Sortir du chaos pour rester dans le Caucase

Photo: vie de village en Géorgie © Isolda Agazzi

Pour essayer d’éviter le chaos dans une région profondément instable, la nouvelle stratégie de la Coopération suisse pour le Caucase du Sud – Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan – mise sur le développement des régions dépeuplées et l’intégration des minorités ethniques et des migrants

Il est 6h, dans la nuit encore noire Aleksander sort d’un pas pressé, clope au bec, pour aller traire ses vaches. « Normalement c’est un travail de femmes, mais aujourd’hui c’est moi qui m’y colle », nous confie ce diplômé en mathématiques de l’Université de Tbilissi, rentré dans son village natal du sud de la Géorgie pour s’occuper de sa vieille mère. Avec sa femme, affairée à préparer le petit-déjeuner, il a ouvert quelques chambres d’hôte pour compléter son modeste revenu d’agriculteur. La traite se fait-elle à la machine ? « Non, à la main », nous répond-il dans un anglais rudimentaire qu’il apprend de sa fille, scolarisée à l’école primaire du village. Dans son jardin, il cultive une profusion de fruits et légumes et des fleurs, omniprésentes en Géorgie, ce qui confère au village, situé à 1’300 m d’altitude, un aspect riant et joyeux, en été. Mais l’hiver est rude : pour tout chauffage, la maison dispose d’un poêle en bois car le gaz, reconnaissable dans tout le pays aux tuyaux d’adduction bien visibles, n’est pas arrivé dans ce coin reculé, proche de la frontière avec la Turquie et l’Arménie.

Agriculture très peu productive

« La Suisse est très présente en Géorgie, où elle soutient l’agriculture et l’élevage, nous explique Danielle Meuwly, responsable de la Coopération suisse pour le Caucase du Sud, en nous recevant dans son bureau de Tbilissi. Le contraste entre les villes et les campagnes est énorme : 40% de la population travaille dans l’agriculture, mais celle-ci est très peu productive et ne contribue qu’à 8% du PIB. »

Le pays est assez inégalitaire : en 2021, le coefficient de Gini est de 36,4, ce qui en fait le 89ème pays le plus inégalitaire au monde selon le World Population Review, un classement américain.

Pour améliorer le savoir-faire des paysans, la Suisse a lancé un projet de formation professionnelle en agriculture, en collaboration avec l’Institut Plantahof. Pour augmenter leurs revenus, un programme de soutien aux PME en milieu rural, en collaboration avec l’ONG Swisscontact. Elle travaille aussi sur la préservation des forêts dans l’esprit du nouveau code forestier, qui règlemente strictement le déboisement. Mais encore faut-il le faire accepter par la population et surtout offrir aux habitants, comme Aleksander, une alternative au bois pour se chauffer et cuisiner…

La Suisse représente les intérêts de la Russie en Géorgie et vice versa

Ces activités font partie de la nouvelle stratégie 2022 – 2025 de la Coopération suisse pour le Caucase du Sud, publiée début décembre. « C’est une stratégie régionale qui couvre aussi l’Arménie et l’Azerbaïdjan et qui réunit la DDC, le Seco et la Division sécurité humaine, continue Danielle Meuwly. Notre bureau se trouve en Géorgie pour des raisons pratiques et parce que c’est le pays qui reçoit le plus gros budget. L’engagement de la Confédération dans cette région est important et elle y assure notamment un mandat de protection.»

Après la guerre d’août 2008 et la reconnaissance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud par la Russie, la Géorgie a rompu ses relations diplomatiques avec Moscou. Depuis 2009, la Suisse représente les intérêts de la Russie en Géorgie et ceux de la Géorgie en Russie.

Quant à l’Abkhazie, une région extrêmement pauvre et sous perfusion de l’aide humanitaire internationale, la Coopération suisse y mène des projets pour rénover les blocs sanitaires dans les écoles et améliorer les capacités des femmes à produire du fromage dans le respect des règles d’hygiène.

