré et inutile sur la population.


Six paquets de sanctions

La Suisse a repris toutes les sanctions de l’Union européenne. L’ordonnance du 4 mars 2022 prévoit notamment le gel des avoir des oligarques et de leurs industries ; l’interdiction des transactions avec la Banque centrale de Russie ; l’exclusion de sept banques russes du système Swift : l’interdiction d’exportation de biens à double usage ou pouvant servir au renforcement militaire et technologique de la Russie; l’interdiction d’importation du charbon, des biens de luxe, du ciment et des engrais ; l’interdiction d’accepter des dépôts de plus de 100’000.- de ressortissants russes ; les interdiction de voyages ; l’interdiction de tout investissement, aide financière ou financement public en Russie. Le 10 juin, le Conseil fédéral a décidé de reprendre aussi le 6ème paquet de sanctions de l’Union européenne, qui prévoit notamment l’embargo sur le pétrole russe d’ici le début 2023 et renouvelle l’interdiction de la fourniture de services d’audit et de conseils aux entreprises.


Cet article a été publié dans Global, le magazine d’Alliance Sud

La guerre en Ukraine risque de provoquer famines et émeutes en Afrique

Marché à Arusha, Tanzanie, qui importe 60% de son blé d’Ukraine et de Russie © Isolda Agazzi

La hausse vertigineuse des prix des matières première agricoles et énergétiques pourrait plonger 44 millions de personnes dans la famine. Pour Alliance Sud, il faut délaisser l’agriculture industrielle pour aller vers l’agroécologie et réduire la dépendance aux importations en favorisant la production locale et la souveraineté alimentaire

Selon la FAO, 8 à 13 millions de personnes supplémentaires pourraient souffrir de sous-nutrition en raison de la guerre en Ukraine, surtout en Asie, en Afrique et au Proche-Orient. Or, la faim dans le monde touche déjà une personne sur dix et 1/3 de la population mondiale est en situation d’insécurité alimentaire à cause de la pandémie de covid 19 et de la hausse des prix de l’énergie. Le nombre de personne souffrant de la famine pourrait ainsi atteindre les 44 millions dans 38 pays.

L’Ukraine et la Russie sont parmi les principaux exportateurs de blé, maïs, colza, orge et tournesol et représentent, à elles deux, plus de 1/3 des exportations mondiales de céréales. La Russie est même le principal exportateur de blé ; l’Ukraine le cinquième. Les deux pays vendent 52% de l’huile de tournesol.

Or, le blé est l’aliment de base de 35% de la population mondiale et son prix explose : il a atteint 380 euros la tonne, un record. La hausse est due au blocage des exportations depuis les ports ukrainiens de la mer Noire. Quant à la prochaine récolte en Ukraine, prévue pour juin, il n’est pas sûr qu’elle puisse avoir lieu. La Russie, de son côté, a menacé de suspendre toute exportation jusqu’au 30 juin (ou jusqu’à la fin de l’année, ce n’est pas très clair). Ses ports sur la mer Noire sont ouverts, mais les sanctions ont rendu les transactions difficiles et déprécié fortement le rouble, ce qui pourrait faire augmenter les prix.

Une autre raison à la hausse des prix est d’ordre psychologique : les marchés, qui craignent les restrictions aux exportations, risquent d’adopter des comportements spéculatifs.

L’Egypte, la Turquie, le Bangladesh et l’Iran importent 60% de leur blé des deux belligérants

Une autre raison majeure explique cette hausse : la Russie est le principal exportateur de gas et le 2ème de pétrole au monde, dont les prix ont fortement augmenté aussi en raison de la guerre. Le gaz sert à fabriquer les engrais azotés de synthèse, dont la Russie est le principal exportateur au monde et qui n’alimentent pas moins de 25 pays. Finalement, l’explosion du prix du gaz et du pétrole a aussi une conséquence sur le fonctionnement des machines agricoles, le transport et la transformation des produits.

L’Erythrée, le Kazakhstan, la Mongolie, l’Arménie, la Géorgie et la Somalie dépendent à 100% de l’Ukraine et de la Russie pour l’importation de blé.  Le Liban, déjà au bord du gouffre économique, importe 80% de son blé d’Ukraine – le 10 mars, le gouvernement a augmenté le prix du pain. Quant à l’Egypte, la Turquie, le Bangladesh et l’Iran, qui sont les principaux importateurs de blé au monde, ils s’approvisionnent jusqu’à 60% en Russie et en Ukraine. Et la liste continue : 26 pays dépendent à plus de 50% de ces deux pays pour leurs importations de blé. D’autres en dépendent fortement, comme la Tunisie, le Yémen, la Libye, le Pakistan et la Syrie. Au Soudan, le prix du pain a augmenté dimanche de sept centimes et lundi des manifestations ont éclaté, réprimées à balles réelles par la police.

 Argentine, Brésil, et autres exportateurs pénalisés par la hausse du prix du carburant

Certes, des sources d’approvisionnement alternatives existent, comme le Canada, les Etats-Unis, l’Argentine et l’Australie, mais ces pays pourraient restreindre les exportations pour nourrir leur population. Cependant, même de grands producteurs agricoles comme le Brésil et l’Argentine ne profiteraient pas de la hausse des prix car les coûts d’importation, notamment des engrais russes dont ils sont très dépendants, sont devenus beaucoup plus élevés.

Dès lors, si guerre continue, la FAO s’attend à ce que son indice des prix alimentaires, qui agrège plusieurs denrées alimentaires (céréales, sucre, viande, produits laitiers, etc.) grimpe de 8% à 20% au-dessus de son niveau actuel, qui est déjà très élevé.

Les conséquences sont prévisibles : insécurité alimentaire et troubles sociaux, notamment en Afrique et au Moyen-Orient. La situation est particulièrement grave en Afrique de l’Ouest, où 26 millions de personnes sont déjà en situation d’urgence alimentaire. Un chiffre que les experts projettent à 38 millions d’ici l’été. La production agricole de la région a fortement baissé en raison des conflits, du changement climatique et du covid.

Passer à l’agroécologie et à la production locale

Pour rappel, la hausse spéculative des prix des céréales après de mauvaises récoltes en Ukraine et en Russie en 2011 a été l’un des éléments déclencheurs des révolutions arabes. Or, il est difficile pour la plupart des pays en développement de subventionner les denrées alimentaires, ou de les subventionner davantage. Les caisses des Etats sont vides et ils doivent reprendre le service de la dette, suspendu en 2020 à cause du covid. Le Mali, pour ne citer qu’un cas, est déjà en défaut de paiement.

Pour Alliance Sud, la solution, à long terme, est de réduire la dépendance agricole aux énergies fossiles en délaissant l’agriculture industrielle pour se tourner vers l’agroécologie, une forme d’agriculture plus respectueuse des ressources naturelles et qui réduit les intrants chimiques. Il faut aussi revoir les chaînes d’approvisionnement global et réduire la dépendance aux importations en favorisant la production locale et régionale et la souveraineté alimentaire.

A court terme, il faudrait réduire les agrocarburants et le gaspillage alimentaire ; s’opposer à la privatisation des semences ; et augmenter l’aide humanitaire, à commencer par les fonds alloués au Programme alimentaire mondial (PAM).