Intégrer les minorités ethniques et religieuses

« Au-delà de l’aspect diplomatique, nous essayons de construire un pont et une coopération entre les personnes et la société civile des deux côtés, nous explique Medea Turashvili, responsable des questions de sécurité humaine. Et nous veillons à garantir la protection des droits des minorités religieuses et des groupes ethniques ». Dans un pays qui a subi les invasions incessantes des Mongols, des Turcs, des Arabes, des Perses et des Russes, ceci ne va pas de soi. La religion, incarnée par la puissante Eglise orthodoxe de Géorgie, a toujours servi de refuge à la population et aujourd’hui elle fait encore partie intégrante de l’identité nationale.

Même si les Chrétiens orthodoxes sont largement majoritaires, le pays compte aussi des Musulmans géorgiens, des Azéris, des Tchétchènes, des Arméniens et d’autres minorités peu intégrées. « Souvent les personnes issues des minorités ethniques et confessionnelles ne parlent même pas la langue géorgienne car le système d’enseignement ne leur permet pas de l’apprendre correctement, souligne Danielle Meuwly. Ils ont des liens beaucoup plus forts avec leur communauté d’origine qu’avec leur entourage direct. Notre objectif est de réduire ce degré d’aliénation pour que les différentes communautés vivent en paix. Dans la région du sud, où la communauté azérie est importante, on a ouvert des centres de services à la population qui donnent des informations en azerbaidjanais. Avant les élections de 2018 et 2020, nous avons travaillé avec les partis politiques pour faciliter l’élaboration d’un code de conduite. »

Aide à la réintégration des migrants

Dans la plaine de Kakhétie, à l’est du pays, les vergers et vignobles abondent. La région est célèbre pour le vin, que la Géorgie a été le premier pays à produire au monde et que chaque famille fait encore dans sa cave. Dans les villages, les maisons abandonnées sont légion et les balcons en bois finement ouvragés tombent en ruine. La plupart des habitants, à commencer par les jeunes, sont partis à l’étranger. Dans un pays où le salaire moyen est de 300 – 400 euros par mois, ils vont chercher fortune en Europe occidentale, souvent dans le bâtiment, pour les hommes, et dans l’aide à domicile, pour les femmes. La Géorgie compte 1,7 million de travailleurs migrants sur une population de près de quatre millions au pays.

Les transferts de fonds des migrants sont une source de revenu précieuse pour les familles. La Géorgie est le cinquième pays de provenance des requérants d’asile en Suisse depuis qu’en 2018 ses ressortissants ont été exemptés de visa pour les pays de l’espace Schengen. Mais ils n’ont aucune chance d’obtenir le statut de réfugié et ils sont systématiquement refoulés. La Coopération suisse mène en Kakhétie et dans d’autres provinces des projets de réinsertion des anciens migrants et de revitalisation des communautés.

Alliance Sud salue le fait que la Suisse aide à la réintégration socio—économique des migrants de retour au pays. Mais elle l’appelle à ne pas conditionner son aide à l’acceptation des requérants d’asile déboutés, comme elle s’est engagée à le faire. Vu le manque de main d’œuvre dans beaucoup de secteurs en Suisse – comme les aides à domicile, le bâtiment, les mécaniciens de train, la restauration, l’hôtellerie et le personnel médical – elle appelle le Conseil fédéral à mettre en place une politique de migration régulière pour permettre aux migrants de trouver un emploi en Suisse sans tomber dans le travail au noir.


Société civile indépendante, mais surveillée de près

La société civile est un acteur important en Géorgie. Principalement financée par les bailleurs occidentaux, dont la Suisse, ses relations avec le gouvernement connaissent des hauts et des bas.

« Dans l’ensemble, nous pouvons mener nos activités sans entraves, mais depuis quelques années le parti au pouvoir a tendance à discréditer les organisations de la société civile critiques, en les accusant sans fondement de manquer de compétences ou de travailler en accord avec les partis d’opposition. Cette attitude hostile complique la défense de nos recommandations auprès des différentes branches du gouvernement », nous confie Vakhtang Menabde, directeur du Programme de soutien aux institutions démocratiques auprès de l’Association géorgienne des jeunes avocats (Gyla).

Depuis 2012, la Géorgie est gouvernée par le parti Rêve géorgien, qui a succédé au gouvernement du Mouvement national uni. Selon le militant, celui-ci avait limité fortement l’indépendance du système judiciaire et la liberté de la société civile. Après les élections de 2012, certains processus de libéralisation ont commencé. « Même si plusieurs vagues de réformes ont été lancées, la plupart d’entre elles n’ont amélioré que certaines failles du système, mais elles n’ont pas modifié les véritables caractéristiques institutionnelles. C’est pourquoi, malheureusement, l’indépendance du pouvoir judiciaire en Géorgie est aujourd’hui sévèrement limitée », continue-t-il.

En ce qui concerne le rôle de la société civile, l’ONG Gyla préconise depuis des années des réformes concernant les organes judiciaires, le gouvernement local et la loi électorale. Vakhtang Menabde estime que nombre de ses recommandations ont été réellement reflétées dans la loi, mais les propositions les plus cruciales, qui entraîneraient de réels changements de pouvoir, ont été négligées. « Pour résumer, les sociétés civiles en Géorgie opèrent essentiellement dans un environnement libre, mais très polarisé et tendu », conclut-il.

Par ailleurs, plusieurs scandales récents ont montré que les militants de la société civile, les journalistes et les associations politiques sont surveillés de près par les Services de sécurité de l’Etat. Dans une lettre ouverte publiée en août, une dizaine d’ONG ont dénoncé les pouvoirs excessifs des services de renseignement et leur atteinte à la vie privée.


Ce reportage a été publié dans Global, le magazine d’Alliance Sud

OMC : la revanche de l’Afrique

Photo de Ngozi Okonjo Iweala © Isolda Agazzi

La Nigériane Ngozi Okonjo Iweala devrait élue aujourd’hui à la tête de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Une première pour l’Afrique et pour une femme. C’est de bon augure pour relancer le continent, surtout en temps de pandémie, mais la nouvelle directrice générale doit s’engager en faveur d’un développement qui ne laisse personne sur le côté et pour un accès des pays pauvres aux vaccins

L’évènement a son importance, au moment où le multilatéralisme est miné de toute part et l’OMC bloquée. Mais que veut dire bloquée ? Depuis sa création en 1995, le monde a changé et les rapports de force aussi. Le temps est révolu où les pays industrialisés pouvaient dicter leur volonté aux pays en développement. Ceux-ci ne se laissent plus imposer des libéralisations qui servent surtout les intérêts des capitaux des pays du Nord. La preuve : depuis l’accord sur la facilitation du commerce en 2015, plus aucun accord multilatéral, c’est-à-dire qui engage tous les membres, n’a été conclu. A Buenos Aires, en 2017, certains se sont entendus pour lancer des négociations plurilatérales – en petits groupes – sur quelques sujets : commerce électronique, facilitation des investissements, promotion des petites et moyennes entreprises et réglementations intérieures dans les services. Le seul accord multilatéral en cours de négociation est celui sur les subventions à la pêche, dont la conclusion était prévue pour fin 2020 – échéance ratée – et que les membres espèrent mettre sous toit avant la conférence ministérielle prévue cette année au Kazakhstan, si elle a lieu.

La plupart des pays africains ne participent pas aux négociations sur le commerce électronique, à l’exception notable du Nigéria, qui a signé la déclaration dès son lancement à Buenos Aires. Ils craignent une « colonisation numérique » et estiment qu’ils doivent d’abord améliorer leur accès à internet.

La crise du coronavirus a ouvert de nouveaux défis

La crise du coronavirus a ouvert de nouveaux défis. Selon les estimations de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced), les 47 Etats les plus pauvres de la planète (qui se trouvent presque tous en Afrique) devraient enregistrer la pire performance économique de ces trente dernières années avec, en moyenne, une contraction de leur produit intérieur brut (PIB) de 0,4%. La Cnuced estime même que 32 millions de personnes supplémentaires ont été poussées dans l’extrême pauvreté dans ces mêmes pays, anéantissant des dizaines d’années d’effort de développement. Au niveau mondial, plus de 100 millions de personnes supplémentaires devraient tomber sous le seuil de pauvreté.

Dans ce contexte il est plus important que jamais que l’OMC s’engage résolument en faveur des pays pauvres et que ses membres acceptent de rééquilibrer des accords commerciaux qui n’ont pas beaucoup bénéficié à ces derniers. Le fait qu’une Africaine soit nommée directrice générale et qu’elle ait réitéré son engagement en faveur du développement est prometteur. L’accès facilité des pays pauvres aux vaccins, tests et autre matériel de protection contre le Covid est vital et il est inacceptable que les pays riches, dont la Suisse, s’opposent à la dérogation sur les droits de propriété intellectuelle en temps de pandémie demandée par l’Afrique du Sud et l’Inde, soutenues par une cinquantaine de pays.

L’OMC doit aussi accorder aux pays les moins avancés (PMA) une dérogation à toutes les obligations en matière de propriété intellectuelle au terme de l’accord sur les ADPIC (Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce) tant qu’ils restent PMA et 12 ans après leur graduation, comme ils viennent de le demander – une requête soutenue par la société civile internationale, dont Alliance Sud.

Ngozi Okonjo Iweala, libérale convaincue

Mais il ne faut pas se leurrer : Ngozi Okonjo Iweala a été ministre des finances du Nigeria à deux reprises et elle a travaillé pendant 25 ans à la Banque mondiale, jusqu’à devenir le numéro deux de l’institution. C’est donc une libérale convaincue, qui a piloté les privatisations dans son pays avec les conséquences sociales dramatiques qu’on sait. Mais elle s’est aussi illustrée dans la lutte contre la corruption et a obtenu une réduction de 65% de la dette nationale.

2021 pourrait être l’année de l’Afrique. Le 1er janvier est entré en vigueur l’African continental Free Trade Area, une des plus grandes zones de libre-échange au monde, qui regroupe 1,2 milliard de personnes et un PIB de 2’500 milliards USD. Un pas dans l’intégration régionale alors que les échanges entre pays africains restent très limités, mais qui peut devenir une arme à double tranchant pour les plus faibles – petits paysans, petits commerçants, peuples autochtones. Le libre-échange entraîne toujours des gagnants et des perdants, qu’il se fasse entre pays du Nord et du Sud ou entre pays du Sud eux-mêmes et il faut protéger les perdants.

Aujourd’hui, une femme africaine est élue à la tête de l’OMC. Espérons que ce soit de bon augure, au moment où l’Afrique fait preuve d’un dynamisme impressionnant et d’une volonté de fer de tourner la page de la crise du coronavirus et de poursuivre son développement.

« Etre le grenier du monde n’est pas une affaire »

Photo: Boucherie à Buenos Aires © Isolda Agazzi

Les négociations de l’accord de libre-échange avec l’UE suscitent une levée de bouclier dans les pays du Mercosur, où la société civile craint une perte d’emplois industriels et le renforcement d’une économie basée sur l’exportation de matières premières. L’accord avec l’AELE, dont la Suisse, pose les mêmes problèmes.  

Le moins que l’on puisse dire est que les négociations de l’accord de libre-échange entre l’AELE (Association européenne de libre-échange) et les pays du Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay) ne sont pas sur le radar de la société civile de ces pays. La plupart des associations et syndicats ne savent même pas que ces négociations, lancées l’année passée dans la plus grande opacité, ont lieu. Si la visite d’une délégation amenée par Johann Schneider – Amman en mai 2018 a donné un petit coup de projecteur, la Suisse, la Norvège, l’Islande et le Liechtenstein sont bien trop petits pour faire la une de la presse locale.

Par contre, les négociations avec l’UE, qui remontent au siècle dernier, suscitent une opposition farouche des syndicats de travailleurs, des ONG, des parlementaires, mais aussi des syndicats patronaux. Lancées en 1995, bloquées entre 2004 et 2010, elles ont pris un nouvel essor avec l’arrivée au pouvoir de gouvernements libéraux dans la région, il y a quelques années. Bien que les deux négociations soient secrètes, à l’exception de quelques fuites pour celles avec l’UE, nous savons par expérience qu’elles contiennent à peu près les mêmes dispositions. Les craintes de la société civile du Mercosur valent donc aussi pour l’accord avec l’AELE.

Buenos Aires, La Boca © Isolda Agazzi

Pas d’études d’impact sur les secteurs sensibles

La Coordinadora de Centrales Sindicales del Cono Sur (LA représentante du syndicalisme dans  le Mercosur) et la Confédération européenne des syndicats, dénoncent un accord asymétrique entre des pays aux niveaux de développement inégaux, et sans traitement spécial et différencié pour les moins développés. Elles regrettent l’absence d’études d’impact sur les secteurs sensibles, qui permettraient d’évaluer les mesures nécessaires à la protection de la production et à l’accompagnement des emplois délocalisés et transformés. Car la baisse des droits de douane, trop drastique et rapide, risque de mettre à mal les politiques industrielles et commerciales des pays du Mercosur, dont les industries ne sont pas assez compétitives pour faire face aux importations à moindre coût en provenance de l’UE et de la Suisse et ont encore besoin d’être protégées.

Une requête portée aussi, en Suisse, par Alliance Sud et Public Eye, exprimée par la Commission de gestion du Conseil national, mais à laquelle le Conseil fédéral oppose un refus catégorique, comme il l’a réitéré dans sa réponse à l’interpellation de Maya Graf, où il concède tout au plus une étude d’impact sur quelques secteurs environnementaux sensibles.

Petites et moyennes entreprises à risque

Les centrales syndicales argentines rejettent à leur tour l’accord avec l’UE, qui signerait l’arrêt de mort de l’industrie nationale. Elles affirment qu’il aurait un impact négatif sur la production nationale en général et sur certains secteurs stratégiques en particulier, tels que la technologie, le transport maritime et fluvial, les travaux publics, les marchés publics, les laboratoires médicaux, l’industrie automobile et les économies régionales. Elles dénoncent aussi l’insuffisance des mesures de promotion et protection des PME.

La Suisse lorgne l’immense marché du Mercosur, qui compte 275 millions de consommateurs et est encore relativement protégé. Les droits de douane sur les produits industriels y sont de 7% en moyenne, mais ils peuvent aller jusqu’à 35%. Elle espère augmenter surtout ses exportations de produits chimiques, pharmaceutiques et de machines.

Plus étonnant, dans une rare position commune, les centrales industrielles du Mercosur (syndicats patronaux) ont adopté une déclaration très dure qui demande la transparence des négociations, des conditions pour permettre aux secteurs affectés de s’adapter aux nouvelles réalités et un accord équilibré, qui reconnaisse la différence de développement entre les parties.  Elles demandent une « clause de développement industriel » et la sauvegarde de différents instruments de protection de l’emploi.

Dans une tribune intitulée « Etre le grenier du monde n’est pas une affaire », Julio René Sotelo, un élu argentin du Parlement du Mercosur, remet en question la logique même de cet accord, qui ferait du Mercosur un exportateur de denrées agricoles, au détriment d’une production industrielle indigène – dans la seule Argentine, l’accord avec l’UE mettrait à risque 186’000 emplois industriels. Il dénonce aussi la perte de souveraineté et le risque que cet accord fait peser sur l’intégration régionale.

Dans un pays à l’inflation galopante – il fallait 19 pesos argentins pour 1 USD fin 2017, il en faut presque 40 aujourd’hui -, où les produits importés deviennent tous les jours un peu plus chers, il est urgent de développer une industrie nationale pour ne pas dépendre des importations.

Agro-industrie au détriment des petits paysans

Dans une tribune publiée en février 2018, des ONG régionales renchérissent : l’accord avec l’UE (et l’AELE) profiterait surtout aux élites agro-exportatrices du Mercosur, qui cherchent à renforcer les exportations basées sur le bétail industriel et le soja. « Si l’accord est signé, il approfondira les problèmes que l’agro-industrie est déjà en train de produire dans la région : déforestation, expulsion des paysans, pollution du fait des agro toxines, destruction des économies régionales, perte de souveraineté alimentaire et vulnérabilité alimentaire croissante. Les paysans et les petits agriculteurs familiaux produisent la majeure partie de la nourriture dans la région. Le modèle imposé par l’accord favorise le contrôle territorial par l’industrie agroalimentaire et approfondira la violence, la criminalisation et la persécution que subissent, aujourd’hui, les communautés paysannes dans toute la région », dénoncent-elles.

Les syndicats du Mercosur craignent aussi que l’adoption de règles d’origine flexibles entraîne la délocalisation de la production dans des pays tiers où les droits du travail ne sont pas respectés. Ils dénoncent la déréglementation de services stratégiques, dont les services publics et le renforcement des droits de propriété intellectuelle, qui rendront plus longue, difficile et onéreuse la commercialisation de médicaments génériques.

Buenos Aires, La Boca © Isolda Agazzi

Mise sur le marché des génériques retardée

Ce n’est pas une crainte infondée, comme en a fait l’amère expérience un pays voisin, la Colombie. Il y a quelques années, le Seco a contesté l’intention de Bogota de commercialiser un générique du Glivec, un anti-cancéreux produit par Novartis, en raison des accords de libre-échange et d’investissement. Or la Suisse dispose déjà d’accords de protection des investissements avec l’Argentine, le Paraguay et l’Uruguay – pas avec le Brésil, qui n’a signé ce genre d’accord avec aucun pays. La prolongation des droits de propriété intellectuelle au-delà du délai de 20 ans prévu par l’OMC faciliterait le dépôt de plaintes d’entreprises suisses contre ces pays.

Les accords de libre-échange prévoient aussi d’habitude l’adhésion à la Convention UPOV 91, qui rend beaucoup plus difficile l’échange et l’utilisation des semences par les paysans, entraînant une privatisation accrue des semences dans des pays où par ailleurs les OGM sont déjà largement implantés.

Finalement, les entreprises européennes et suisses vont avoir accès aux appels d’offre des entreprises publiques du Mercosur. Celles-ci, à leur tour, devront être gérées comme des entreprises commerciales et s’ouvrir à la concurrence étrangère, perdant leur fonction de réglementation étatique.

Comme le résume l’économiste argentin Claudio dalla Croce, les associations de producteurs, ONG, syndicats, associations patronales, académiciens, mouvements sociaux, politiciens et parlementaires ont empêché, pour l’instant, la signature d’un accord (avec l’UE) très défavorable au Mercosur. On verra qui, de l’AELE ou l’UE, réussira à conclure les négociations. Peut-être ni l’une ni l’autre.


Cet article a d’abord été publié dans Global, le magazine d’Alliance Sud

L’OMC avant l’orage

Photo: le siège de l’OMC à Genève © Isolda Agazzi

Les menaces de Donal Trump de quitter l’OMC ne sont probablement qu’un chantage pour obtenir les réformes qu’il veut. Mais elles risquent de mettre l’organisation sous pression et de se faire au détriment des pays les plus pauvres. Qui n’en veulent pas.

Si le retrait des Etats-Unis de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) est juridiquement possible, il plongerait les 163 membres restants dans un embarras énorme. Car sans le pays qui représente 20% du commerce international, l’organisation sise à Genève n’aurait plus de « mondial » que le nom. Sans parler du risque ouvert de guerre commerciale si la première puissance mondiale n’était plus tenue par les règles multilatérales… Du coup, si personne ne semble prendre les menaces proférées le 30 août par Donald Trump très au sérieux, elles pourraient vraiment « faire bouger les choses » comme il le veut. Mais dans quel sens? Sûrement pas celui souhaité par les pays les plus pauvres.

Il est clair que l’ascension fulgurante de la Chine est en train de créer des problèmes majeurs à certains pays, à commencer par les Etats-Unis. Qui critiquent notamment les subventions aux entreprises étatiques, les subventions publiques au secteur industriel (plus de la moitié des membres de l’OMC ne les notifient pas), la protection insuffisante de la propriété intellectuelle, etc. Un autre serpent de mer est le statut de pays en développement. A l’exception des Pays les moins avancés (PMA), qui représentent une catégorie très claire définie par l’ONU, à l’OMC les membres s’auto-classifient comme pays développé ou pays en développement. Cette dernière catégorie est donc très floue et elle comprend des pays aussi disparates que la Chine, la Corée du Sud et la Côte d’Ivoire. Inutile de dire que les Etats-Unis, l’UE et les autres pays industrialisés considèrent que la Chine n’a plus rien à y faire, allant même jusqu’à remettre en discussion l’existence de cette catégorie tout court. Ce à quoi ces pays rétorquent qu’en termes de PIB par habitant, ils sont encore « en développement » et ont donc tous les droits de continuer à bénéficier d’un traitement de faveur (réduction moins élevées des droits de douane, temps d’adaptation plus longs, etc.).

Quant aux invectives du président américain contre l’Organe de règlement des différends, difficile de les comprendre puisque jusqu’ici les Etats-Unis ont gagné 90% des plaintes.

Trois groupes de réflexion, aucun pays africain

Plusieurs groupes de réflexion ont été constitués pour réfléchir à des réformes et à une sortie de crise. L’un par les Etats-Unis et la Chine ; un deuxième par l’Union européenne, les Etats-Unis et le Japon ; et un troisième par le Canada, la Suisse et d’autres pays attachés au bon fonctionnement du système et qui essaient de trouver une sortie de crise « par le haut ».

Toute la question est de savoir ce que signifie sortie par le haut…. Car tous ces efforts pour endiguer l’expansion chinoise risquent de se faire au détriment des pays les plus pauvres. Qui ne sont même pas consultés. « Honnêtement je ne savais même pas que ces processus étaient en cours ! s’exclame un diplomate africain sous couvert d’anonymat. « Certaines de ces réformes pourraient éventuellement se justifier par rapport aux réalités économiques de certains pays émergents, mais nous [le Groupe africain et les PMA] n’allons pas accepter d’en faire les frais collatéraux. L’OMC et ses règles sont déjà venues nous imposer des contraintes qui nous empêchent d’adopter les flexibilités jadis utilisées par les autres pays pour se développer. Donc d’autres réformes encore, ce n’est pas possible ! »

Le diplomate regrette que des sujets pro-développement substantiels stagnent depuis des décennies, « donc il est hors de question de définir un autre agenda – et de surcroît qui n’augure rien de bon pour les économies vulnérables – sans donner de suite à des questions d’importance capitale pour les pays pauvres ». Dans le viseur notamment : la réduction substantielle, voire l’élimination totale des subventions agricoles (comme réclamé par Alliance Sud dans un papier de position sur la ministérielle de Buenos Aires de décembre 2017), les flexibilités dans les règles pour l’industrialisation, la possibilité pour un pays pauvre de subventionner divers secteurs, y compris le secteur industriel, la fin des subventions aux pêcheries par les économies avancées, etc.

Photo © Isolda Agazzi

Politiques industrielles nécessaires, mais mises à mal par l’OMC

Quant à la différentiation entre pays en développement, le diplomate marche sur des œufs : « C’est une question très délicate. Quand on a adopté l’accord sur la facilitation des échanges, il n’y a eu aucun problème d’y injecter une certaine dose de différentiation. Donc tout dépend de la manière de faire. Si on le fait de façon politique, c’est difficile, mais avec un peu de pragmatisme, c’est possible. » Pour rappel, l’accord sur la facilitation des échanges, adopté en 2015 à la ministérielle de Nairobi, prévoit que chaque pays indique de lui-même le niveau d’engagement qu’il est prêt à assumer et que les autres aident les plus faibles à y parvenir.

« Les propositions en cours seront étudiées avec minutie et leur considération dépendra de leur impact sur le développement des pays pauvres et sur les économies africaines en particulier, continue le diplomate. Pour être plus clair, les propositions ayant des effets négatifs ne vont pas passer, on ne va rien lâcher ! C’est peut-être pour cela qu’ils ne nous invitent pas aux réunions informelles…  Quant à la protection de la propriété intellectuelle, l’accord TRIPS, qui déjà n’aurait jamais dû voir le jour, établit des normes suffisantes (minimales) de protection des droits de propriété intellectuelle. Aller au-delà de cet accord, au risque d’éliminer certaines flexibilités qui y sont incorporées, reviendrait à dépasser les limites de ce qui est acceptable. »

Bref, comme l’écrit Dani Rodrik de l’Université de Harvard, « respectons le préambule de l’OMC, qui pose comme principe que les rapports commerciaux et économiques entre Etats devraient être orientés, entre autres, vers le relèvement des niveaux de vie et la réalisation du plein emploi pour tous les pays, conclut le diplomate. De ce point de vue, et eu égard aux réalités empiriques sur le développement, il a été établi que depuis la révolution industrielle jusqu’à l’industrialisation récente de l’Asie, aucun pays ne s’est développé sans mettre en place des politiques industrielles dont la plupart sont mises à mal par certaines règles de l’OMC. Y ajouter des contraintes supplémentaires reviendrait à ne voir le développement qu’à travers le prisme de l’accès au marché, au lieu d’accorder une marge considérable aux pays pauvres dans leur innovation institutionnelle vers un développement durable ».

Au bout du lac Léman, la tempête ne fait que commencer.